L’empire libéral
L’Empire libéral
Études, récits, souvenirs
par Émile Ollivier Tome deuxième
Louis-Napoléon et le coup d’État
Paris, Garnier frères, 1897
pp. 453 et suiv.
CHAPITRE III
LE COUP D’ÉTAT première partie
§ 1. — L’affichage des proclamations ; les arrestations préventives
Aux dernières heures de la nuit, dans certaines rues retentit le fracas des lourdes charrettes qui vont entasser aux halles ce que Paris engloutira dans sa journée ; le reste de la ville est calme et désert ; à peine de loin en loin le bruit de quelque pas matinal y résonne, décroît et tombe. Le matin du 2 décembre, entre cinq et six heures, un mouvement insolite se produit de toutes parts.
De la Préfecture de police sortent, semblables à des essaims de frelons, des bandes d’afficheurs qui se répandent dans tous les quartiers et y collent les proclamations apportées par Béville de l’Imprimerie nationale. Des casernes se répand à pas sourds, dans les rues, un tiers de l’armée ; elle va en silence, mystérieusement, occuper des positions désignées sur la rive gauche de la Seine, devant l’Assemblée nationale, au quai d’Orsay, aux Tuileries, au Carrousel, à la place de la Concorde, à l’avenue Marigny, aux Champs-Élysées ; une brigade s’établit sur la place de l’Hôtel-de-Ville.
Le régiment du colonel Espinasse, le 42e, chargé pendant cette semaine de la garde de l’Assemblée, avait un de ses bataillons dans l’intérieur du Palais ; les deux autres bataillons, à la suite de leur colonel y pénètrent par la grille qui vient de s’ouvrir pour les besoins du service et s’y établissent. Persigny à la tête d’un piquet d’infanterie surveille l’opération. Que signifiait cette levée d’armes ? A quoi tendait-elle ? Officiers et soldats l’ignorent, à l’exception du colonel, mandé à trois heures et demie au Ministère de la guerre, où Saint-Arnaud lui expliqua ce qu’il attendait de son dévouement et de son énergie.
Espinasse, maître du palais législatif, en fait garder toutes les issues, une seule exceptée qu’il oublia ou qu’on ne lui avait pas désignée, la porte noire, ouverte dans une voûte basse sur la rue de Bourgogne, en face de la rue de l’Université. Maître du lieu, il y donne accès à deux commissaires de police. Ceux-ci ne s’occupent pas du président Dupin ni du questeur Planat, jugés inoffensifs ; ils se dirigent à travers les nombreux détours au logement des deux questeurs belliqueux, le général Leflô et Baze, les réveillent, les arrêtent, et sans se laisser attendrir par leurs appels au devoir constitutionnel ou troubler par leurs menaces, les jettent dans des fiacres et les conduisent à Mazas.
A la même heure d’autres commissaires de police arrêtaient de la même manière soixante deux meneurs socialistes et quatorze représentants, parmi lesquels Cholat, Valentin, Greppo, Miot, Beaune, Lagrange, Charras, Bedeau, Lamoricière, Changarnier, Roger du Nord, Thiers. Avec les nuances de chaque caractère les arrestations se passèrent à peu près de même : surprise, colère, indignation, adjurations, menaces, harangues aux commissaires, appels aux soldats. Mais les commissaires de police sont imperturbables et les soldats impassibles. Lamoricière fut impertinent. « — Voyez donc, dit-il à son domestique, si l’argent que j’ai mis sur la cheminée y est encore. — Monsieur, dit le commissaire de police, cette question est injurieuse pour moi. — Est-ce que je vous connais ? Qui me dit que vous n’êtes pas des malfaiteurs ? » Il fallut prendre au collet Bedeau et l’emmener de force ; il ne cessa de crier : « A la trahison ! à moi ! » jusqu’à ce que le fiacre partit au galop. Charras dit au commissaire en montrant ses pistolets déchargés : « Si vous étiez venus deux jours plus tôt je vous aurais brûlé la cervelle. » Cavaignac donna un violent coup de poing sur une table, ce fut tout ; il redevint aussitôt froid, calme et digne ; il demanda à écrire deux lettres à sa belle-mère et à sa fiancée pour leur rendre leur parole. Changarnier ne se montra pas très méchant. Son concierge, à l’appel des agents, n’ouvrit pas et monta rapidement le prévenir ; les agents pénétrèrent par la boutique d’un distillateur ; ils le trouvèrent sur sa porte en chemise, un pistolet à la main. « Qu’allez-vous faire ? s’écria le commissaire. Vous ne tuerez qu’un homme qui a des enfants, et nous sommes quinze. Personne n’en veut à votre vie. » Le général laissa tomber son arme : « Je m’attendais au coup d’État, le voilà fait. » Il s’habilla, et demanda à être accompagné de son valet de chambre, on le lui accorda. Roger du Nord prit la chose en homme d’esprit : « Ah! je suis arrêté ? Joseph servez du Xérès à ces Messieurs et habillez moi. Après tout cela vaut mieux; cela finit le rôle ridicule que nous jouions. »
De toutes les arrestations la plus dramatique fut celle de Thiers. A l’entrée du commissaire de police il fut pris de terreur : « Il ne voulait pas mourir ; il n’était pas un criminel ; il ne conspirait pas ; désormais il ne s’occuperait plus de politique ; il allait se retirer à l’étranger. » Bientôt rassuré il s’assit sur son lit et se mit à pérorer. Il fit même des niches risquées au commissaire de police, et en chemise se dirigea vers un meuble : « Savez-vous que je suis armé et que je serais très excusable de vous traiter comme un malfaiteur ? » — Le commissaire de police montrant par un geste qu’il avait de quoi lui répondre, il se calma. On eut de la peine à le décider à s’habiller. Dans la voiture, ses terreurs le reprirent : « Vous allez me fusiller, je vois bien qu’on me mène à la mort. » On le rassura de nouveau. Alors il interrogea et offrit des ré-compenses si on lui permettait de s’évader.
Les représentants arrêtés parviennent à Mazas presque en même temps. Ils sont reçus par le directeur de Mazas et par le commissaire extraordinaire, colonel Thirion, avec les plus grands égards, tête découverte. Quelques-uns échangent de rapides paroles : « — Vous vouliez un gouvernement fort, dit Cavaignac à Thiers, eh bien vous l’avez. — Comme il nous traite ! dit de loin Changarnier à Cavaignac, il a bien tort, car, en mai prochain, il aurait été certainement réélu… mais maintenant… »
Lamoricière demanda qu’on fit venir de sa bibliothèque les derniers volumes de l’Histoire de la Révolution de Thiers. Il y trouva l’explication de l’acte dont il était la victime : « Le 18 fructidor, prévint donc la guerre civile et lui substitua un coup d’État exécuté avec force, mais avec tout le calme et la modération possibles dans les temps de révolution. » Un fragment sur le 18 Brumaire s’appropriait encore mieux à la situation : « Sièyes connaissant parfaitement les mouvements révolutionnaires, voulait qu’on arrêtat dans la nuit quarante des meneurs des Cinq Cents. Bonaparte ne le voulut pas, et eut à s’en repentir. »
Selon Odilon Barrot et Falloux, le 2 Décembre a été l’oeuvre de ses victimes autant que de ses auteurs[1]. C’est vrai surtout de Thiers. C’est lui qui avait inventé la loi du 31 mai ; lui qui par ses intrigues avait empêché tout rapprochement entre le Président et l’Assemblée ; lui qui avait fait rejeter la révision ; lui qui avait acculé le pays entre la subversion d’en bas et le coup de force d’en haut. Auteur principal de la révolution de 1848, il avait moralement une responsabilité non moindre dans celle du 2 décembre. Le comprit-il dans le morne accablement de sa cellule ? Dans tous les cas il le comprit après sa libération. Un de ses amis de l’Assemblée étant allé le voir à Naples pour le consoler, le trouva calme et dissertant avec une lucide impartialité du dernier évènement et des fautes qui l’expliquaient. — Pourquoi, dit l’interlocuteur stupéfait, ne nous avez-vous pas dit tout cela dans ce temps-là ? — Que voulez-vous ? J’étais buté !
§ 2. — Les proclamations à l’armée et au peuple. — Opinion de Proudhon
A sept heures Persigny court à l’Elysée annoncer que l’Assemblée était gardée ; Maupas télégraphie que Mazas s’était refermé sur les généraux et les députés ; Morny, congédie Thorigny en lui remettant une lettre du Président et prend possession du Ministère de l’Intérieur.
La première partie du coup d’Etat, la partie préventive et policière, était accomplie avec promptitude, décision, bonheur. Là s’achève le rôle particulier de Maupas. A partir de ce moment, malgré ses efforts brouillons pour sortir du second plan, il y restera ; l’action, désormais politique et militaire à la fois, passe à Morny, Saint-Arnaud et Magnan, et cette action était de beaucoup plus importante.
La Chambre close, les députés et les meneurs dangereux sous clef, il restait deux inconnues à dégager desquelles dépendait le succès définitif. Comment l’armée et le peuple accueilleraient-ils l’événement ? L’hostilité d’une certaine portion de la bourgeoisie n’était pas douteuse, mais cette hostilité n’avait pas de quoi inquiéter si l’armée et le peuple se prononçaient.
Il n’y avait pas à redouter de l’armée un refus d’obéissance, encore moins une rébellion, mais une résignation passive eût été insuffisante ; pour que son concours fut décisif il le fallait ardent, passionné, inébranlable. Elle ignorait pourquoi on l’avait établie sur certaines places publiques ou consignée dans ses casernes. Quel sentiment éprouverait-elle quand elle apprendrait le pourquoi ? On sut vite à quoi s’en tenir. Dès que le jour parait, on forme les troupes en cercle dans les casernes ou dans leurs campements et on leur lit la proclamation suivante : « Soldats ! soyez fiers de votre mission, vous sauverez la patrie, car je compte sur vous, non pour violer les lois, mais pour faire respecter le pays, la souveraineté nationale, dont je suis le légitime représentant. L’Assemblée a essayé d’attenter à l’autorité que je tiens de la nation entière ; elle a cessé d’exister. Je fais un loyal appel au peuple et à l’armée, et je leur dis : Ou donnez-moi les moyens d’assurer cotre prospérité, ou choisissez un autre à ma place. En 1830 comme en 1848, on vous a traités en vaincus. Après avoir flétri votre désintéressement héroïque, on a dédaigné de consulter vos sympathies et vos voeux, et cependant vous êtes l’élite de la nation. Aujourd’hui, en ce moment solennel, je veux que l’armée fasse entendre sa voix. Votez donc librement comme citoyens ; mais, comme soldats, n’oubliez pas que l’obéissance passive aux ordres du chef du Gouvernement est le devoir rigoureux de l’armée, depuis le général jusqu’au soldat. — Aidez, par votre attitude imposante, le pays à manifester sa volonté dans le calme et la réflexion. Soyez prêts à réprimer toute tentative contre le libre exercice de la souveraineté du peuple. Soldats, je ne vous parle pas des souvenirs que mon nom rappelle. Ils sont gravés dans vos coeurs. Nous sommes unis par des liens indissolubles. Votre histoire est la mienne. Il y a entre nous dans le passé communauté de gloire et de malheur ; il y aura dans l’avenir communauté de sentiments et de résolutions pour le repos et la grandeur de la France. »
C’était la harangue des grands généraux qui, à la veille de l’action, double les forces des combattants. Une longue acclamation s’échappa de tous les rangs. On a parlé de pièces d’or distribuées, de vin prodigué. Le seul or donné ce fut cette parole d’un Bonaparte ; elle fut le vin généreux qui exalta le moral des soldats. Ils savent maintenant pourquoi on les remue, ce qu’on attend d’eux ; ils prennent conscience de leur rôle. Partout, dans l’attente ou au combat, on les verra fiers, le regard et le visage assurés, n’éprouvant aucune ivresse que celle du concours accordé d’un libre assentiment.
Néanmoins le dévouement de l’armée n’eut pas suffi au succès si le peuple de Paris s’était déclaré contraire. Sans élever des barricades ni tenter une insurrection, s’il était descendu en flots serrés sur le boulevard en criant : Vive la constitution ! A bas le tyran ! le coup d’Etat se serait écroulé dans le vide ou aurait dû recourir à l’une de ces boucheries auxquelles on ne survit pas.
Le sentiment populaire fut un peu plus long à dégager que celui de l’armée. Dans toutes les maisons, à l’heure où on lisait la proclamation aux troupes, les concierges ou les domestiques entraient chez leurs maîtres en disant : « Le coup d’État est fait, c’est affiché. » Et chacun de se lever, de sortir, d’aller lire, voir, écouter. C’est au coin de la rue de Beaune et du quai, non loin de ma demeure de la rue Saint-Guillaume, que je me trouvai en face des affiches. A côté de l’appel aux soldats et d’une notification comminatoire de Maupas, je vis deux décrets et une proclamation au peuple français.
Le premier décret portait : « L’assemblée nationale est dissoute ; le suffrage universel est rétabli ; la loi du 31 mai est abrogée ; le Conseil d’État est dissous ; l’état de siège est décrété dans l’étendue de la division militaire ; le peuple français est convoqué dans ses comices à partir du 14 décembre jusqu’au 21 décembre suivant. » Le second décret donnait la formule du plébiscite sur laquelle le peuple avait à se prononcer par oui ou par non. « Le peuplé veut le maintien de l’autorité de Louis-Napoléon Bonaparte et lui délègue les pouvoirs nécessaires pour établir une constitution sur les bases proposées dans la proclamation du 2 décembre. » Le vote devait avoir lieu sur deux registres : l’un d’acceptation, l’autre de non acceptation ; les citoyens de vingt et un ans consigneraient, ou feraient consigner dans le cas où ils ne sauraient pas écrire, leur vote sur l’un de ces registres avec mention de leurs noms et prénoms.
La proclamation expliquait ces actes et indiquait les bases de la Constitution soumise au vote.
« Français ! La situation actuelle ne peut durer plus longtemps. Chaque jour qui s’écoule aggrave les dangers du pays. L’Assemblée, qui devait être le plus ferme appui de l’ordre, est devenue un foyer de complots. Le patriotisme de trois cents de ses membres n’a pu arrêter ses fatales tendances. Au lieu de faire des lois dans l’intérêt général, elle forge des armes pour la guerre civile ; elle attente au pouvoir que je tiens directement du peuple ; elle encourage toutes les mauvaises passions ; elle compromet le repos de la France : je l’ai dissoute, et je rends le peuple entier juge entre elle et moi. La Constitution, vous le savez, avait été faite dans le but d’affaiblir d’avance le pouvoir que vous alliez me confier. Six millions de suffrages furent une éclatante protestation contre elle, et cependant je l’ai fidèlement observée. Les provocations, les calomnies, les outrages m’ont trouvé impassible. Mais aujourd’hui que le pacte fondamental n’est plus respecté de ceux-là même qui l’invoquent sans cesse, et que les hommes qui ont déjà perdu deux monarchies veulent me lier les mains, afin de renverser la République, mon devoir est de déjouer les perfides projets, de maintenir la République et de sauver le pays en invoquant le jugement solennel du seul souverain que je reconnaisse en France, le peuple. Je fais donc un appel loyal à la nation tout entière, et je vous dis : Si vous voulez continuer cet état de malaise qui nous dégrade et compromet notre avenir, choisissez un autre à ma place, car je ne veux plus d’un pouvoir qui est impuissant à faire le bien, me rend responsable d’actes que je ne puis empêcher et m’enchaîne au gouvernail quand je vois le vaisseau courir à l’abîme. Si, au contraire, vous avez encore confiance en moi, donnez-moi les moyens d’accomplir la grande mission que je tiens de vous. Cette mission consiste à fermer l’ère des révolutions en satisfaisant les besoins légitimes du peuple et en le protégeant contre les passions subversives. Elle consiste surtout à créer des institutions qui survivent aux hommes et qui enfin soient des fondations sur lesquelles on puisse asseoir quelque chose de durable. Persuadé que l’instabilité du pouvoir, que la prépondérance d’une seule assemblée sont des causes permanentes de trouble et de discorde, je soumets à vos suffrages les bases fondamentales suivantes d’une constitution que les assemblées développeront plus tard. 1° Un chef responsable nommé pour dix ans ; 2° des ministres dépendant du pouvoir exécutif seul ; 3° un conseil d’Etat formé des hommes les plus distingués, préparant les lois et en soutenant la discussion devant le corps législatif ; 4° un Corps législatif discutant et votant les lois, nommé par le suffrage universel, sans scrutin de liste qui fausse l’élection ; 5° une seconde assemblée formée de toutes les illustrations du pays, pouvoir pondérateur, gardien du pacte fondamental et des libertés publiques. Ce système, créé par le premier consul au commencement du siècle, a déjà donné à la France le repos et la prospérité ; il les lui garantirait encore. Telle est ma conviction profonde. Si vous la partagez, déclarez-le par vos suffrages. Si, au contraire, vous préférez un gouvernement sans force, monarchique ou républicain, emprunté à je ne sais quel passé ou quel avenir chimérique, répondez négativement. Ainsi donc, pour la première fois depuis 1804, vous voterez en connaissance de cause, en sachant bien pour qui et pour quoi. Si je n’obtiens pas la majorité de vos suffrages, alors je provoquerai la réunion d’une nouvelle Assemblée, et je lui remettrai le mandat que j’ai reçu de vous. Mais si vous croyez que la cause dont mon nom est le symbole, c’est-à-dire la France régénérée par la révolution de 89 et organisée par l’Empereur, est toujours la vôtre, proclamez-le en consacrant les pouvoirs que je demande. Alors la France et l’Europe seront préservées de l’anarchie, les obstacles s’aplaniront, les rivalités auront disparu, car tous respecteront, dans l’arrêt du peuple, le décret de la Providence. »
J’étais plongé dans mes réflexions quand, en détournant la tête, j’aperçois Proudhon qui lisait à côté de moi. — Vous ici, m’écriai-je, je vous croyais à Sainte-Pélagie — J’y suis, mais j’ai parfois des permissions de sortir sur parole, et j’en ai obtenu une aujourd’hui motivée par une indisposition de ma femme près d’accoucher. — Que dites-vous de tout cela ?— Ah ! MM. les bourgeois veulent du despotisme ; ils vont recevoir une bonne leçon ; ils apprendront ce que coûte un despotisme ; c’est ce qu’il y a de plus instable au monde. — Pour toute réponse je mis le doigt sur le passage : « Il y aura un corps législatif discutant et votant les lois nommé par le suffrage universel. » Avec cela je défie un despotisme de durer : la liberté en sortira vite. Mais que va faire le peuple ? — Ce qu’il fera ? il ne bougera pas ; il est très républicain, très démocrate, très socialiste, mais il ne bougera pas ; dans l’appel du Président il ne verra que la dénonciation des complots monarchiques, la restitution du suffrage universel et la nécessité de sauver la Révolution. »
§ 3. — Le peuple accueille avec faveur le coup d’État, avec joie la nouvelle des arrestations.
La surprise et l’émoi de la famille du Président ne furent pas moindres que ceux du public. De son domicile de la rue d’Alger, le jeune prince .Jérôme court chez Dupin pour le presser de convoquer la Chambre. Il se flattait de l’espoir que, son cousin déposé, son père ou lui hériterait de la force de Napoléon et prendrait la place devenue libre. Le roi Jérôme, de sens plus rassis, jugeait qu’il serait enveloppé dans la chute de son neveu, qu’un Napoléon renversé on ne laisserait pas les autres libres de briguer la succession, et que l’exil serait le moindre des désagréments auxquels ils seraient exposés, mais il était froissé de n’avoir pas été averti. Il envoya cependant aux nouvelles son aide de camp le capitaine Ducasse. « Dites au Roi, lui fit dire le Président que le prince son neveu l’attend pour monter à cheval avec lui. » Le premier mouvement du roi fut négatif. — Le Président, reprit l’aide de camp, va parcourir à cheval les rues de Paris ; on tirera sur lui ; il y aura danger… — On ne faisait jamais appel en vain à la bravoure de Jérôme. — Montons à cheval, dit-il. Il revêtit son uniforme de maréchal, et, gaillard, alerte, il galopa vers l’Elysée. Le Président le reçut comme s’il l’avait vu la veille et le pria, si cela ne devait pas le fatiguer, de se joindre à son cortège. Il était dix heures. Une avant-garde de cavaliers ouvrait la marche, pistolet au poing. Derrière, seul, sans être flanqué d’aucun côté, le Président sur un beau cheval anglais ; à sa droite, un peu en arrière, Jérôme; à sa gauche Saint-Arnaud ; ensuite Magnan et une quarantaine d’officiers.
On gagna la place de la Concorde par la rue Royale, on traversa les Tuileries, le Pont-Royal, le quai d’Orsay, et par le pont du Palais-Bourbon on regagna l’Élysée. C’était une revue des troupes. A leurs acclamations dans lesquelles le cri de Vive l’Empereur s’unissait à celui de Vive le Président, le Prince put se convaincre que l’armée se donnait à lui sans réserves[2]. Il put moins bien juger des sentiments de la population, peu compacte en ce quartier ; il fut tour à tour salué par des vivats et par des cris sombres de Vive la République. Pour savoir ce que pensait le peuple il eût fallu, comme je le fis, longer les boulevards et gagner la Bastille et le faubourg Antoine, selon le langage des démocrates.
Sur les boulevards, une foule agitée, dans laquelle on ne comptait pas une blouse sur dix habits, qui va et vient, parle et déparle, proteste, et à la vue du moindre détachement hurle : Vive la Constitution. A partir de la porte Saint-Martin jusqu’à la Bastille, une foule calme, dans laquelle on compte dix blouses pour un habit. Au faubourg classique de l’insurrection, de nombreux ouvriers en costume de travail, une miche sous le bras ou le compas dans la poche, groupés autour des affiches. Là nous allons connaître l’opinion du peuple. Un lit, les autres commentent. Écoutez-les :
L’Assemblée nationale est dissoute. — A la bonne heure ! Les vingt-cinq francs[3] à la porte ! Des bons à rien ! des blancs !
— Le suffrage universel est rétabli, la loi du 31 mai est abolie . — Ah ! cela c’est bien. On nous avait volé le vote, on nous le rend. Bravo !
La suite écoutée en silence jusqu’au « vote sur registres. » Là on se rembrunit : cela ne va pas, on ne serait pas libre, ce vote-là serait de la tricherie ; il faut qu’il le change.
La proclamation renouvelle les approbations. A chaque paragraphe l’adhésion devenait plus accentuée. Le passage sur les complots monarchiques est souligné par des : — Il a raison ! c’est vrai ! A ces mots : « Je rends le peuple juge entre l’Assemblée et moi, le peuple, le seul souverain que je reconnaisse en France », on applaudit. On écoute sans trop rien dire les « bases fondamentales », on ne s’en rend pas assez compte. L’assentiment devient chaleureux au mot de la fin : « Si je n’obtiens pas la majorité de vos suffrages, je convoquerai la réunion d’une nouvelle Assemblée et je lui remettrai le mandat que j’ai reçu de vous. » — Ainsi, si nous n’en voulons pas, il s’en ira. Qu’est-ce qu’on peut lui demander de plus ? C’est un brave homme !
Ce fut bien autre chose quand arrivèrent les nouvelles des arrestations : « Cavaignac ! — Ah ! celui-là en a assez envoyé sur les pontons et dans les cimetières. — Changarnier ! — Délibère en paix ! à chacun son tour ; Ledru sera content à Londres. — Le nom de Thiers soulève une véritable explosion de rires satisfaits. — Le voilà donc dedans, le petit homme ! Il est à Mazas ! Restes-y, mon bonhomme, ce n’est pas la vile multitude qui ira t’en tirer. — Et de tous les côtés on entendait les mêmes exclamations : « Bien touché ! bien joué ! Ils voulaient le mettre dedans, c’est lui qui les y met ; c’est un malin, Badinguet ! Laissons les bourgeois se débrouiller avec lui, pourquoi est-ce qu’on ne tirerait pas un peu sur eux ? — Et chacun se rendit tranquillement à son travail. En juin 1848, les huit cents forgerons et ouvriers ferronniers employés par le Chemin de fer du Nord s’étaient presque tous soulevés ; le 2 décembre 1851, un seul manqua à l’atelier.
Mon opinion personnelle formée, je me rendis aux Batignolles où habitait mon père, afin de l’éloigner de la bagarre à laquelle, pour mon compte, j’étais décidé à ne me mêler en aucune manière. Il s’était déjà, dès le matin, rendu dans les faubourgs, déguisé en ouvrier. A son retour il me conta que, loin de préparer une révolution, le peuple accueillait avec ironie ceux qui l’appelaient à la résistance. On était tout entier au plaisir de contempler la déroute des Burgraves qui ayant cru prendre étaient pris. Les faubourgs applaudissaient. Proudhon m’avait prédit juste. « Le peuple adhérait, ou mieux, était complice. La Révolution, depuis trois ans outragée, méconnue, mise en péril, appelait un chef. Louis-Napoléon disait : Me voilà ! Et le peuple était à lui. » A cette adhésion populaire il y avait une autre cause, celle-là générale et en quelque sorte organique, à savoir qu’entre une Assemblée et un homme résolu les masses se prononceront toujours pour l’homme ; elles ne suivent les Assemblées que lorsque cet homme n’existe plus ou n’est pas encore arrivé.
Maintenant la bataille peut venir de n’importe quel côté : elle est perdue avant d’être livrée ; le succès du coup d’Etat est définitivement assuré.
§ 4. — Les députés montagnards, malgré l’apathie du peuple, décident un appel à l’insurrection. — Tentative de barricade à la rue Sainte-Marguerite. — Mort de Baudin : elle laisse le peuple insensible. — Le Comité des montagnards se cache et se promène, avec ses écharpes dans les poches. — Langage et conduite de Victor Hugo.
Les députés furent les premiers à s’en convaincre. Une quarantaine d’entre eux s’étant aperçus que la porte noire n’était pas close, se glissèrent par là dans la salle des séances. Ils envoyèrent chercher Dupin, le revêtirent malgré lui d’une écharpe et le sommèrent de devenir héroïque : « Que voulez-vous que j’y fasse ? répondit-il. Sans doute la Constitution est violée, mais ils sont les plus forts. J’ai l’honneur de vous saluer. » Et quand on lui reprochait plus tard cette fugue, il répondit : « Si j’avais eu seulement quatre hommes et un caporal, je les aurais fait tuer. » Dupin parti, arrivèrent les soldats d’Espinasse qui mirent dehors les législateurs. Ils tourbillonnèrent quelques instants dans la rue, allèrent se joindre à d’autres chez Daru et revinrent processionnellement à la porte noire, où cette fois ils trouvèrent des sentinelles. De là ils se replièrent sur la mairie du Xe arrondissement, se constituèrent et rendirent tous les décrets que Berryer leur dicta : déchéance du Président ; interdiction aux fonctionnaires publics de lui obéir ; nomination du clérical Oudinot comme général de la force armée, et du socialiste Tamisier comme son chef d’état-major. L’arrivée de commissaires de police escortés de deux compagnies de chasseurs de Vincennes troubla ce grand travail. Les commissaires sommèrent les députés de se disperser : ils refusèrent. Le général Forey appelé enveloppa la mairie ; les commissaires firent un simulacre de violence sur les vice-présidents ; les députés, convaincus de l’inutilité de l’héroïsme, quittèrent leur place, vinrent se mettre au milieu d’une haie de soldats et se laissèrent conduire docilement à la caserne du quai d’Orsay au milieu d’une foule étonnée, indifférente ou railleuse.
Les députés montagnards qui n’avaient point paru à la réunion du Xe arrondissement s’étaient répandus dans les faubourgs, afin de les soulever. Partout on leur faisait grise mine, et ils se convainquaient vite « que Danton lui-même n’eût pas suffi à allumer l’étincelle révolutionnaire au cœur du peuple.[4] » Proudhon, Girardin et le prince Napoléon (Jérôme) vinrent, dans une réunion où ils échangeaient leurs informations réciproques, les engager à éviter la faute d’un appel aux armes : on n’y répondrait pas.
En effet, quel motif avait-on pour s’insurger ? Qu’avait fait le Président ? Détruisait-il la République ? Non. — Rétablissait-il l’Empire ? Non. — Attentait-il à la souveraineté nationale ? Non. — Il maintenait la République, il ne faisait pas la moindre allusion à l’Empire, il rétablissait dans son intégrité la souveraineté nationale ; il proposait une solution et ne l’imposait pas ; il interrogeait le peuple. Répondre à un appel au peuple par un appel aux armes, voilà qui était vraiment irréfléchi et illégitime. Ils n’avaient pas la force, c’était évident, mais ils avaient encore moins le droit : le droit était au fond des urnes ouvertes dans les comices. Puisqu’ils avaient eu l’impéritie de ne pas s’arranger avant, il ne leur restait qu’à se résigner après, et s’ils voulaient lutter, à le faire par des non.
Ces non mêmes n’eussent pas été justifiés. Les bases proposées au peuple étaient celles de la meilleure des constitutions républicaines ; la liberté y occupait autant de place que l’autorité. La responsabilité, ainsi qu’il convient dans une République, était transportée des ministres au Président, mais le pouvoir législatif restait dans son indépendance souveraine, et un corps pondérateur, l’équivalent de la Haute Cour de justice aux Etats-Unis, protégeait contre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, la liberté, les droits du citoyen, les principes constitutionnels. Il est vrai que les détails de cette Constitution devaient être établis par le Prince, non par une Assemblée constituante. L’innovation était digne d’éloges. « Plus il y a de sages, moins il y a de sagesse », a dit Montesquieu. Nous devons à nos deux Constituantes, celle de 89 et celle de 48, les plus détestables de nos Constitutions. Au contraire la législation civile, judiciaire et administrative du Consulat et de l’Empire, et la Charte de 1811 à peine amendée en 1830, oeuvres du législateur unique, nous ont procuré des biens dont quelques-uns durent encore. Contre le vote par registres, le seul point inacceptable, déjà critiqué de toutes parts, ébranlé, à moitié abandonné, près de l’être tout à fait, il n’était pas nécessaire de recourir aux barricades.
Mais une conduite de bon sens ne parut ni assez conventionnelle ni assez théâtrale ; il fallait décréter, déclamer. On prononça la mise hors la loi de Louis Bonaparte et on décréta l’insurrection. Dans le décret, on avait dit d’abord : « Louis-Napoléon est un traître. — Effacez, dit Jules Favre, le mot de Napoléon, nom de gloire, fatalement puissant sur le peuple et sur l’armée, mettez Louis Bonaparte. — Vous avez raison, » dit Victor Hugo.
Les décrets n’ayant pu être imprimés furent répandus manuscrits. On voulut sonner le tocsin, les clochers étaient gardés. Personne ne remua. Le soir après quatre heures, les carabiniers et les cuirassiers du général Corte descendirent les Champs-Élysées, remontèrent les boulevards en colonne serrée, sans rencontrer aucune résistance ; un coup de fusil isolé troua le képi de Fleury, ce fut tout. Saint-Arnaud et Magnan ne voulant ni énerver ni fatiguer leurs troupes, les firent toutes rentrer dans leurs casernes, et, quoique la ville restât ainsi livrée à elle-même, la nuit fut aussi calme que celle du 1er décembre. La police en profita pour conduire les représentants détenus à la caserne d’Orsay au Mont-Valérien ou à Vincennes. Quelques-uns faute de véhicules suffisants durent subir la voiture cellulaire. A sept heures du matin, le jour commençant à poindre, le convoi destiné à Vincennes traversa le faubourg Saint-Antoine ; les ouvriers sortaient de chez eux. Quand ils surent qui était dans ces voitures si soigneusement escortées, ils s’en amusèrent beaucoup.
Le matin de ce jour, 3, une commission consultative de quatre-vingts membres était créée, le gouvernement constitué par la formation d’un ministère[5] et la répression, si elle devenait nécessaire, préparée par un décret de Saint-Arnaud, investissant le général Magnan du commandement supérieur de la 1ère division militaire.
Les montagnards avaient senti que rendre des décrets qu’on ne pouvait faire imprimer, provoquer des appels aux armes que quatre murs seuls entendaient, c’était tomber dans un colossal ridicule. Les plus braves d’entre eux, Esquiros, Madier de Montjau, Dulac, Malardier, Maigne, Brillier, Schoelcher, Bruckner, de Flotte, Baudin, voulurent faire un appel au peuple par le fait, et ils allèrent eux-mêmes construire une barricade au faubourg Saint-Antoine, dans la rue Sainte-Marguerite. — « Aux armes ! qui veut vivre et mourir libre nous suive ! » s’écrie de Flotte au milieu d’une foule compacte. — Et cet appel tombe comme un tison au milieu d’une rivière[6]. L’invincible inertie du peuple n’ébranle pas le courage des républicains ; ils s’avancent suivis d’une centaine d’hommes, désarment deux petits postes, se procurent ainsi une trentaine de fusils, renversent deux charrettes et un omnibus, les mettent bout à bout, entassent les pavés. Baudin exhorte quelques ouvriers à les aider. « Croyez-vous donc, répond l’un d’eux, que nous nous ferons tuer pour sauver vos 25 francs ? — Restez là, dit avec une mélancolie héroïque Baudin, et vous verrez comment on meurt pour 25 francs. » — A ce moment un enfant accourt en criant : « La troupe ! » Deux compagnies arrivaient au pas de course. Sept des représentants, Schoelcher à leur tête, se précipitent hors de la barricade, s’avancent sur les soldats, et, d’une voix assurée, crient : « Au nom de la Constitution et de la loi que nous représentons, nous vous sommons de vous arrêter. — J’ai reçu des ordres, répond le capitaine Petit, et je les exécute. » — Et comme les représentants ne reculaient pas : « Mais vous voyez bien que vous êtes seuls et que tout ce peuple ne vous écoute pas ; retirez-vous ou je fais tirer. — Tirez ! crie de Flotte en découvrant sa poitrine. » — Le capitaine ne donne pas l’ordre, car on lui avait interdit de tirer le premier ; il crie : « Croisez — ette ! » Les baïonnettes s’abaissent, les soldats passent entre les représentants sans les toucher, lorsque part de la barricade un coup de feu et un pauvre conscrit est étendu raide mort. Les troupes ripostent par une décharge générale, Baudin, resté debout sur la barricade, tombe foudroyé. Ainsi la première victime fut un soldat, Baudin n’a été que la seconde. — Le faubourg demeura froid et insensible devant ce cadavre. « Cela parlait haut[7]. »
Du coup le comité de résistance renonce à provoquer des barricades : il évitera avant tout de se faire arrêter, afin de se maintenir libre pour l’effort suprême ; chacun de ses membres portera son écharpe sur soi, mais pas visible[8]. La consigne est rigoureusement suivie : de ce moment l’action des députés consiste à s’installer dans une maison, y prononcer un discours, écrire une proclamation ou un décret, y prendre une résolution héroïque à laquelle on renonce, se serrer la main, s’enfuir dans une autre maison, y prononcer un autre discours, écrire une autre proclamation, un autre décret, prendre une autre résolution héroïque, y renoncer, se serrer la main et ainsi de suite.
Victor Hugo se montre le plus éloquent à discourir et à décréter et le plus agile à déguerpir. Il propose d’abord que les cent cinquante représentants de la gauche, revêtus de leurs écharpes, descendent processionnellement par les rues, par les boulevards, en criant : Vive la Constitution ! Michel de Bourges fait de graves objections. Comment ne pas se rendre aux objections d’un homme aussi expérimenté du procédé révolutionnaire ? — Il va plus tard sur les boulevards ; à la hauteur du Château-d’Eau une foule l’entoure, un cri formidable de Vive la Constitution ! sort de toutes les poitrines. Il est tenté d’enlever cette foule et de commencer le combat. Il s’élance, mais Charamaule le retient et lui dit tout bas : « Vous causerez une mitraillade inutile ! » Comment résister à un conseil d’abstention donné par un intrépide tel que Charamaule ?
Les objections de Michel, de l’expérimenté Michel de Bourges, et les conseils d’abstention de l’intrépide Charamaule firent une salutaire impression sur son ardeur. Peu après il traverse en omnibus la place de la Bastille en compagnie d’Arnaud (de l’Ariège), celui-ci, la tête et le buste hors de la fenêtre, s’étant mis à haranguer un régiment et à protester contre la trahison du Président Bonaparte, il le tire par sa redingote : Mais taisez-vous donc, vous allez nous faire massacrer[9] ! Du moins il ne perdait pas son temps : en attendant l’heure suprême où l’on tirerait de dessous les habits les écharpes invisibles, il prend des notes « avec le crayon de Baudin. »
Un moment on craignit que son humeur bouillante, Michel de Bourges et Charamaule n’étant pas là, ne prit le dessus. — Croyez-vous, demanda-t-il à Jules Simon, que si je me faisais tuer au quartier Latin et que l’on portât mon cadavre par les rues, croyez-vous que cela soulèverait les étudiants ? — Je n’en doute pas, répond Jules Simon. — Il lui serre la main et descend par la rue Vivienne. — Y pensez-vous ? dit quelqu’un avec reproche à J. Simon. — Rassurez-vous, répond celui-ci, il y a loin d’ici au quartier Latin[10]. En effet après quelques pas V. Hugo a pensé que mourir seul ferait moins d’effet que mourir en compagnie ; il revient vers ses collègues et leur propose un holocauste collectif. « Ne faisons grâce à ce malheureux Bonaparte d’aucune des énormités que contient son attentat. Forçons sa mitraille à trouer nos écharpes avec nos poitrines. — Nous sommes tous prêts, crient-ils. Votre avis sur les mesures à prendre ? — Pas de demi-mesures ! un grand acte ! trouvons-nous tous demain, de neuf à dix heures du matin, salle Roisin, s’il y a quelque obstacle nous siégerons dans un carrefour entre quatre barricades[11]. » Le lendemain, par des raisons inconnues, on ne parvint pas à se rejoindre à la salle Roisin. Et le comité recommence à pérégriner de maison en maison. On les eût fusillés, disaient-ils, si on les avait arrêtés. — Non, V. Hugo a rêvé qu’on avait mis sa tête à prix. On n’avait pas même donné ordre de l’arrêter, pas plus que les orateurs habituels du comité ambulant, Jules Favre et Michel de Bourges.
Un certain savant, après avoir composé un gros volume contre le suicide, le termine en s’écriant : « Je n’y tiens plus, je vais me brûler la cervelle ! » A force de fulminer, de décréter, de haranguer contre le coup d’Etat, ils en vinrent à le contre-signer. « Attendu, décrétèrent-ils, que l’attentat de Louis-Napoléon, en brisant tous les pouvoirs, n’a laissé debout que l’autorité suprême, le suffrage universel, le peuple est convoqué le 21 décembre 1851 pour élire une Assemblée souveraine. » Donc que la victoire appartienne au coup d’Etat ou à eux, la Constitution reste morte, la Chambre dissoute, les députés dépouillés de leur mandat, la loi du 31 mai abrogée, le peuple convoqué clans ses comices pour faire acte de souveraineté.
Seulement eux veulent que cette souveraineté s’exerce par une Assemblée, le Président par un plébiscite. Simple débat de procédure.
[1] Falloux, Lettre à l’Union de l’Ouest du 23 janvier 1852. — Odilon Barrot, Mémoires, t. IV, p. 124. [2] On a raconte que le Président, électrisé par les acclamations des soldats, allait s’élancer vers les Tuileries, et qu’il en fut empêché par une observation de son oncle. C’est une fable. Le Président, en ce moment, ne pensait pas à l’Empire. On se fait une bien fausse idée de lui en le supposant capable d’être entraîné sans réflexion par des cris de soldats et retenu aussitôt par un mot de qui que ce soit. [3] Taux de l’indemnité quotidienne des députés. [4] V. Hugo, Hist. d’un Crime.
[5] Morny à l’Intérieur, Fould aux Finances, Roulier à la Justice, Magne aux Travaux publics, Saint-Arnaud à la Guerre, Ducos à la Marine, Turgot aux affaires étrangères, Lefèvre-Duruflé au Commerce, Fortoul à l’Instruction publique. [6] PIERRE LEFRANC, Le 2 décembre, p. 193. [7] Hugo. — Fleury se trompe lorsqu’il dit : « Cette fin tragique fut le brandon qui alluma l’incendie. » Elle n’alluma rien. [8] Histoire d’un Crime, t. I, p. 241. [9] Dans son récit, Victor Hugo a pris le rôle d’Arnaud de l’Ariège et lui a donné le sien. V. Biré, Victor Hugo après 1830, t. II, p. 224.
[10] JULES SIMON, Revue de Famille, septembre 1890. [11] V. Hugo, Hist. d’un Crime, t. II, p. 16.
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