Les Mayons

Les Mayons – 1851 – Au pays de la dame en rouge

par Bernard Lonjon

troisième partie : Combattants pour la Liberté

 

UN MOUVEMENT INSURRECTIONNEL EN DEUX TEMPS

La relation évènementielle fait apparaître deux moments bien distincts pouvant correspondre chacun à un niveau d’organisation.

  La résistance massive dans le village

Cent Mayonnais qui y participent, c’est près du quart de la population totale et plus du tiers de la population de plus de 18 ans. Par delà l’apparence d’une improvisation, le mouvement répond à une stratégie à l’évidence imaginée et à des mots d’ordre que le réseau des sociétés secrètes a fait transiter . Ainsi les Mayonnais n’agissent qu’après avoir eu connaissance de la lettre de Victor Friolet et selon  un scénario identique à ce qui se passe dans les villages voisins[1]. Jean-Baptiste Maunier le dit clairement : « l’agitation ayant commencé, on voulut suivre l’exemple de ce qui s’était passé au Luc ».

·        Ils renversent l’autorité en place et prennent le pouvoir au nom du peuple souverain en s’appuyant sur les droits que la Constitution leur accorde,

·        Ils réquisitionnent les armes en faisant au besoin des visites domiciliaires,

·        Ils installent des postes de garde,

·        Ils prennent des otages,

·        Ils illustrent et extériorisent leur action par des manifestations dont le symbolisme puise dans la tradition folklorique populaire : farandoles, chants, expressions gestuelles..

 

 

Le renversement du pouvoir en place

 

Il s’inscrit dans la Constitution en ses articles 68 et 110 et s’appuie sur l’ambiguïté des termes du décret du 2 décembre où l’on dissout l’Assemblée nationale et l’on rétablit le suffrage universel.

Le remplacement de l’adjoint est justifié par la présentation d’une proclamation du Président de la République dans laquelle « il était dit que Louis Napoléon avait dissous la chambre et avait proclamé le peuple souverain[2]». Tantôt naïve, tantôt militante, cette argumentation se retrouve chez nombre de prévenus d’autres villages. A l’accusation qui leur est portée de vouloir renverser l’autorité, ils répondent par la légitimité de leur action.

C’est une action légale donc, où l’on s’empare d’abord des registres de l’état civil symbole de l’existence de la collectivité et dont la tenue, légitime pour le hameau la fonction d’adjoint, avant de rendre dépositaire de l’autorité collective un représentant ceint de l’écharpe tricolore.

La désignation de Jean Baptiste Maunier peut surprendre si l’on pense que Ferdinand Muraire  était tout désigné pour reprendre son poste. N’a-t-il pas voulu vis-à-vis de son frère ? On peut aisément le supposer . La lettre de Victor Friolet qui décrit les évènements lucois est adressée à Jean Baptiste Maunier et non à Ferdinand Muraire. Cette désignation exprime-t-elle la tiédeur de ce dernier vis-à-vis du mouvement ? On le voit pourtant participer à la visite domiciliaire faite au garde champêtre ainsi qu’à l’arrestation du curé. En revanche il ne partira pas pour Aups. Jean Baptiste Maunier assume avec courage les responsabilités qui lui ont été confiées. On a vu son rôle régulateur à la chambrée. Il conduit sans armes l’escorte des prisonniers au Luc. Il part avec ses compatriotes rejoindre la colonne à Vidauban. Un comportement digne dans des conditions extrêmement délicates.

 

Les postes de garde

 

On lit dans un interrogatoire : «On s’était donné le mot à quelque opinion qu’on appartînt de rester sur le qui-vive pour empêcher le désordre».

Mis en place pour empêcher les gens de sortir du village, ils servent aussi de dépôt pour les armes réquisitionnées, ainsi à la chambrée et à la maison d’école.

Monter la garde représente un acte d’adhésion clair au mouvement.

Sur huit prévenus qui l’évoquent, un seul est interrogé directement sur le sujet, pour connaître le nom du chef qui a organisé la garde. On cite encore à ce propos les deux ouvriers de Gonfaron.

Dans ce village, l’organisation des postes de garde fait en revanche l’objet de la part du juge de paix du canton de Besse, de 29 interrogatoires spécifiques desquels  ressort le lien avec la société secrète. Deux accusés précisent clairement avoir fait monter la garde à une section de dix hommes.

Monter la garde, c’est dans l’esprit des acteurs « empêcher le désordre », « maintenir la tranquillité » ,  c’est confier au peuple « la garantie de la sécurité publique » , au besoin avec les armes,  dans un pays où le fusil est un compagnon de travail,  ce qui nous renvoie encore aux termes de l’article 110. C’est aux yeux des autorités la participation au renversement de l’ordre établi et le ralliement à une stratégie de contrôle des communications dans un but subversif sur la route royale 97.

 

 

La prise d’otage

 

Elle fait l’objet à la chambrée d’un débat dont la vigueur est le signe  de perception socio-politiques divergentes. On a vu le rôle modérateur de l’adjoint Jean-Baptiste Maunier. Si le recours au vote est nécessaire pour décider du nombre de prisonniers à faire et donner la majorité à la tendance modérée, il n’en reste pas moins qu’il a fallu composer avec les partisans d’une action plus radicale, si l’on observe que sept otages supplémentaires sont obligés, le lendemain, de suivre la première colonne. On peut opposer une prise d’otage « officielle », légalisée par un vote, au coup de force des plus radicaux qui obligent sept Mayonnais du parti de l’Ordre à les accompagner.

Sur les quatre otages mayonnais « officiels », le plus remarquable est le recteur Rouvier, curé de la paroisse, seul ecclésiastique varois à avoir été arrêté. Insistons bien sur le fait qu’il est arrêté en tant que chef du parti de l’Ordre et non en sa qualité d’homme d’église. Pas d’anticléricalisme que ce soit aux Mayons ou au Luc, seulement à Gonfaron, quelques fortes allusions où transpire un lourd contentieux.

 

Sur les trois autres prisonniers, on trouve :

·        Le fils d’un ménager, Clavel Ferdinand, 29 ans,

·        Un propriétaire Martel Désiré, 30 ans, dont « la femme vit des revenus de son mari ». Il a été arrêté comme un otage de la Garde-Freinet davantage  pour ses fonctions de facteur rural , ainsi qu’il est qualifié dans sa déposition.

·        Un cultivateur, Eustache Peirier, 66 ans qui a été arrêté comme Porcio Marius, du Luc, en tant que garde champêtre, nommé dans les conditions que l’on connaît.

 

Pour les deux derniers, des otages pris dans leur fonction comme dans les communes avoisinantes et qui plus est au service du parti de l’Ordre.

Sur les « sept accompagnateurs forcés », tous du parti de l’Ordre, ainsi que l’indique un document, nous avons :

 

·        Un aubergiste, 46 ans, détenteur de 10 ha,

·        Un maçon, 30 ans, dont la « femme vit des revenus de son mari »,

·        Deux fils et un frère de propriétaire ménager cultivateur,

·        Deux fils d’un ménager propriétaire cultivateur.

 

Ces otages sont pris certes dans la classe plutôt aisée du village, mais ce qui leur est reproché, ce n’est pas leur richesse,  c’est d’être  du parti des riches. Eustache Peirier nous rapporte ainsi les propos tenus à son encontre par Siméon Lonjon [3] : « tu es un brave homme, nous ne voulons pas te tuer, mais comme tu es du parti des riches, il faut que nous te foutions une « rouste ».

Le remarquable ici réside dans l’expression d’une conscience politique suffisamment forte pour prendre le pas sur les relations personnelles privilégiées au sein d’une communauté villageoise.

La manifestation ultime en est dans une même famille, le choix de camps opposés et sa traduction en situations conflictuelles.

A l’étonnement de certains otages de se voir ainsi conduits prisonniers, Alix Geoffroy, l’un des principaux chefs du bataillon Luco-mayonnais, répond « qu’il n’y pouvait rien, que c’était au peuple qui était souverain à le juger ». Voilà encore une référence à la souveraineté populaire qui touche cette fois-ci à la légitimité d’un jugement.

C’est vrai alors que les otages peuvent s’interroger sur leur sort et que l’évocation de 93 peut leur causer quelque frayeur.. Etre conduit prisonnier au Luc accompagné par des chants qui vantent les mérites de Robespierre, après avoir assisté à la scène de la « Cougourdo » dans les rues du village  ne peut qu’exacerber leur angoisse et apporter aux « gens du parti de l’Ordre » un motif supplémentaire de discrédit et de calomnie du mouvement [4].

La scène de la « Cougourdo » associe, dans son expression folklorique collective, la parole au geste. Ce passage à l’acte est resté symbolique, mais par delà un archaïsme, ces allusions à un épisode somme toute récent de l’Histoire de l’époque, prouvent-elles qu’une radicalisation du mouvement était possible ? On peut avoir du mal à le croire, d’autant que ces références sont toujours dans les termes accusateurs de la répression ou rapportés par cette même

On a vu ceux concernant Saturnin Bourjac, bouchonnier à la Garde-Freinet.  Lui répondent au Luc les renseignements sur Lonjon Jean-Baptiste, bouchonnier, fournis par la gendarmerie en février 1852 en référence à des propos qu’il aurait tenus en 1848. «  Il a dit qu’il fallait que les riches eussent les cheveux coupés jusqu’au cou et les ongles jusqu’au coude. »

Sachons distinguer entre la provocation d’un langage populaire excessivement imagé et la manifestation de la part de cette nouvelle couche sociale, que constituent les bouchonniers d’une apparition de classe. Ici, l’émergence d’une conscience nouvelle de rapports sociaux se caractérise encore par l’archaïsme de son expression orale.

 

La marche insurrectionnelle

 

On pourrait penser, à la première lecture des procès verbaux des jugements, à un départ contraint et forcé. On peut lire en effet dans ces documents :

« … je fus obligé de partir… » ; «…je fus entraîné à suivre un détachement de… » ; « …si nous ne marchions pas, nous serions déclarés traître à la patrie… » ; « …nous craignîmes de résister à des injonctions si pressantes et je me mis en route… » ; « …j’obéis à l’injonction qui m’était faite… » ; « … comme les autres, je me décidais à partir… ».

Quand on sait que cette marche a été pour la répression, le principal grief, la minimisation par les insurgés de leur participation tombe sous le sens, car il n’en reste pas moins le nombre conséquent qui prend  le fusil[5] pour rejoindre la colonne.

Rappelons nous aussi un départ en pleine nuit qui ne favorise pas l’enthousiasme. Outre le maintien des postes de garde, considérons comme une autre preuve de la mobilisation, la présence au moment du départ des habitants des campagnes,  Muraire Louis de Malvallon, Clavel Philémon et Meille Ambroise de Valpayette, Portal  Barthelemy de Rascas, Lonjon Frédéric de Mourrefrey, Lonjon Eugène, Ginouves Joseph et son fils François, Ginouves André, Lonjon Sigismond de la Tuiliere, Brun Pierre des Plantiers, dont il faut cependant reconnaître pour certains la possibilité d’avoir été « pris » sur le chemin qui mène à Vidauban par la Verrerie. Pratiquement tous les écarts sont représentés. A la Tuiliere, le hameau d’Appolonie, quatre ménages sur six participent à la marche sur Aups.

L’adjoint cite neuf Mayonnais qui après avoir pris une part très active au mouvement, sont restés au village. Cinq d’entre eux furent tout de même arrêtés et jugés, deux condamnés à la déportation dont un verra sa peine commuée en surveillance.

Reste le cas de Solange Lonjon. Malgré ses vives dénégations, on a du mal à l’imaginer laisser partir seuls ses deux frères. Plus que l’intime conviction, une précision à la fin de son interrogatoire du 21 décembre à Draguignan peut nous en fournir la preuve : « je portais le drapeau tricolore, j’avais aussi une robe rouge avec des manches noires, j’étais coiffée en cheveux.. ».

Une description à mettre en parallèle avec l’interrogatoire du 2 janvier de Césarine Ferrier, à qui l’on reproche : « Ne saviez-vous pas et ne vous a-t-on pas dit qu’en étant coiffée du bonnet phrygien et en portant l’écharpe rouge, vous représentiez la déesse de la Liberté ? ».

 

Quand on connaît le militantisme et la finesse dans la défense de Solange, on doit apprécier la mention finale dans sa déposition, malgré le charme de l’expression, non comme un souci d’esthétique féminin mais comme la parade anticipée au reproche d’un acte qu’elle sait séditieux et qu’elle ne pouvait connaître qu’en tant que participante. Césarine Ferrier fut coiffée du bonnet phrygien à Salernes.

 

Partis en deux groupes bien distincts, les Mayonnais vont rejoindre la colonne principale non au Luc comme on a coutume de le dire, mais à Vidauban pour le premier, à Taradeau pour le deuxième.

On peut s’interroger sur une mise en route aussi tardive et faire toutes les suppositions. L’isolement des Mayons a rendu plus sensible les hésitations constatées au plus haut niveau sur la conduite à tenir dans cette deuxième phase. Sans doute retrouve-t-on les différents degrés d’implication de chacun. De même, ne doit-on pas négliger le souci d’indépendance des Mayons par rapport au chef-lieu. Les Mayonnais peuvent avoir saisi l’occasion en ces circonstances propices de se différencier du Luc pour marquer leur volonté et leur capacité d’agir en toute indépendance.

Le fait remarquable est alors ce ralliement massif à un départ finalement en bon ordre, Jean Baptiste Maunier en tête, qui ne fuit pas là non plus ses responsabilités. A Gonfaron par exemple, il semble que la marche sur le Luc se soit faite de manière plus dispersée.

12 % de la population totale, soit plus de 30% de la population masculine de plus de 18 ans décident donc de partir, formant comme le dit avec grande justesse Maurice Agulhon, une colonne qui avait « ses volontaires, ses réfractaires et ses mobilisés… ». 

 

                                   



[1] A Gonfaron, dès le matin du 4 décembre, Marcel Bonasse, Lonjon Joseph Baptistin et Quenis Bonnet partent en cabriolet au Luc. Après leur retour, s’organise un rassemblement dans le café du premier nommé qui marque le début de l’insurrection dans ce village.

[2] A Gonfaron toujours, Marcel Bonasse, un des principaux acteurs que l’on accuse d’être allé chez le maire demander les clés pour s’emparer de la mairie, l’exprime clairement lors de son procès : « A la vue de la proclamation du Président de la République, j’ai cru que dès lors le peuple avait le droit de nommer une commission municipale »

[3] Siméon Lonjon frère de Lonjon Louis peut être celui dont la nomination en tant que garde champêtre fut refusé par le préfet au profit de Eustache Peirier. Suivra la mise à exécution de ses propos par Désiré Ollivier, ancien garde champêtre démissionnaire.

[4]Hyppolite Maquan otage lorguais ne s’en privera pas, dans la relation qu’il fait des évènements dès 1852 dans sa diatribe : «  trois jours au pouvoir des insurgés ».

[5] Ils sont huit à dire sans qu’on leur demande, être partis avec un fusil.