LES BAGNES D’AFRIQUE

LES BAGNES D’AFRIQUE

HISTOIRE de la TRANSPORTATION DE DÉCEMBRE.

par Charles Ribeyrolles, 

ex-rédacteur en chef de La Réforme

JERSEY, IMPRIMERIE UNIVERSELLE, 10, DORSET STREET.

Londres, Jeffs, Libraire, Burlington Arcade

1853

 

 

CHAPITRE IV

 

LES CONVOIS

Entre la terre, qui les proscrit, et la mer qui les emporte, arrêtons un moment la flotte des exilés. Combien sont-ils ? Les bourreaux eux-mêmes ne le savent pas : on ne tient point registre d’écrou , quand c’est un peuple qui passe sous les voûtes, et les livres du bord sont muets, mystérieux, fermés. Sous toutes ces voiles pourtant qui s’appellent le Mogador, le Berthollet, le Grondeur, le Christophe Colomb, l’Asmodée, l’Éclaireur, le Magellan, etc., au fond de toutes ces cales qu’ont battues les vagues de l’ouest, on a pu compter, en suivant les convois successifs jusqu’à 4,000 hommes. Le centre et Paris avaient fourni cette première armée des martyrs !

Mais l’autre mer, la mer du soleil, n’a pas été moins riche en galères républicaines que le vieux et sombre Océan. Depuis les Basses-Pyrénées jusqu’au Var, chaque département, chaque village a vu partir sa caravane. Plus de cent communes ont été presque dépeuplées, et les deux villes africaines, Oran et Bone ont reçu, comme Alger, leurs épaves dans ce grand naufrage de Décembre !

Ceux qui savent le Midi de la France, ses vieilles haines religieuses dont le courant est si profond, ses moeurs ardentes, ses guerres politiques hier encore si acharnées, ceux-là comprendront combien de vengeances ont dû se lever, louves affamées, derrière la bataille, et désoler ce pays du sang et du feu.

Tout catholique, hobereau, prêtre ou bourgeois avait son Albigeois à livrer ; tout royaliste, chevalier à blason ou simple verdet, voulait son Ramel ou son Brune. 1815 enfin, allait rentrer en chasse et, cette fois, sous la bannière d’un Bonaparte !

Aussi que de maisons violées, que de granges fouillées, que de pistes suivies ! Les haies, les vieux murs, les chaumières, le creux des ravins et des roches, rien n’est oublié, tout est battu, nuit et jour. On n’a pas le drapeau blanc, mais qu’importe ? L’autre n’en abritera que mieux les haines masquées du royalisme. Et l’on court sus aux Jacques (c’est le nom du jour pour les tueries) et ceux qu’on n’abat pas, on les enchaîne deux à deux, on les traîne à pied ou par charretées, dans les villes. De Draguignan à Montpellier, chaque prison a sa pressée : c’est la vendange de la réaction et du catholicisme ; le dieu-bouclier sera content !

La dictature de Bonaparte encore mal assise et cherchant partout des complices livre avec joie son peuple des campagnes à ces rages héréditaires : les évêques, dans les temples, ne lui escompteront-ils pas demain ce sang et ces larmes ? Ce pays d’ailleurs ne s’est-il pas levé pour la défense de la Constitution et contre les crimes du parjure ?

Frappez donc, royalistes du chandelier à deux branches : gendarmes et prêtres attelez-vous à la besogne de la guerre civile. Votre curée du jour est aussi celle du maître ; son ambition doit forcément seconder vos haines, et vous pouvez relever l’échafaud, comme à Bédarieux, tuer les prisonniers sur les routes, comme dans les Basses-Alpes, emprisonner, torturer, dresser vos listes de famille ; Cayenne et l’Afrique vous prendront vos Jacques !

Ils en ont pris, en effet, quelques milliers ; mais les convois qui, de Cette à Toulon, sortaient par tous les ports, on ne les annonçait pas officiellement : on dépeuplait sans bruit, comme le voleur qui dévalise un foyer. On cachait même les points de débarquement, et l’administration seule avait le secret, avec la vague, de ces expéditions mystérieuses ! Toujours est-il, on. peut l’affirmer sans crainte, que les ports de l’ouest n’ont pas donné le tiers des victimes, et qu’avec les contingents du midi, la transportation africaine s’élève au moins à 12,000 !

En veut-on la preuve ? — Un seul département, l’Hérault a compté près de 3,000 condamnations sans jugement ! Et le Var, et les Basses-Alpes, et les Pyrénées-Orientales qu’on a dévastés comme des chenils ?

Voici d’ailleurs, un tableau relevé par le citoyen Granger, en septembre 1852, et que nous trouvons dans le dernier ouvrage si probe et si courageux du citoyen Schoelcher, ex‑représentant du peuple :

Au mois de septembre, les ordres d’internement dans les diverses villes de l’Algérie s’élevaient à 5,000. Je pose seulement                    4,500

Au camp de Douhera, 4 à 500 ……………. …………….. 400

Au camp de Birkadem, 250 à 300 …………. …………….. 250

Travailleurs envoyés à la construction d’un chemin

 dans la direction de Chiffa, 200 à 250      :.. .             200

Au Lazaret d’Alger, 30 a 40 ……………… ………………. 30

A la prison d’Alger……….. ………………. 10

A l’hôpital du Dey……………. ………………. 10

Au Bon Pasteur, 7 femmes………. ………………… 7

Détenus à la Casbah de Bone, 12 a 1300 ………………….. :………………….. 1,200

Deux ateliers dans cette même province ….:. :……………… 400

Camp de Mers-el-Kébir, 2 a 300 ………. …………….. 200

Camp de Mascara……… …………….. 200

Camp de Délices pour la construction d’un village

sur les bords de Sebaou …… …………….. 100

 

…………. Total ……….. 7507

 

A ce chiffre il faut ajouter :

1° Ceux qui avaient déjà succombé ;

2° Les femmes réparties dans les provinces d’Oran et de Bone ;

3° Ce que contiennent les hôpitaux de ces mêmes provinces ;

4° Les prisons d’Oran ;.

5° Enfin les campements, ateliers ou dépôts que je ne connais pas.

 

J’ai la conviction que le nombre des personnes qui ont été transportées en Afrique va au-delà de dix mille.

Le citoyen Fillon croit de même au chiffre de dix mille, en évaluant à 3,000 les transportés répartis dans les camps de Bouskika, Oueb–Boutan, Ain-Sultan, Ain-Beman et Beni-Mansour, sur lesquels le citoyen Granger n’avait. aucune notion.

(Le Gouvernement du Deux-Décembre).

 

Ces chiffres sont-ils assez significatifs ? Et pourtant, nous en sommes certain, les deux victimes évaluent au rabais. Oui, ce compte est au-dessous de nos malheurs ! Laissons-en toutefois le bénéfice au bourreau de Décembre : il n’a pas besoin de tous ses crimes ! Dix à douze mille hommes, voilà donc le grand chargement, voilà l’armée de la loi qu’on a jetée dans les déserts d’Afrique. Et ce n’est que la phalange expurgée, triée, choisie par les commissions mixtes, héritières des conseils de guerre !

Des commissions mixtes, qu’est-ce à dire ? De pareils tribunaux de justice il ne fut jamais question, ni dans l’histoire ni dans les codes !

C’est la haine à trois têtes, comme le monstre de la Fable. — Un commandant militaire, un procureur, un préfet, groupe sinistre jugeant à huis-clos, dans chaque département, et cela sur les listes de la vengeance, sans témoins entendus, sans interrogatoire, sans débats !

Ils avaient sous la main, ces bourreaux, près de cent mille prisonniers : ils les marquaient, à leur caprice et fantaisie, pour Cayenne, pour les tribunaux de guerre ou de police, pour l’exil, la surveillance, l’internement : la plus forte phalange (barbares jusque dans la langue !), ils la gardèrent pour l’Algérie plus ou moins; il y avait. là vingt mille têtes !

Sur la scène, alors, s’avancèrent les comédiens sanglants de la miséricorde, les bateleurs ; de grâces — trois généraux assassins et l’avocat Bauchart.

Les deux premiers, soudards à tout crime, natures dégradées par toutes les ambitions perverses, avaient nom : Espinasse et Canrobert ; ils avaient égorgé dans Paris, on les envoyait dans les départements comme officiers de clémence ! M. Bonaparte n’aurait pu trouver, au désert, de meilleurs Kabyles.

Le troisième était M. de Goyon, un panache insolent, une férocité grossière, armée d’éperons, se plaisant à l’outrage envers les captifs et même envers les femmes : — le goujat, enfin !

Ces trois justiciers traversèrent les prisons, le cigarre à la bouche, insultant, piaffant, ricanant ; ils accordèrent quelques centaines de commutations ou de grâces, signèrent des rapports contre l’indomptable anarchie qu’ils laissaient en haillons dans les campagnes, ou sous les verroux, et rentrèrent le plus tôt possible aux anti-chambres : la corvée de clémence était accomplie !

Grâce, clémence, amnisties, sur la lèvre des parjures et des assassins, quelle dérision ! C’est un des grands supplices de ce temps que cette dernière pudeur violée !

Mais cela fait mal, surtout quand on voit un homme de loi comme le Quentin-Bauchart, un ancien libéral, un juriste, un parlementaire, commettre à son tour ces profanations et prêter le secours de ses lâches hypocrisies à ces impudences de la force !

Que cet homme soit à jamais flétri, comme tous les siens, procureurs louches, avocats rampants, juges lâches et prévaricateurs ; ils ont tué le droit et parqué la bourgeoisie entre deux grands tombeaux : Juin et Décembre. Les transportations vivront longtemps !

Plus hypocrite ou moins ivre que les trois juges de caserne, ce dernier commissaire ouvrit sa main pleine de perfidies et fit remise des peines à treize cents captifs, après soumission préalable pourtant, c’est assez dire que la grâce emportait l’honneur !

Quinze ou dix-huit cents, paysans pour la plupart, sur quarante mille républicains restés inébranlables et fiers dans la confession publique, au milieu des bourreau, c’est un petit échec, et nous pouvons avec orgueil remonter sur cette flotte d’Algérie qui nous emporte douze mille martyrs !

Voici le règlement des bords :

 

CONSIGNE DES PASSAGERS.

Les passagers transportés placés dans la batterie avant seront soumis à l’ordre suivant :

ARTICLE 1. Partagés en quatre divisions comme l’équipage, ils seront applatés de dix en dix, et auront un chef de plat qui sera responsable du bidon et de la gamelle ; et responsable aussi du désordre qui pourrait être apporté à ce service, dans le cas où l’auteur du désordre ne pourrait être reconnu.

ART. 2. Chaque division sera partagée en deux sections, ayant chacune un chef qui sera responsable du désordre qui pourrait être commis dans sa section, à moins qu’il ne dénonce le coupable.

ART. 3. Les transportés coucheront dans des hamacs garnis d’une couverture, ou sur des voiles étendues dans la batterie, et auront de même une couverture ; cette différence de couchage sera réglée d’après le nombre de transportés, et la quantité de hamacs qu’il sera possible d’étendre.

ART. 4. Aux heures voulues, les hamacs seront pendus, et les toiles étendues par ceux qui devront y coucher. Au branlebas du matin, les hamacs seront dépendus, les toiles relevées et placées dans un endroit désigné, par ceux qui s’en seront servis. Chaque transporté est responsable du hamac et de la couverture qui lui auront été délivrés.

ART. 5. Aussitôt le branlebas du matin terminé, il sera distribué aux transportés la ration fixée ainsi qu’il suit, par la dépêche ministérielle du 6 janvier 1852 ; il leur est interdit de trafiquer entre eux de cette ration, l’infraction à cette défense entraînera pour le délinquant la suppression de vin pour toute la traversée. La distribution de la ration sera annoncée à chaque repas par le roulement du tambour et trois coups de baguette ; alors chaque homme de plat se présentera avec bidon et gamelle au trou d’homme pratiqué dans le pont sur l’avant, au mat de misaine, pour recevoir les rations destinées à son plat. Il est recommandé à chaque plat de maintenir la plus stricte propreté à l’endroit où il mange. Toutes les infractions à cette mesure seront punies selon le cas.

ART. 6. Les transportés seront chargés de la propreté de la batterie avant ; pour se laver il sera placé deux bailles sur l’avant de la batterie ; à l’heure où l’on passera l’inspection de l’équipage, les deux officiers de gendarmerie les plus élevés en grade, passeront l’inspection de propreté des passagers, les divisions pair à tribord et impair à babord.

ART. 7. Dans la journée, on fera monter à tour de rôle les divisions de passagers sur le gaillard avant, pour leur faire prendre l’air et fumer ; chaque division restera une heure et demie sur le pont.

ART. 8. La poulaine du jardin des tambours babord avant est spécialement affectée aux passagers, il leur est défendu d’aller à celle de tribord, affectée à l’équipage ; ils ne peuvent jamais aller plus de cinq à la fois à la poulaine, et pour y aller, ils devront toujours demander la permission au sous-officier de gendarmerie de service dans la batterie, et au factionnaire placé sur le passe-avant de babord.

ART. 9. Lorsque les passagers auront quelques réclamations à faire au commandant, ils s’adresseront au sous-officier de gendarmerie de service ou par écrit ; on leur rappelle que toute pétition collective est défendue.

ART. 10. Il leur est expressément défendu de dégrader les murailles, ponts, cloisons ou fermetures quelconques de la batterie, sous peine des punitions les plus rigoureuses.

ART. 11. Les transportés seront soumis en tous points à la discipline du bord.

Le commandant de la frégate à vapeur le Mogador, aime à croire que les passagers transportés se rendront dignes, par leur bonne conduite et leur soumission à la discipline du bord, des mesures qu’il a prises pour que tous les subordonnés les traitassent avec humanité ; mais il doit les prévenir que s’il en était autrement, et que quelques-uns d’entre eux se montrassent insubordonnés et provocateurs, ils seront traités avec toute rigueur.

Le commandant ne doit pas leur laisser ignorer qu’il possède à bord de la frégate à vapeur le Mogador, tous les moyens possibles de répression, et que dans les circonstances extrêmes (qu’il est loin d’appréhender, parce qu’il compte sur le bon sens et la résignation des passagers), cette répression serait aussi prompte qu’énergique.

A bord de la frégate à vapeur le Mogador, le 21 février 1852.

Le capitaine de vaisseau commandant, Signé : NAUTON.

 

Cela s’appelle : La consigne des passagers. Quelle triste hypocrisie de mots, quel misérable abus de langage ! Des passagers, ces hommes qu’on a violemment arrachés au foyer natal, à la famille, à la patrie ! ces hommes que le guet-à-pens a faits captifs, et que le parjure outré dans ses peurs chasse devant lui comme un troupeau de consciences implacables ; des passagers, ces colis vivants qu’on entasse dans les entre-ponts infects, et que la force entraîne, baillonnés, brisés, défaillants, aux lointains déserts de l’exil !

Et quel nom pourtant leur donner ? — Prisonniers de guerre ? Ils sortent de la patrie, sous le poignard des assassins, et non sous l’épée de l’étranger. Citoyens par tous les grands titres, l’origine, le travail, la loi ; fils du sol et souverains, ils étaient inviolables et sacrés, quand la trahison est venue, qui les a fauchés en maraude. Or, la trahison ce n’est pas la guerre, c’est le vol !

Accusés, prévenus, condamnés ? Accusés de quoi ? Ce n’est pas la loi sans doute qui porterait contre eux témoignage ; ils sont tombés en la défendant et, pour elle, ils ont tout perdu. — Condamnés par qui ? Nul tribunal n’a reçu la plainte que nous sachions (la plainte du crime !) ; ils n’ont vu ni témoins, ni juges ; ils n’ont trouvé que des bourreaux !

Appelez-les donc des passagers, capitaines-exécuteurs qui faites la besogne des forbans ! ce mot inquiet trahit un secret remords, une pudeur dernière, et ce mot d’ailleurs est vrai profondément.

Ces phalanges d’ouvriers, en effet, ces milliers de paysans, aux mains robustes, au teint hâlé par le soleil et dont le dernier regard cherche tristement au loin les horizons de la patrie, n’est-ce pas le travail de la France qui passe ?

Ces savants, ces artistes, ces écrivains au front rêveur et que la vague emporte chez les Barbares, n’est-ce pas la science, n’est-ce pas la pensée, n’est-ce pas le grand esprit de la France qui passe ?

Ces avocats, ces administrateurs, ces propriétaires, ces juges qu’une sainte résistance a précipités dans les cales du grand négrier de Décembre et qui laissent derrière eux leurs maisons ruinées, leurs familles dispersées, leurs siéges et leurs domaines à l’encan des fraudes, n’est-ce pas la probité, n’est-ce pas l’honneur vaillant de la France qui passe ?

Oui, c’est la patrie qui s’en va, captive, accablée, sordide par les haillons, mais lumineuse sous ses auréoles, entière dans ses fiertés, toujours indomptable et toujours vivante !

Ce qui reste derrière la colonne des martyrs, ce n’est pas la France, c’est la terre de Jugurta, c’est la vieille Afrique !

En une nuit de sang et de trahisons, les ténèbres s’y sont répandues comme dans les villes ensevelies une pluie de crapaux immondes est tombée dans ses palais et couvre les marches de ses Louvres. On y parle bas comme dans les bagnes ; on y cache ses enfants, ses larmes, sa pensée ; car la délation est à toutes les portes, et les brigands tiennent la rue !

Ceci n’est pas la France, c’est une caverne, c’est l’empire !

Appelez-les donc les passagers, les grands passagers de la civilisation, ces hommes qui s’en vont, sur vos galères, emportant le droit sous les chaînes, l’honneur sous la vermine, et la pensée sous les haillons ; jamais la mer, qu’ont tant de fois traversée des martyrs, n’en a vu de plus saints ; et devant vos captifs, vous vous inclineriez bien bas, gens de haut commandement, si votre âme n’était pas obscure et fermée comme vos écoutilles !

Mais non, les officiers tombés garde-chiourmes en prennent forcément les allures et comme le génie : la dégradation qu’ils subissent leur est d’ailleurs un secret tourment ; la vue même du malheur, dont ils sont les geôliers, les irrite : le remords saigne à travers l’ambition, et comme toutes les peurs les assiègent, ils s’exaltent dans le soupçon, dans les colères, dans la surveillance !

Ainsi, contre les passagers, la discipline est inquiète jusqu’à la fureur : toute contravention a ses peines, et tout délit, ses châtiments : le cachot, la cale, les fers. On diminue les rations, on supprime l’air ou le vin dans les petits accidents ; mais si la révolte s’agitait jamais, si la misère des entre-ponts élevait trop la voix, ce serait alors la grande guerre : contre les fièvres et les désespoirs on ferait parler le canon !

Or, qu’est-ce que la révolte aux yeux de la peur ? Peut-être un murmure, une pétition collective, un chant ! Que sais-je ?

Voilà le régime de la traite blanche en ses traversées !

Et quelquefois la mer venait joindre ses emportements à ces disciplines brutales : la tempête battait les convois ; tout se liguait contre les captifs : la terre, les vents, les hommes !

Ecoutez un des plus habiles écrivains de la presse périodique, le citoyen Xavier Durrieu, dans son Histoire de la Persécution de Décembre ; il était à bord du Canada :

C’était au mois de janvier, en pleine saison des rafales et des tempêtes, dans la nuit du 15 au 16, une des plus sinistres qui ait passé sur l’Océan. Vents et vagues achevaient de broyer la frégate et lui enlevaient sur le pont jusque aux tambours des cabines et des poulaines. Lancée tout au haut d’une Alpe bouillonnante, elle en redescendait aussitôt le versant, décrivant des bordées furieuses. Un coup de vent la fit dériver à trente-huit lieues de sa route et la jeta entre l’Irlande et Jersey. Si nous avions eu parmi nous un seul homme de mer, capable de diriger un navire, le Canada nous eût appartenu entre ces deux terres de liberté. Nous n’aurions eu affaire, je le crois, qu’au mauvais vouloir des gendarmes, mais les gendarmes étaient absorbés dans un immonde abattement. Ils ne nous auraient pas longtemps résisté.

Les hamacs s’entrechoquaient et se détachaient violemment des poutres, mais l’on ne songeait point à se relever, et ceux que l’on foulait dans sa chute ne se plaignaient même plus. Baquets et vêtements roulaient partout dans une eau fétide vomie par les hublots comme par autant d’écluses. Un dernier effort de la mer ébranla tout le navire ; le vent déchirait les voiles sur les vergues et les jetait dans les rouages de la machine à vapeur. Voiles et vapeur cessèrent au même instant tout service ; on n’entendit plus que le bruit des pompes dans les profondeurs de la cale. La frégate s’était affaissée comme un noyé dont les bras et le coeur manqueraient à la fois !

Quelques heures de plus et c’en était fait du Canada. Heureusement, le jour avait lui enfin, et par un hasard providentiel, le vent ramenait lui-même en vue de Brest. Il fallut précipitamment quitter la frégate qu’on livra aussitôt aux ouvriers dépèceurs des chantiers. Nous arrivions le matin à 10 heures. A midi, nous étions tous sur le Duguesclin.

 

Ainsi la vermine en bas, l’entassement, les asphyxies ; les gendarmes en haut, la loi martiale et les canons ; pour vêtements des loques malsaines, pour nourriture de misérables denrées avariées, pour discipline le cachot ou les fers, et parfois la mer furieuse qui venait fouailler toutes ces misères !

Comment vivre en pareil enfer et sous toutes ces ligues ennemies ?

Peu d’hommes y sont morts pourtant ; c’est que la conscience républicaine relevait ces martyrs qu’accablaient toutes les douleurs ; leur âme intrépide donnait de la force au corps : patients sublimes, ils ont ainsi rendu la souffrance esclave de leur énergie et rien n’a pu les briser, ni la violence des bourreaux, ni la tempête, ni la faim. — La foi sauve !

Mais voici l’Afrique avec les incendies de son soleil et les fièvres de sa terre empestée : nos douze mille ont mis le pied sur ses côtes ; ils ont laissé bien loin derrière eux le dernier horizon de la patrie, et la dictature les a dispersés dans ses camps fétides ! — Combien en restera-t-il, bientôt, si le crime dure et prospère ?