LES BAGNES D’AFRIQUE
LES BAGNES D’AFRIQUE HISTOIRE de la TRANSPORTATION DE DÉCEMBRE. par Charles Ribeyrolles, ex-rédacteur en chef de La Réforme JERSEY, IMPRIMERIE UNIVERSELLE, 10, DORSET STREET. Londres, Jeffs, Libraire, Burlington Arcade 1853
CHAPITRE III LES PONTONS Inondée de sang la veille, et jonchée de cadavres, la France, le lendemain, devient un cachot. Dans les départements, à défaut des prisons qui sont pleines, on s’empare des salles d’asile, des hopitaux, des maisons communes, et les colonnes de. la proscription décembriste s’engouffrent dans ces repaires, tandis qu’à Paris, tout regorge, depuis les caves du Châtelet jusqu’aux casemates des forts. Sans compter les morts, il y a cent mille familles, dans le rayon de France, que la dictature a frappées ; en certaines provinces les bras manquent pour la dernière récolte, et, comme après nos grandes guerres, la terre attend des laboureurs ! Un homme a fait tous ces désastres dans un intérêt d’orgueil, dans une vue d’ambition sacrilége ; et c’est cet homme, violateur du serment, assassin de la loi, qui, les pieds dans le sang, vient maintenant ouvrir ses justices ! Dans la foule innombrable de ses victimes, il en choisit d’abord quelques-unes qu’il met à part et qu’il marque pour l’échafaud. Ce sera la besogne de ses conseils de guerre. Et qu’ont-ils fait ces hommes, paysans pour la plupart, auxquels s’étend le fatal privilége ? Ils ont couru, les armes à la main, à la défense de la loi sociale et, dans la lutte, en repoussant la force impie, ils ont tué quelques gendarmes. Si tous les citoyens avaient comme eux accompli le devoir, la loi ne serait point tombée entraînant avec elle l’honneur et tous les saints respects ; le crime aujourd’hui ne serait pas Dieu ! Voilà pourquoi la dictature les a choisis ; — des soldats du devoir ! pour le parjure et la trahison se peut-il trouver de plus grands coupables ? Donc, les conseils de guerre s’ouvrent : — Qui est-ce qui préside ? Celui qui a conduit les bandes du coup d’Etat, soldats ou gendarmes. Et qui est-ce qui juge ces paysans ? Les officiers qui les tuaient hier : — Quant aux témoins, c’est la police qui les fournit. Un défenseur à voix triste et grèle intervient, pour la forme; il balbutie, comme excuse et bien bas, quelques paroles sur la loi violée. — Avocat, n’insultez pas le Prince, pour défendre vos brigands ! s’écrie l’Ambert ou le Martinprey qui dirige les débats, et l’avocat se tait. Chassé du principe qui devait couvrir ses clients, il veut, du moins, les protéger contre la police, par la discussion des faits. Il ouvre le dossier préparé, dressé, trié par les instructeurs ennemis ; il en fait jaillir la calomnie, le mensonge, la contradiction ; il prouve que les insurgés de la loi n’ont point ouvert le feu les premiers, et que les gendarmes sont tombés dans la lutte, la carabine fumante. — Avocat, c’est trop ! les gendarmes sont des martyrs, et, vos hommes, d’infâmes assassins ! La cause est entendue. La cause est entendue !.. Oui, comme celle du Christ au tribunal de Caïphe, comme celle de Galilée au prétoire de l’Inquisition, comme celle de tous les martyrs qui ont eu, pour juges, des bourreaux. Qui est-ce qui avait formé ces dossiers d’instruction d’où la mort devait sortir ? L’autorité militaire aidée par la police et les magistratures locales, ensemble liguées, pour le service des communes haines. Quelles garanties de bonne justice pouvait-on trouver dans cette procédure louche, rapide, ténébreuse, marchant entre des interrogatoires effarés, et les délations secrètes de la vengeance ou de la peur ? Pas d’enquête au grand jour, pas de contradiction, aucun contrôle ; puis quand viennent les débats, pas de défense possible, ni sur le droit, ni sur le fait, et, devant soi, des ennemis pour juges, des ennemis de la veille qui siègent là, l’insulte à la bouche, la haine au coeur, le sang aux mains ! Heureux les assassins et les voleurs de grande route ! ils ont du moins les débats sérieux, le jury libre, la défense entière ; ils peuvent disputer leur tête et leur honneur au bourreau par tous les savants moyens de la polémique judiciaire. Ici rien : le témoin libre est baillonné, la défense nulle, l’accusation violente, absolue, souveraine ; et l’arrêt tombe avec la calomnie, comme le couteau qui glisse dans le sang. C’est de la justice d’abattoir ! Ceux-là pourtant, qu’ont ainsi frappés les sentences militaires , ont été de beaucoup les privilégiés dans les grandes orgies de décembre : ils ont été les privilégiés de la procédure, de l’instruction, de l’enquête et de la lumière : ils ont vu des accusateurs, des témoins, des juges, et leur parole, dernière vengeance, a pu retentir sous la voûte des prétoires, et la France sait leurs noms ! Mais tout ce qu’on a jeté dans les geôles, dans les prisons, dans les forts ; tout ce qu’on a charrié sur les pontons, par caravanes enchaînées, ces trente ou quarante. mille captifs de décembre qui sont aujourd’hui dans les camps d’Afrique, au milieu des marais de Cayenne, sur la terre d’exil ou dans les cercles d’internement, où donc est la sentence judiciaire qui les a frappés ? Où sont les enquêtes, les débats, les preuves ? Devant quel tribunal régulier ou même de guerre ont-ils comparu pour être accusés et pour se défendre ? Les sauvages ont leur procédure : avant de manger leurs prisonniers, ils tiennent un conseil de famille. Ici, quel est le conseil de famille ? Où sont les témoignages, et quelle loi, quel texte écrit ont appliqué nos Cannibales ? A la suite d’un crime, le plus infâme que l’ambition humaine ait jamais commis, on arrache quarante mille citoyens à leurs foyers, on les entasse comme un vil bétail dans les prisons, on les traîne accouplés à travers les chemins, vers la mer ; pas un asile ne s’ouvre pour entendre la plainte des captifs qui passent, et pas un juge n’intervient pour demander où l’on conduit ces légions filles du sol, ces cohortes du malheur où sont représentées toutes les forces et toutes les gloires de la patrie ! Le magistrat est muet, impassible comme le prêtre ; comme l’église, le temple de la loi reste fermé ; les soldats tiennent la route et les gendarmes sont rois ! Symptôme encore plus triste, et qui fait pressentir de grandes morts prochaines, la magistrature et le clergé non seulement se sont écartés du droit et du malheur, mais exploitant le triomphe inespéré de la force, leur vengeance avait elle-même dressé les listes des martyrs : juges, prêtres, hobereaux de finance ou d’administration, chacun avait marqué ses vaincus, désigné ses têtes, et la dictature avait eu leur active complicité jusque dans ses assassinats juridiques ! C’est là le côté le plus hideux de ces crises tragiques, où le droit succombe et disparaît, laissant la terre et les âmes sous la force : alors sortent les haines, les jalousies, les ambitions, les cupidités, les fanatismes, les concurrences, et tout cela se glisse le long des portes, au sein des familles, jusque dans les berceaux, comme les couleuvres ; et tout cela siffle, déchire, mord, suce le sang et l’honneur. Ce sont les heures sombres de la bestialité humaine, les heures de la bête féroce et du serpent ! Il n’y a pas de plus effrayant spectacle que celui de ces décadences, et l’histoire ne connaît point de plus tristes chutes : qu’importe en effet que les rois tombent l’un sur l’autre, qu’un boulet emporte les héros, que la victoire, aveugle sous son casque d’acier, taille à sa guise les frontières, tout cela n’est qu’accident, tout cela n’est rien devant les terribles catastrophes de la conscience, et ce sont là les véritables, les grandes défaites de l’humanité ! Cette fois, pourtant, il n’y a pas lieu de désespérer ; car cette éruption de vices hideux, cette lèpre immonde des haines lâches, des viles concupiscences, ne fut qu’un mal partiel ; elle na pas atteint la France au coeur. Ainsi les prêtres ont, il est vrai, presque partout servi de limiers au Deux-Décembre, et les évêques dans leurs cathédrales ont chanté le Te Deum du crime ; mais sur les tables de la proscription ou parmi les morts, on trouve couchés par centaines, les instituteurs et les écrivains de la République, tombés fidèles au devoir ! Les procureurs, les greffiers, les juges, les magistrats de toute robe, de tout galon, ont prêté la main, valets complaisants, à toutes les violences commises, administratives ou militaires, et les hautes-cours ont sanctionné lâchement jusqu’aux assassinats des conseils de guerre ; mais la vieille bourgeoisie libérale et révolutionnaire, quoique trahie par ses parvenus, a fait son devoir ; elle a perdu l’élite de ses hommes dans cette rencontre avec la dictature du guet-àpens, et la phalange a sauvé le drapeau ! Les soldats, esclaves du commandement ou goujats de la curée, se sont rués sur la République et l’ont éventrée ; mais les paysans, cette fois, se sont levés, et la chaumière compte par milliers ses martyrs ! Or, quand une cause est ainsi défendue ; quand elle trouve des héros jusque dans le fond des multitudes, et que le sang pour elle a coulé dans les villes et sur les chemins, cette cause est invincible comme celle des catacombes chrétiennes ; car ce n’est plus un parti, c’est une religion ! Savez-vous quels sont les morts ? C’est l’église, ardente à la délation dans ses paroisses, et déifiant le crime sur ses autels deshonorés. C’est la magistrature, désertant la loi pour suivre la force, et se prêtant, servante complice, à ses attentats, à ses rages, à ses monstrueuses procédures. C’est l’armée, l’armée permanente, au meurtre dressée par ses codes, et qui campe au milieu de nos civilisations, avec l’esprit, la discipline et les moeurs des temps prétoriens. C’est l’usure, le capital-araignée, la juiverie-banquière, qui ne sent ni la patrie, ni la liberté, ni l’honneur, et qui dans la dernière tempête, accroupie sur ses caisses, montrait du doigt aux soldats ivres, les fantômes de ses rêves, les suspects de sa peur ,— les libres penseurs et les pauvres ! C’est enfin le gouvernement unitaire et centralisateur, vaste engrénage de forces hiérarchisées, dépendantes, aveugles, et qui sous la main d’un ambitieux, d’un traître à fleurons, peuvent faire, en un jour, d’une République un champ de Cosaques, de la civilisation un bagne, de la patrie un abattoir ! Voilà les morts, voilà les grands cadavres que la révolution traînera demain aux gémonies, et qui marqueront, comme les bornes milliaires, l’extrême limite entre les temps anciens et les temps nouveaux. Leurs dernières convulsions sont terribles ; ils torturent, ils emprisonnent, ils tuent ; ils suent le sang et la calomnie, ils font un crime de la pitié qu’ils envoient aux galères[1], ils transportent les femmes, ils fouillent le lit des vierges ; proxénètes hideux, ils cherchent, ils épient le secret des pères sur la lèvre des enfants ; toutes les bassesses en un mot leur sont familières, comme tous les outrages et toutes les violences. Mais cela ne révèle-t-il point les fureurs inquiètes de l’agonie ? — et nous n’avons encore découvert qu’un coin du tableau, nous ne savons que les premiers actes du drame qui va se déroulant ! Voyez et jugez : voici la chaîne, la grande chaîne des martyrs qui passe !
LES PONTONS Les récits qui suivent sont les procès-verbaux de la souffrance républicaine, écrits sans prétention, au jour le jour de la douleur, et qui valent mieux, à ce titre, que les plus rudes anathèmes de la tribune ou de la poésie : ce sont des martyrs qui parlent :
UNE CHAÎNE D’IVRY Le 7 mars 1852, à huit heures du soir, un gardien, par un des créneaux de notre casemate vient, de sa parole rogue, nous annoncer notre départ et nous ordonner de faire nos paquets. A neuf heures nous sortons, après avoir jeté dans l’air le cri libre de nos cœurs : Vive la République ! puis nous défilons dans le préau, calmes et silencieux. On fait l’appel ; des fourgons sont là pour transporter nos bagages, et bientôt nous voilà enclavés entre deux mille hommes de différents corps : cavalerie, infanterie, police, formant une triple haie au milieu de laquelle nous marchons deux de front ; nous sommes divisés par sections de dix. Après chaque section, se trouve une ligne de gendarmes mobiles, porteurs de cordes. Des escouades de sergents-de-ville enflent et ferment le cortége. Nous sommes quatre cent soixante-dix–huit. Avant de nous mettre en marche, ordre est donné à la troupe de charger ses armes ; ce qu’elle fait devant nous avec cette insolente brutalité de la force qui est la dernière lâcheté devant des captifs. A onze heures, nous quittons le fort d’Ivry ; il fait un clair de lune magnifique, la route est belle. Privés depuis longtemps de lumière et de grand air, nous respirons à large et pleine poitrine, nous sommes joyeux ! nous pensons à Paris que nous allons traverser et nous nous dirigeons vers le chemin de fer, rue Saint-Lazare, en longeant les Boulevards intérieurs, les Invalides, les quais, la place de la Concorde, la Madeleine. En route, une mère, qui franchit le premier rang des soldats, se jette au milieu de nous pour embrasser une dernière fois son fils, mais les sergents de ville sont là qui la repoussent. Nos amis qui nous attendaient pour nous faire leurs adieux, puis une femme .qui voit partir le père de ses enfants éprouvent le même sort : on les jette hors des rangs ! Toutes ces rencontres nous animent et nous relèvent le cœur : tout n’est donc pas mort dans la grande ville, puisqu’on vient sur notre chemin, à travers la peur et les bataillons ! Enfin nous arrivons au chemin de fer, il est deux heures de la nuit, nous faisons route pour le Havre. A Rouen, nous prenons une dizaine de détenus. Nous arrivons au Havre à dix heures ; on nous conduit sur le port, toujours sous bonne escorte, devant le bassin de Vauban, où nous attend le vapeur qui doit nous transporter. Nous restons sur le port quatre heures, tous réunis en groupe ; là, nous avons faim, soif, il ne nous est possible de rien avoir : on nous refuse de l’eau ! A deux heures, nous montons à bord de la frégate à vapeur, le Christophe-Colomb, en signal de départ : nous sommes placés dans la batterie et dans le faux-pont, c’est-à-dire dans un espace de onze mètres de large sur neuf mètres soixante-dix et deux mètres de hauteur. Nous n’avons pas un mètre par homme, et, sans deux bouches de ventilateur, nous serions asphyxiés. Le premier repas nous est servi à cinq heures : nous étions restés vingt-quatre heures sans manger ! On nous donne du mauvais café sans sucre, un peu de biscuit avarié. Voilà le premier confort pour les natures délabrées des casemates de Paris ! Nous nous groupons par plats de dix hommes ; le dixième est chef de plat, et nous en avons quarante-huit. Le besoin d’un peu d’ordre est impérieux, nous nommons deux commissaires. Le citoyen Miot est commissaire des vingt-quatre premiers plats ; le citoyen Besnard est commissaire des vingt-quatre derniers. Les premiers sont dans le faux-pont, les deuxièmes dans la batterie. Nous passons devant Cherbourg et nous arrivons devant le goulet de Brest, le 9, à cinq heures et demie ; enfin on nous laisse monter sur le pont, il pleut, le vent est fort, il fait froid. Au bout d’une heure, nous descendons pour nous installer pendant la nuit. Quelle nuit ! la plupart de nous sont malades, couchés les uns sur les autres et privés d’air. Allons ! martyrs, souffrons, ne nous plaignons pas, toutes les douleurs ne sont pas avec nous. On nous défend de fumer, de chanter, de parler haut ; on nous menace des fers. Quelques gendarmes sont eux-mêmes révoltés de la consigne qu’ils reçoivent à notre égard ; des ordres sévères sont donnés a l’équipage : il est défendu aux marins de nous parler. Cette nuit est bien triste ! Nous manquons d’air et d’eau ; il nous vient des vagues furieuses par les sabords, nous sommes inondés et transis, plusieurs de nos camarades se trouvent mal, nous ne pouvons leur apporter aucun secours, entassés que nous sommes ! C’est le 10 mars : l’aurore point et nous apercevons la rade de Brest, l’entrée du port et plusieurs bâtiments de l’État qui ont, comme nous l’avons appris, à leur bord, plusieurs de nos amis ; c’est la frégate à vapeur le Mogador, qui doit faire le voyage d’Algérie avec nous et le Duguesclin, vaisseau de ligne en rade depuis deux mois, pour le sinistre service des vengeances napoléoniennes. On nous sert à déjeuner de la soupe aux pois dans des seaux, soupe infecte qu’il faut manger à la main ! Heureusement que quelques–uns de nous avaient encore quelques gobettes en fer blanc, et tour à tour nous nous en servons. Cette soupe est détestable : elle est faite avec des pois durs comme la pierre, ils étaient en magasin depuis plusieurs années. A onze heures et demie, on nous fait monter sur le pont. On appelle cent trente-quatre de nos amis que l’on mène à bord du Mogador. On hèle encore quatorze noms : ceux-là sont destinés pour Cayenne ! Nous les voyons partir dans des chaloupes, les premiers à bord du Mogador, les autres à bord du Duguesclin. Ils nous font des signes d’adieu auxquels nous répondons malgré les menaces des sbires. Le soir, à trois heures, nous remontons sur le pont où nous restons par plats de dix hommes ; je suis au cinquième plat, notre dîner est composé d’une ration de boeuf salé. A force de réclamations, on nous apporte de l’eau que nous avalons avec avidité. Nous nous organisons un peu, mais mal. Les cent trente-quatre partis nous laissent de l’espace, surtout en nous formant par plat ; on nous donne des hamacs qui ne font qu’encombrer et couper les libres courants. Le soir, on nous lit le règlement du bord dont chaque article est suivi de la menace des fers ; on nous dit que nous sommes en rade, qu’on ne nous doit ni air, ni vin, c’est–à-dire que tant que nous y serons, nous ne monterons pas sur le pont ; on ne s’inquiète nullement de savoir si nous pouvons vivre dans de telles conditions. Quand on nous a fait descendre du pont, l’ordre est ainsi donné : « Faites descendre les insurgés » ; les matelots n’osent pas nous regarder le soir pour nous apporter de l’eau ; on nous avait dépeints à ces rudes travailleurs connue des brigands ; un d’eux, néanmoins, osa se risquer dans notre enfer : « Oh ! moi, je n’ai pas peur, dit-il, j’y entrerarai bien seul, je ne les crains pas; ce sont des hommes après tout, et peut-être pas des plus mauvais ! » Il n’y a pas de place pour tous les hamacs, et la plupart couchent par terre. Chacun d’ailleurs pouvait s’étendre à son tour dans ces pauvres hamacs privilégiés ; mais comme il y avait des malades, la préférence leur était acquise : c’était le devoir de la fraternité. Un citoyen faisant partie d’un de nos plats a une maladie grave de la bouche, une maladie scorbutique. Nous demandons au médecin une place pour cet homme à l’infirmerie : refus formel ; le médecin n’est pas visible ! Cette nuit se passe un peu moins mal, mais l’air nous manque complétement ; je tombe épuisé au milieu d’horribles vomissements. J’ai mal à la gorge, au coeur, à la tête, j’ai la fièvre ; mes jambes ne peuvent plus me soutenir, je demande le médecin, on ne me répond pas ! Le 11 mars, nous demandons qu’il nous soit permis de faire venir de terre quelques petites provisions, du pain, du fromage, tout nous est refusé ! 12 mars, demande du médecin le matin, même refus. Nous apprenons qu’un jeune marin, nommé Leonne, s’est cassé la jambe en voulant aborder avec un canot, à huit heures environ. Cette nouvelle nous afflige ; nous faisons de suite une collecte afin de venir en aide à notre compatriote victime d’un accident. Cette collecte produit 55 francs 55 centimes. Notre délégué la présente au commandant pour qu’elle soit remise à cet infortuné ; le commandant nous répond qu’en son nom personnel il l’accepterait, mais qu’ayant des ordres sévères il doit refuser : il nous remercie deux fois, il nous dit qu’en route ou en Afrique il est probable qu’on acceptera. Il nous arrive des marins du Canada qui viennent de faire le voyage d’Afrique et de conduire d’autres proscrits ; ils nous paraissent bien disposés à notre égard et observent un peu moins la défense qui leur est faite. Ils nous demandent l’Hymne du soir des Républicains que nous leur donnons ; ils nous disent que l’opinion de Brest nous est favorable, et voici leurs propres paroles : « Nous savons que vous êtes de bons citoyens, d’honnêtes pères de famille enlevés sans jugement ; au moins en Angleterre on a le courage du châtiment et l’on vous juge ! — Ici, nous savons de quoi ils sont capables ; il nous faut travailler tant que nous pouvons et l’on nous laisse pour consolation sur nos vieux jours la belle chance de mendier notre pain. » Sur ce nos marins courent aux manoeuvres, mais nous laissent rêvant… A deux heures nous voyons arriver une barque avec cinq gendarmes le pistolet au poing, il nous amènent ce qui reste à Brest des détenus du convoi du neuf janvier ; ils sont six, ils sortent de l’hôpital, il y en a un que l’on est obligé de hisser sur son lit ; ils nous apprennent que deux cents des leurs sont partis sur le Mogador avec les cent trente-quatre de notre bâtiment ! (Note du citoyen B…)
UNE CHAÎNE DE BICÊTRE Je faisais partie d’un convoi expédié du fort de Bicêtre, ce dimanche 16 mai ; il était composé de citoyens appartenant aux départements du Loiret, de la Nièvre, de l’Allier, de Loir-et-Cher, de la Meurthe, du Bas-Rhin, de l’Yonne, de la Sarthe et de la Seine, en tout, trois cents hommes de toutes les conditions : ouvriers, industriels, commerçants, artistes, hommes de lettres, avocats, journalistes, avoués, huissiers, notaires, médecins, pharmaciens, vétérinaires, cultivateurs, professeurs, propriétaires et officiers de l’armée ; il y avait d’anciens magistrats, des juges, d’anciens fonctionnaires, préfets, sous-préfets, maires, ingénieurs, instituteurs, etc., des conseillers d’arrondissement, des conseillers municipaux et des officiers de la garde nationale ! Les dix-neuf vingtièmes de ces hommes avaient été arrachés de leurs domiciles pour le seul fait d’être réputés républicains. Nous avions avec nous deux citoyens qui avaient été passés par les armes et dont la mort n’avait pas voulu ; mais M. Bonaparte les reprenait pour son compte et les envoyait en Afrique. Depuis le matin, nous étions debout pour le classement ; c’est-à-dire que quatre à cinq fois dans la journée on nous changea de casemates, hommes, malles, paquets, vivres et gamelles, pour des appels et des réappels ; de quatre à cinq heures et demie, on nous fit stationner dans le préau ou cour barricadée qui fermait l’entrée des casemates et où les jours de visites nous pouvions voir nos parents entre les planches, quand il ne pleuvait pas. Il y avait une heure que les troupes qui devaient nous escorter stationnaient sur la place du fort, quand on chargea nos effets sur des voitures avec des malades et quelques valides, puis une escouade de sergents-de-ville entra dans le préau, d’où nous sortîmes deux par deux. Nous fûmes rangés sur la place, au milieu de la troupe à qui on fit exécuter divers mouvements pour l’ordre de départ ; on fit aussi charger les armes, et le commandant adressa quelques paroles pour expliquer les mesures de sûreté dans la marche, et recommander l’usage des armes au moindre mouvement. Le défilé s’effectua en rangs pressés sous la porte du fort : fantassins, cavaliers et prisonniers, confondus un instant, nous descendîmes le bourg de Bicêtre, marchant au pas et enclavés dans une quadruple haie de sergents-de-ville, de gendarmes, de lanciers et de troupes de ligne ; plusieurs d’entre nous avaient sac au dos ou portaient à la main un petit paquet ou un sac de nuit. A ce moment eurent lieu des scènes bien douloureuses : depuis plusieurs heures d’une longue et cruelle attente, et pour échanger un dernier adieu, des épouses, des mères, des enfants, placés sur les talus, plongeaient de loin leurs regards avides, anxieux, dans cette colonne compacte qui avançait : les malheureux cherchaient un mari, un fils, un père, un ami ; leurs voix partaient de ça et de là, perçaient le bruit de la marche, et portaient un adieu avec un sanglot étouffé au coeur du proscrit bien aimé, qui renvoyait des paroles d’encouragement. La marche continuait et on se perdit de vue : alors on aurait pu voir dans nos rangs des larmes couler, et plus d’une tête courageuse se courber un instant sous la douleur d’une telle séparation. Ah ! c’était une heure solennelle et terrible ! toutes les affections si chères qui attachent à la vie, qui la remplissent, étaient brutalement, cruellement frappées. On laissait en France tout ce qu’on avait aimé comme homme et comme citoyen ; chaque pas nous en éloignait et nous entraînait vers un pays lointain, vers une existence nouvelle, à la discrétion d’un abominable vainqueur ; nous laissions nos familles dans de cruelles douleurs, dans l’abandon et dans la misère ; nous laissions notre pays, pour qui nous avions voulu liberté et prospérité, sous l’oppression la plus dégradante ! Le convoi passa à la barrière Fontainebleau et par les boulevards extérieurs conduisant à l’hôtel des Invalides. Le peuple de Paris était aux barrières ; mais partout, la foule venue la pour les amusements du dimanche restait triste et stupéfaite. Beaucoup d’hommes se découvraient, et il y avait courage à nous donner ce témoignage extérieur de muette sympathie, car la terreur bonapartiste pesait comme un ouragan de mort sur la grande cité. Dans un groupe, un homme autour duquel le vide se fit, parodiant un cri sinistre des temps les plus mauvais de la monarchie, dit il haute voix : « Laissez passer la justice de l’empereur ! » Cet homme a-t-il été emprisonné ou décoré pour cet outrage ou cette flatterie digne d’être offerte à Néron ? De l’hôtel des Invalides la colonne inclina vers la place de la Révolution, entre les Tuileries et l’Elysée, où se prolongeaient les banquets et les bals de la fête du dix mai. Arrivés à la gare du Hâvre nous fûmes répartis dans les wagons, avec nombre égal de gendarmes ; à onze heures nous partions, par une nuit noire et pluvieuse, et le lendemain matin à six heures nous entrions dans le faux-pont et le second faux-pont du Bertholet, qui nous attendait depuis plusieurs jours dans le port du Hâvre. Là où il y avait place pour cent hommes seulement, on nous entassa au nombre de près de trois cents. Chaque faux-pont avait environ sept mètres carrés, sur une hauteur d’un mètre et demi à peine ; en calculant l’espace qu’occupaient les personnes, les paquets, les vivres, on jugera des conditions intolérables dans lesquelles nous étions placés pour la respiration. On nous distribua par escouade un baquet de café avec ration de pain. Je n’essaierai pas de dire les tortures, l’existence affreuse des transportés à bord des bâtiments ; ces faits ont été publiés, et l’histoire flétrit déjà ces abominables cruautés qui ont trouvé tant d’exécuteurs à conscience facile. La traversée du Hâvre à Brest fut très mauvaise, pendant la nuit il y eut tempête et pluie. Qu’on juge de notre situation au fond du vaisseau, à chaque instant renversés les uns sur les autres et manquant d’air malgré les poches à vent destinées à nous l’amener et ne nous versant que de l’eau. Une vingtaine d’entre nous seulement échappèrent au mal de mer. J’éprouve un sentiment d’horrible dégoût en me rappelant cette nuit et la matinée qui éclaira le second faux-pont où j’étais placé. Nous étions là haletants comme les malheureux esclaves jetés au fond de la cale d’un bâtiment négrier, presque tous malades, dans les tortures des vomissements, roulés dans nos couvertures, mouillés, souillés, et couchés, transis de froid, sur un plancher couvert d’ordures, de baquets, où ruisselait l’eau. Je me rappelle que c’est au milieu de cet air infect, au milieu de cet entassement de corps souffrants et geignants, que je reconnus, à l’aide de la faible lueur qui filtrait jusqu’à nous, un vieil ami, mon ancien co-accusé et co-évadé, que je n’avais pas revu depuis seize années, quand nous nous séparâmes en sortant de Sainte-Pélagie. Depuis quatre où cinq jours il avait été arraché à sa maison, où il laissait une femme et trois enfants sans ressources, et comme tant d’autres il se trouvait jeté au fond d’un navire pour être transporté sans qu’on eût daigné lui dire pourquoi. La tempête s’étant calmée, le mal de mer diminua ; on nous commanda alors et il y allait de notre intérêt, de nous lever, de serrer les effets et les couvertures, et de rétablir autant que possible un peu d’ordre, à défaut de propreté ; puis on apporta dans des baquets de même forme que ceux de la nuit, l’inévitable café à l’eau empoisonné par le contact de cette atmosphère chargée de miasmes. Quoique nous fussions tous exténués, brisés par les souffrances de la nuit, beaucoup ne purent se résoudre à goûter cette boisson nauséabonde. Ceux qui pour relever leurs forces se décidèrent, devaient autant souffrir de dégoût que les autres de la faim. Quand il nous fut permis, successivement et à tour de rôle, de monter sur le pont pendant quelques instants et pour nos besoins, on se dédommageait du café, on calmait la soif que nous donnait une fièvre intérieure en pompant avec la bouche à des tétines placées à la partie supérieure d’un tonneau rempli d’eau jaunâtre, puis il fallait redescendre dans notre enfer ! Nous avions emporté quelques provisions que nous devions à l’inquiète et tendre sollicitude des êtres aimés et désolés que nous avions quittés, mais à notre arrivée au Hâvre elles avaient été descendues à fond de cale dans les sacs et paquets qui les contenaient ; c’eût été pour nous d’un grand secours ; hélas ! ce ne fut qu’au bout de quatre ou cinq jours d’instances qu’on nous les rendit déjà en partie gâtées. Arrivés à Brest dans cette même matinée du dix-huit, on nous enleva nos couvertures pour les nettoyer, et la nuit suivante, privés de moyens de nous abriter sur le plancher où nous couchions, nous nous pressions les uns contre les autres pour nous réchauffer un peu les jambes et le corps, nous servant réciproquement d’oreillers : cette nuit ne pouvait guère nous remettre des souffrances de la dernière. Le lendemain soir, on nous rendit nos couvertures, mais humides encore, et beaucoup qui les séchaient par la chaleur de leur corps gagnèrent de gros rhumes et des douleurs. On nous donna aussi des hamacs pour cette troisième nuit, mais pour la moitié de nous seulement ; il fallait alterner pour y coucher une nuit sur deux : il y avait ainsi, dans une hauteur d’un mètre et demi, deux couches d’hommes, l’une suspendue et l’autre placée au-dessous, étendue sur le plancher. Nous restâmes quatre jours dans la rade de Brest, pendant lesquels nous eûmes de pénibles émotions. Neuf de nous destinés à Cayenne, entre autres le citoyen Carrette, furent transbordés sur l’Erigone, qui les attendait pour compléter son chargement : ils devaient faire le voyage en contact avec des forçats… On transborda aussi sur le Mogador, autre navire à vapeur qui devait partir en même temps que nous, une partie de ceux qui appartenaient à la catégorie Afrique plus, et on nous amena pour les remplacer de malheureux camarades qui pourrissaient depuis plus de deux mois sur le ponton le Duguesclin, entre autres un paralytique, corps inerte qu’il fallut hisser à bord comme un ballot. Nous partions ainsi au nombre de plus de six cents, répartis sur les deux bâtiments. (Note du citoyen Granger, de la Sarthe.)
Nous pourrions multiplier ces chroniques et relever le journal de tous les convois qui, pendant six mois, ont traversé la France, entraînant un peuple de martyrs aux pontons de l’Océan ou de la Méditerranée : ces deux mers qui baignent la grande patrie n’ont, en effet, que trop vu de ces cargaisons humaines ; mais le système fut le même partout, et si les épisodes en certains points diffèrent, le drame est un au fond : c’est toujours la logique du bourreau qui mène ces caravanes ! Ainsi les casemates, les prisons, les geôles se vident : on n’avertit pas ceux qu’on enlève. — Pourquoi ? — Pour qu’ils n’aient point le dernier adieu des enfants ou des mères, pour que la douleur et l’inconnu pèsent sur tous, pour que le foyer de famille ait ses sanglots comme la grande route où les captifs cheminent. Au départ, on fait le cercle autour des martyrs : artillerie, cavalerie, police et bataillons à pied sont massés en lignes profondes. — Pourquoi ? — Pour charger les armes et jeter à des vaincus impuissants une menace de mort ! — L’orgeuil de la force est hideux, quand il s’étale ainsi devant des chaînes ! Aux stations, aux débarcadères, et sur le pont des navires, silence dans les rangs ! On craint un chant, une parole, un regard échangé. — Pourquoi ? — Parce que c’est la galère de l’honneur qui passe : martyrs de la Constitution, transportés sans jugement, ces seuls mots jetés au chemin soulèveraient peut-être les pierres ! Mais les gendarmes ont la voix haute, et de groupe en groupe ils s’en vont disant : ce sont des forçats, c’est l’écume des bagnes ; Bonaparte ne veut plus d’assassins dans ses villes ! On les transporte à Cayenne. — Vive l’empereur ! La foule s’écarte, et quand la chaîne arrive au ponton, les matelots eux-mêmes reculent ; la grossière calomnie a gagné la mer : c’est l’écume des bagnes ! Ils descendent donc les forçats de la loi, médecins, notaires, ingénieurs, propriétaires, industriels, écrivains ; ils descendent dans les entre-ponts, dans les cales, et sans lumière, sans air, entassés, pressés, comme les grappes dans la cuvée, ils apprennent en quelques heures tout ce qu’il peut y avoir au fond de la misère humaine ! Ils ont faim. — Que leur jette-t-on ? — Des vivres avariés, pourris, et qu’il faut manger à la main, dans des baquets immondes : c’est la promiscuité des vermines ! Nuit et jour, ensevelis dans cet ossuaire, au milieu des miasmes putrides et des immondices que nul charnier n’a connus, ils ont soif, ils étouffent. — Que leur ouvre-t-on ? Parfois quelques auvents bien maigres où la vague s’engouffre et vient noyer le troupeau sous ses fièvres ! Dans la pensée du Deux Décembre, qu’était-ce donc que le ponton ? — La mort : on voulait continuer sans bruit, à la mer, les drames de Paris. Qu’on ne croie pas, en effet, que ce hideux régime était exceptionnel et ne durait qu’un jour : voici le journal d’un transporté du Duguesclin et le règlement du bord :
LE DUGUESCLIN Le Dugueselin, capitaine Mallet, est un vaisseau dit ponton rasé, ayant trois mâts et deux ponts, et servant de prison et de dépôt. Il est assez vaste, et contient soixante-seize canons ; c’est un vaisseau de second ordre ; il mouille environ trente à trente-cinq pieds d’eau. Le second pont, dans lequel nous nous trouvions plus de cinq cents, est presque divisé en deux parties par deux grandes casernes situées en avant et en arrière, où sont logés les gendarmes de surveillance, ce qui occupe environ le tiers du pont. La nuit, chaque caserne est éclairée par des quinquets ; à l’extrémité de la salle, en avant, se trouve de chaque côté de la caserne un polaine ou latrines. Notre emplacement a une longueur de quarante-six mètres sur quatorze de largeur au milieu, ce qui fait une surface de quatre cent trente-quatre mètres carrés, et déduction faite des casernes, de soixante-dix-huit mètres carrés ; pour cinq cents, c’est une surface de quatre-vingt-sept centimètres carrés par personne : la hauteur est de un mètre quatre-vingt-cinq centimètres, ce qui fait un cube d’air de huit cent trois mètres, c’est-à-dire un mètre soixante par personne, déduction faite de l’emplacement des polaines, casernes et caissons. Le 21 avril, le Berthollet, corvette à vapeur de la force de quatre cents chevaux, nous transborda sur ce navire le Duguesclin, qui faisait dans la rade le service de stationnaire, et que nos bourreaux avaient transformé en ponton. Nous descendîmes au nombre de trois cent sept dans la deuxième batterie, où nous trouvâmes deux cents de nos amis qui étaient partis de Bicêtre le 24 mars. On nous distribua à chacun un hamac et une couverture, puis les gendarmes, pistolet au poing et sabre d’abordage au côté, procédèrent à une perquisition très minutieuse dans nos effets, pour détruire ce que nous possédions d’allumettes chimiques ; nous étions entassés les uns sur les autres, et nous étouffions faute d’air, puisque les sabords restaient fermés. Nous protestâmes, mais nos plaintes furent inutiles, plusieurs citoyens tombaient asphyxiés, on les apportait auprès des sabords pour respirer le peu d’air qui entrait dans la batterie par les hublots, nous étions privés de vin et le pain n’était pas mangeable. Le lendemain 22, quarante-huit colons dits volontaires, qui n’étaient autres que des forçats libérés, partirent sur l’Erigone pour Cayenne. L’on s’aperçut que ces forçats avaient volé plusieurs effets à nos amis avant que d’embarquer. Les gendarmes nous donnèrent nos malles, après avoir jeté à la mer toutes les allumettes, l’amadou et le vin qu’ils trouvaient, ils n’écoutaient aucune réclamation, et semblaient heureux du mal qu’ils nous faisaient. Nous nommâmes des délégués pour recevoir et donner les communications de tous les pontonniers. Le 24, après une grande protestation, on nous accorda un quart de vin et la soupe grasse une fois de plus par semaine. Treize convalescents nous arrivèrent de l’hôpital de Brest, pour céder leur place à d’autres camarades violemment atteints, car les vivres, sauf la soupe grasse, n’étaient pas mangeables : le pain était excessivement mauvais, les légumes incuits et pleins d’ordures ; nous trouvions des chiques de tabac, des bouts de corde, des cailloux, etc. Tous les jours nous recevions des forçats libérés pour Cayenne. Nous montions sur le pont moitié par moitié, deux fois par jour. Le 25, un gendarme voulut me faire retirer d’un sabord où je nettoyais les caisses à eau, je lui répondis que mes travaux étaient de première nécessité et dans l’intérêt commun. « Retirez-vous, me cria-t-il en faisant mine de m’ajuster avec son pistolet, ou je vais aller faire mon rapport ! — Allez-y lui dis-je, vous aurez la croix. » Dix minutes après, sept à huit gendarmes vinrent me prendre pour me conduire au cachot, je voulus protester auprès du commandant du bord, mais le brave lieutenant Fabre, d’indigne mémoire, me dit que les réclamations étaient inutiles, et que je devais aller au cachot pour dix jours, ayant insulté son gendarme dans l’exercice de ses fonctions. Il dit à ce même gendarme : « Il fallait lui loger une balle dans la tête à ce brigand-là : à quoi vous servent vos armes ? Le premier qui vous répondra insolemment ne le ménagez pas ! » Je descendis à fond de cale pour aller au cachot, tous mes amis protestèrent, mais le commandant répondit que la gendarmerie avait été insultée et qu’il fallait un exemple. Mes amis m’envoyèrent du pain et du vin, mais les gendarmes s’en emparèrent et je ne reçus que du pain et de l’eau. Nos malades, loin de se rétablir, étaient à la dernière extrémité, car on les envoyait à l’hôpital lorsqu’ils ne pouvaient plus se tenir debout ; aussi le médecin de Brest disait qu’on ne lui envoyait que des cadavres. Le 6 mai, le Mogador nous transborda cent deux prisonniers politiques et quarante-deux forçats venant tous de Toulon ; l’on distribua des effets aux forçats, mais les détenus politiques ne purent en obtenir. Tous les jours nous recevions de nouveaux captifs, tandis qu’un certain nombre partait sur l’Erigone pour Cayenne. Les matelots nous prodiguaient beaucoup de sympathies, aussi les cachots et les fers étaient occupés journellement par les malheureux qui osaient nous adresser la parole, d’autres étaient condamnés à rester debout, tête et pieds nus, dans les enfléchures, pendant quatre heures de temps. La cantine nous vendait au poids de l’or ce dont nous avions besoin. A la suite d’une visite dans les hamacs, le citoyen Anneau Benoît, âgé de soixante ans, ayant été trouvé nanti de deux couvertures, fut condamné au cachot, malgré son grand âge, et sa position très débile. Un quartier-maître fut dégradé pour avoir refusé le service. Les matelots se vengeaient sur les gendarmes lorsqu’ils les rencontraient à terre ; ainsi l’un de ces derniers ayant laissé tomber son pistolet à la mer et offrant vingt francs au premier plongeur, personne ne voulut se risquer pour lui. Il nous était expressément défendu de fumer dans la batterie ; pour la moindre contravention un mois de cachot ! Le 17 mai, le Berthollet amena trois cent détenus de Paris, sept furent transbordés sur l’Erigone, et les autres sur le Mogador. Un matelot se tua en tombant de la hune de misaine, le commandant en deuxième dit en le voyant : « Enlevez-moi ça, et du lest. » On n’eût pas mieux dit pour un chien. Enfin nous quittâmes ce tombeau flottant, à sept heures du soir, au nombre de deux cent quatorze, laissant encore quatre-vingts citoyens qui devaient être transbordés sur le Berthollet ; et nous appareillâmes à huit heures du soir à bord du Mogador, frégate à vapeur de la force de six cent vingt chevaux. (Note du Cit. H. Charles Courageux.) Transporté sans jugement.
RÈGLEMENT DU DUGUESCLIN. Pendant le séjour des détenus sur le vaisseau le Duguesclin, ils devront, aux termes de nos règlements, se conformer aux règles de police et de discipline établies sur les bâtiments de l’Etat. En conséquence, il leur est expressément défendu de fumer dans leur batterie et d’y introduire aucune matière inflammable, telles qu’allumettes chimiques, soufre, etc., sous peine de dix jours de double boucle ou de cachot, au pain et à l’eau, et en cas de récidive, vingt jours de la même punition. Chaque jour un délégué à tour de rôle et quatre plats de service seront désignés pour la propreté de la batterie ; ils devront constamment tenir pleines d’eau les bailles qui avoisinent les lieux et où l’on doit puiser de l’eau pour les désinfecter. Pendant que les détenus seront sur le pont, les plats de service assécheront la batterie autant qu’il dépendera d’eux ; ils auront soin de balayer après chaque repas, et si ce service de propreté n’est pas constamment fait dans l’intérêt hygiénique de toute la batterie, ces plats seront retranchés de vin. Tout trafic de la ration est sévèrement interdit à bord. Les chefs de plats, sous la surveillance de leurs délégués, devront tenir strictement la main à ce que chaque homme ne boive que son quart de vin. Si l’on s’apercevait que quelqu’un a bu plus que sa ration, le plat entier sera retranché, et si ce fait donnait lieu à quelque désordre, la batterie entière serait privée de vin. Les règlements prescrivent encore d’observer le silence à bord pendant les exercices et pendant la messe. Messieurs les délégués seront prévenus chaque fois que les nécessités du service exigeront que cette disposition soit observée, et dans le cas où nous aurions à nous plaindre du bruit dans la batterie, les sabords resteront fermés ; les détenus seront privés de monter sur le pont, et le quart de vin pourra encore être supprimé. Les détenus comprendront qu’il est de leur intérêt de se conformer ponctuellement aux mesures d’ordre qui leur sont proposées, afin de ne pas nous mettre dans l’obligation de les y contraindre par les moyens de rigueur dont nous disposons. Les ordres les plus précis sont donnés pour qu’ils soient traités avec humanité, mais en même temps pour qu’ils soient soumis au régime militaire, qui n’admet aucune hésitation dans l’exécution d’un ordre donné. A bord, le 24 avril 1852. Le capitaine, commandant le vaisseau le Duguesclin, Signé : MALLET.
Allons droit à l’ennemi. Ce commandant du Duguesclin qui promulgue ou sanctionne et fait exécuter, contre des prisonniers politiques, le règlement des forçats, ce capitaine Mallet est-il autre chose qu’un forban ? Ses lieutenants, ses aides-tourmenteurs, ses collègues des autres pontons étaient-ils plus que lui dans le devoir de la fonction, et telle consigne de bord est-elle supérieure à la loi sociale, à. la foi publique, au serment ? Voici des légions de captifs que la force amène, du fond des terres, et jette sur les ponts, comme au royaume de Dahomé. — Qui sont-ils ? d’où viennent-ils ? et pourquoi ces cargaisons humaines ? Quel délit, quel crime a commis ce troupeau qui va s’engouffrer dans les cales ? Rien contre eux ne s’élève : ils ont défendu les institutions de leur pays, au prix de leur sang, contre le parjure, la violence et l’assassinat : ce sont les captifs de la trahison et du guet-à-pens : ce sont des martyrs ! Qu’en fera le capitaine Mallet ? Il a le commandement du bord ; au-dessous de lui tout un peuple de matelots s’agite, irresponsable, en ses rudes corvées : sa parole est la souveraineté du bâtiment, la loi vivante, mais à la condition de garder le devoir, l’honneur et la loi ! Le capitaine Mallet viole le devoir, l’honneur et la loi pour garder son commandement ; comme un négrier, il encaisse sa marchandise au compte du crime qui le paie, et du haut de son grade, il tombe argousin ! Le capitaine Mallet et tous ceux de son bord qui, pouvant briser leur épée, l’ont suivi, se sont déshonorés : l’on devient complice du crime en servant ses haines ; et la tache est, désormais, à tous ces pavillons flottant sur des cachots, comme aux drapeaux de l’armée de Paris ! S’associer au parjure, à la trahison préparant dans l’ombre la ruine des libertés publiques, et seconder par les armes, dans le combat, la félonie sacrilége d’un ambitieux contre son pays, ce sont là, sans contredit des attentats hideux, qui vous emportent quelquefois la tête, toujours l’honneur ; mais c’est moins lâche, en vérité, que ces complicités du lendemain qui viennent, s’inclinant bien bas devant la force heureuse, faire ses polices, porter ses menottes, prendre la clef de ses geôles : c’est là la dégradation suprême, la bassesse par excellence, celle du dernier valet, l’aide du bourreau ! Même après les sanglantes catastrophes de Paris et des départements, en France rien n’était encore désespéré : les services publics n’avaient qu’à chômer, à se mettre en grève, à refuser concours, et le pays se retirant, isolée au milieu de ses triomphes la conspiration du crime était perdue ! Mais le droit et le malheur ont été trahis, livrés partout, sans combat, sans protestation : la France n’a pas eu son Hampden, et, par milliers, elle a pu compter ses capitaine Mallet, serviteurs dociles du tyran, tout entiers à la besogne de ses vengeances ! Il était honnête et bon pourtant, disent certains chroniqueurs, ce commandant du Duguesclin. En dehors des nécessités du service, il avait des pitiés secrètes pour ses prisonniers, des sympathies, des complaisances. Et que nous importe l’hypocrisie des paroles, quand les actes sont des crimes ? L’Inquisition aussi, de son temps, pratiquait avec grâce, avec onction, la larme à l’œil : en ces choses la forme est peu, comme la manière ou l’allure : c’est le rôle accepté, c’est la tâche accomplie qui dénonce l’homme et contre lui crie vengeance ! Que signifient d’ailleurs les secrètes doléances et les muettes sympathies, en face du règlement et des nécessités de service que vous savez ? Cinq cents et quelquefois six cents captifs râlent ensevelis dans un tombeau de quelques mètres ; l’arrière et le devant sont encombrés de canons à gueule ouverte et chargée ; point de lumière, point d’air, point de place où reposer une tête fiévreuse ; le miasme empoisonne les poitrines déchirées, la maladie ronge les corps, la vermine les vêtements ; le plancher vaseux n’est qu’un lit d’immondices ; on n’entend que des agonies qui se heurtent et qui crient : de l’air ! de l’air ! mais les sabords restent fermés. La tombe est sourde : c’est l’ordre, c’est la loi, c’est le règlement ! Ainsi parqué dans son sépulcre, ayant la mort sous ses pieds et sur ses têtes, la mort partout, le pâle troupeau fiévreux, affamé, transi, se jette sur ses gamelles quand vient l’heure : hélas ! il n’y a là que du biscuit avarié, de la viande infecte ou des gourganes vermineuses, et pour ces corps délabrés que la mer travaille, que les maladies accablent, pour ces cadavres des forts, pareille pitance est un poison, un poison qui laissera la faim ! — Qu’y faire ? c’est le régime ordonné, c’est la loi, c’est le règlement ! Quand on songe que des légions entières de martyrs ont vécu de cette misère et de ces souffrances, un mois, un grand mois durant, on voit clair dans la pensée de M. Bonaparte, et la transportation s’explique. C’était la mort lente, la mort raffinée ! Que la responsabilité de ces supplices remonte donc à sa gloire, comme celle de ses assassinats ; mais que l’anathème, ce premier châtiment tombe aussi sur les têtes inférieures qui se sont courbées pour le service de telles infamies. L’action ici vaut la pensée, le valet est digne du maître, et les capitaine Mallet resteront dans l’histoire, comme les Goyon, les Canrobert, les Saint-Arnaud, les Magnan : ce sera l’Olympe des bourreaux !
[1] En décembre 1851, séance du 30, le deuxième conseil de guerre de Lyon, sous la présidence du colonel Ambert, condamne le nommé Brun, propriétaire à Grasse [Grâne] (Drôme), à10 ans de détention, pour avoir, comme complice, recélé des insurgés. Astier, garde-champêtre à Loriol, à vingt ans de travaux forcés, pour avoir donné asile à ceux qui avaient attaqué les gendarmes. (Journaux de Lyon.) Le chef de gendarmerie, commandant les troupes de l’état de siége, dans le Lot, arrête : « Que toute personne qui donnera asile ou portera secours aux insurgés, sera poursuivie comme complice de l’insurrection. » Quartier général d’Agen : « Quiconque donnera asile aux coupables poursuivis ou favorisera leur fuite, sera considéré comme complice, et, comme tel, traduit devant un conseil de guerre. »
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