Les Mayons
Les Mayons – 1851 – Au pays de la dame en rouge par Bernard Lonjon première partie : Les Mayons en 1851 QUELQUES REPERES LOCAUX
Les adjoints spéciaux
Représentant les mayonnais au conseil municipal du Luc, ils ont pour rôle essentiel et ô combien symbolique de tenir les registres de l’état-civil[1].
Nous avons vu comment le premier officiellement nommé fut en 1845 Joseph Félix Clavel qui, soit dit au passage, fait accepter en mai de la même année, la désignation d’un secrétaire chargé des écritures.
Le 12 août 1848, le citoyen maire du Luc signifie au citoyen Clavel que le citoyen Muraire Ferdinand a été élu adjoint spécial et qu’il doit cesser immédiatement ses fonctions.
Voilà déjà une désignation significative de l’esprit du temps et des aspirations du hameau .
Ferdinand Muraire a 45 ans, il est Républicain, son épouse est Gasquet. Il est qualifié en 1846 fabricant de bouchons, propriétaire, fils de Jean-Baptiste Muraire, propriétaire lui-même. Un de ses fils a 13 ans, il se prénomme Anicet , il sera maire de 1876 à 1919.
Le 5 décembre 1851, l’adjoint spécial que les insurgés déposent est son frère Louis Athanase Muraire, 48 ans, propriétaire et revendeur. Son épouse est Laugier Alexandrine. Il est du parti de l’Ordre.
Ferdinand Muraire démissionne de son poste en septembre 1851, pour des raisons politiques.
Giraud Louis Honoré, notable lucois, refuse son élection à ce poste. Le maire fait savoir le 20 septembre, la nomination préfectorale de Louis Athanase qui accepte.
La police municipale – Les gardes champêtres.
Leur sort est un autre indicateur de la montée de la réaction dès la fin de 1849. Représentant la première forme d’autorité, la plus proche des populations, on a soin de veiller aux opinions des candidats pressentis. Ils seront en quelque sorte des boucs émissaires.
Aux Mayons, la nomination d’un garde champêtre affecté « plus particulièrement au territoire communal » est contemporaine de la désignation d’un adjoint spécial. En septembre 1844 est nommé Désiré Ollivier, ancien boulanger, 35 ans, « sachant lire et écrire ». Il propose d’exercer gratuitement ses fonctions jusqu’au 1er janvier 1845, date à partir de laquelle le conseil municipal a décidé le versement d’une rétribution annuelle de 150,00 F. Il démissionne dans les premiers mois de 1848.[2]
En juin de cette même année, Bérenguier Toussaint lui succède.
Le 8 avril 1851, le maire du Luc communique à l’adjoint spécial des Mayons l’arrêté du préfet qui révoque de sa fonction Toussaint Bérenguier avec obligation de placarder cet arrêté en « lieu ordinaire des publications de l’autorité ». Quelle volonté de faire un exemple et quelle vexation !
La désignation de Lonjon Louis par le conseil municipal du Luc en mai 1851 n’obtient pas l’accord du préfet. C’est Eustache Peirier, 66 ans , ménager-cultivateur, du parti de l’Ordre, que les insurgés prendront comme otage, qui est nommé. La démission de Ferdinand Muraire n’a d’autre cause que ce désaveu de l’autorité préfectorale.
Au Luc, cette tendance est encore plus marquée. Ce n’est pas moins de 5 désignations qui se succèdent de 1848 à 1851. Porcio Marius, cordonnier, en poste depuis 1841, est révoqué en avril 48 sous la pression du mécontentement populaire et avec la totale approbation du maire, qui avait multiplié les plaintes auprès du préfet.
Après la démission de son successeur, Simon Rémi Fournier, en novembre 1849, un bras de fer s’engage entre la municipalité au sein de laquelle le nouveau maire pourtant nommé par le préfet, n’a pas la majorité et l’autorité préfectorale qui refuse d’officialiser successivement les nominations de Bouffier Jacques Philippe et Honoré Montagne [3]entre novembre 1849 et novembre 1850, date de la désignation de Fenouil Honoré, ancien militaire.
A Gonfaron, autre cas de figure, la révocation du garde champêtre est le fait du maire.
Ces divers épisodes illustrent parfaitement les tensions à partir de la fin 1849 et constituent des motifs supplémentaires de déception.
Après l’insurrection, Porcio au Luc et Peirier aux Mayons retrouveront leur fonction.
Le curé des Mayons.
La vie publique locale est dominée par le curé, le recteur Rouvier Pierre, desservant du hameau, 45 ans. Il vit avec sa soeur au quartier des Bachas, dans l’actuelle rue Tanneron.
C’est un personnage clef. Sa correspondance soutenue avec les autorités, que ce soit le préfet, le procureur de la République ou le juge de paix du canton, ne laisse aucun doute sur son rôle et son influence. Porte-drapeau zélé du parti de l’Ordre, il est vivement engagé dans le combat contre les idées démocratiques.
Il cumule les fonctions et ses interventions ne semblent pas avoir de limites.
Il intervient dans le contrôle de l’opinion publique, comme détenteur d’un pouvoir de police.
N’est-il pas à l’origine de la fermeture d’une chambrée ?
N’entend-on pas Louis Borrelly lui dire « maintenant nous pourrons chanter ce que nous voulons » [4]
Il est secrétaire de mairie, et contribue à ce titre à l’enregistrement des actes de l’état-civil, pourtant domaine exclusif de l’autorité laïque.
Mais il est deux dossiers très sensibles où ses interventions sont encore plus lourdes d’implication. Ils concernent l’enseignement primaire et l’érection du hameau en commune.
La question de l’enseignement primaire.
La municipalité du Luc prend dès 1838 des positions très avancées en ce domaine. Si une minorité marque déjà sa volonté d’accorder la gratuité à tous, une majorité de 12 voix contre 7 souhaite voir l’école dirigée par un instituteur laïque.
Arrêtons nous un instant sur le principe de gratuité. Cinq conseillers municipaux justifient ainsi leur position : « Les soussignés n’ont pas voté pour les allocations que la majorité a accordées au pensionnat classique et à l’instituteur…. parce qu’ils auraient désiré conformément à la délibération prise à l’unanimité lors de la formation du budget de 1838 que l’instruction fut généralement gratuite moyennant une augmentation de traitement à l’instituteur communal que M. le préfet n’accorde pas à cause de l’insuffisance des fonds, insuffisance qui n’existe pas actuellement d’après le susdit vote de la majorité auquel les soussignés se joindraient volontiers voulant propager le plus possible l’instruction si on ajoute les moyens d’avoir l’instruction gratuitement… »
Jusqu’à la promulgation de la fameuse Loi Falloux, en mars 1850, l’enseignement primaire était régi par la loi Guizot de juin 1833, une loi qui malgré les progrès, ne réglait pas le problème de la confusion entre instituteurs congréganistes et instituteurs laïques.
Par delà l’avant-gardisme des positions lucoises, observons d’ores et déjà le côté pernicieux du système de rémunération qui ajoute à un traitement fixe décidé par la commune, la rétribution mensuelle à payer par les parents. La gratuité ne peut s’appliquer qu’à la condition d’un traitement de base convenable.
A l’inverse, les municipalités peuvent jouer sur ce principe pour diminuer l’allocation fixe de l’instituteur, sachant que la gratuité n’était accordée qu’aux enfants d’indigents.
Concernant la laïcité, la position du conseil municipal est pleinement confirmée en mai 1848 à propos de l’école des Mayons.
Le maire écrit à l’inspecteur primaire : « Le citoyen Rouvier, desservant la paroisse du hameau des Mayons a été nommé instituteur communal de ce hameau. Mais cette nomination n’a été et n’a pu être que provisoire et le conseil municipal tient singulièrement à ce qu’un instituteur laïque soit appelé à le remplacer » et de poursuivre « dans le but de se procurer cet instituteur, l’administration communale est décidée à ajouter encore aux sacrifices que la commune s’est imposés pour ce projet. Les allocations de ce poste, y compris l’indemnité de logement seraient portées à la somme de 360 francs, laquelle jointe au prix d’écolage et aux petits revenus que l’instituteur pourrait retirer des services rendus aux habitants, lui assurerait une existence honorable ».
On a confirmation ici du caractère aléatoire de la rémunération. En réalité, l’allocation fixe sera de 240 francs par an et la contribution annuelle des parents de 100 francs pour 1849[5].
Les conditions faites à l’instituteur sont telles qu’une alternance s’établit avec le recteur Rouvier.
Freyet Louis Ambroise, originaire de Seillons, nommé en 1848, revient sur la démission qu’il a donnée en novembre 1849 en raison de l’insuffisance de ses revenus[6]. Son décès en mars 1850 offre au curé l’occasion de proposer à nouveau ses services.
Le conseil municipal propose dès le mois de mai la nomination d’un instituteur laïque, Jeannette Jean-Baptiste.
Entre-temps, le 15 mars est promulguée la loi Falloux qui accroît considérablement l’influence de l’église sur l’enseignement.
Les références à cette loi dans le microcosme lucois méritent réflexion. En novembre 1850, le conseil municipal décide de supprimer l’école élémentaire de garçons et de maintenir l’école communale primaire supérieure « attendu que le directeur est capable d’enseigner toutes les matières …». Un pied de nez à la loi Falloux qui, elle, supprimait les écoles primaires supérieures? Une façon de régler le conflit entre les directeurs des deux écoles en faveur de celui qui intervient dans celle ouverte en octobre, dans l’esprit de 48?
Au sein du conseil municipal, quatre voix s’élèvent contre cette proposition pour neuf favorables.
En revanche, ce même conseil refuse en février 1851 la création d’une école primaire publique de filles aux Mayons. Une seule voix contre, celle de l’adjoint spécial, exceptionnellement présent lors de cette séance. Une délibération lourde de conséquences, quand on sait que le nouvel instituteur public, Jeannette Jean-Baptiste démissionne en avril 1851 en raison de l’impossibilité qu’il a «d’accueillir les enfants des deux sexes » dans des locaux de 18 m². La place est à nouveau laissée au recteur Rouvier qui prend volontiers le relais et n’hésite pas à faire école aux filles et aux garçons dans la même salle.
Il sera d’ailleurs arrêté en décembre 51 au sortir de la classe.
Sur la question scolaire, la municipalité du Luc n’a pas toujours eu envers le hameau les actions à la hauteur de ses idées. Ainsi pour la gratuité, elle décide en 1851 de supprimer pour les garçons la rétribution mensuelle à payer par les parents. Aux Mayons, elle est maintenue à :
– 1.50 f pour les élèves qui ne reçoivent l’instruction que sur la lecture ;
– 2.50 f pour ceux qui reçoivent la lecture, l’écriture et les éléments du calcul ;
– 3.00 f pour ceux qui sont instruits sur toutes les parties de l’enseignement primaire.[7]
Par delà le sentiment d’exclusion que peut encore avoir en ce domaine le hameau, nous devons retenir l’intensité de la guerre scolaire, enjeu essentiel dans la lutte d’influence que se livrent les partis. Dans ce cas, le curé des Mayons agit autant es qualité qu’en tant que chef du parti de l’Ordre. Il symbolise bien alors cette nouvelle « alliance du trône et de l’autel », caractéristique de la montée de la réaction.
L’érection du hameau en commune.
Dans l’étude de ce dossier que les habitants considèrent comme vital pour leur devenir et qu’ils ont présenté comme l’ expression de leur liberté, de la liberté que la République a accordée, nous en sommes restés sur le légitime espoir qu’ils pouvaient nourrir d’une issue favorable, après sa mise en instruction par le préfet en mars 1849.
Un an après, en février 1850, seul manque le recensement pour pouvoir le soumettre à la décision du gouvernement. La population doit atteindre les 500 habitants.
Le dénombrement sera confié à une commission de trois membres choisis parmi les habitants.
La proposition du curé au préfet, de désigner Muraire Louis Athanase, Amédée Clavel et Muraire Barthélémy, tous du parti de l’Ordre, est confirmé par un arrêté préfectoral début mars. Or le 10 mars, les élections complémentaires des députés à l’Assemblée législative ne donnent pas les résultats attendus. Les Mayons qui possèdent depuis mai 1849 un bureau de vote distinct malgré les réticences des élus du chef -lieu, ont donné la majorité aux candidats de gauche.
Résultats des élections du 10 mars 1850
Si Le Luc confirme sa position d’épicentre et entraîne un canton qui place très nettement en tête les deux candidats de gauche, alors que le Var élira le comte Siméon de droite devant Clavier, de gauche, aux Mayons, l’écart bien que faible est suffisamment surprenant et significatif pour que le curé adresse au préfet le 19 mars 1850 une lettre confidentielle qui donne le ton et précipite le village dans l’engrenage de la répression.
Voici le contenu in extenso de ce document clef :
« Monsieur le préfet,
J’ai reçu dans son temps votre arrêté par lequel vous nommez une commission pour faire le recensement de la population des Mayons. J’ai voulu attendre après les élections de m’occuper de cette affaire. Comme les gens des Mayons en général, et en particulier l’adjoint [8] et le garde [9] ont si indignement manqué à la parole qu’ils m’avaient solennellement donnée, je serais d’avis, sinon d’abandonner cette affaire, au moins de l’ajourner. J’oserais pour cela vous prier de vouloir bien m’écrire de suspendre le travail pour cet objet jusqu’à nouvel ordre, sans me dire ni pourquoi, ni comment. Mais dans l’occasion, cela pourrait me servir pour….(illisible)… les personnes qui se sont si mal comportées et qui commencent même à être un peu sottes de leur conduite.
J’ai l’honneur aussi de vous prévenir que nous venons de perdre notre instituteur communal. Avant que cet instituteur vint aux Mayons, j’avais rempli ces fonctions pendant un an pour ne pas laisser sans instruction ces pauvres gens qui ne pouvaient trouver aucun instituteur ; et aujourd’hui plus que jamais je ne reculerais pas devant cet acte de dévouement pour préserver les Mayons d’un de ces instituteurs qui sont le fléau des populations qui ont le malheur de les posséder. Car tel serait celui que nous aurions s’il était choisi par notre adjoint et le conseil municipal du Luc. J’accepterais donc volontiers, pour le bien du pays que je veux en quelque sorte malgré lui, les fonctions d’instituteur communal, si vous jugiez à propos, dans votre sagesse de me les confier.
J’ai l’honneur d’être avec la plus haute considération
Monsieur le Préfet,
Votre très humble serviteur
Signé Rouvier, Recteur des Mayons.
Le 29 mars, le préfet demande au curé de ne pas donner suite à l’opération du recensement. On peut imaginer la déception et le climat créé. L’entente, dont ce document indique qu’elle n’était que de façade entre les partis, sur un dossier qui ne pouvait au départ que faire l’unanimité, est désormais rompue.
Ce n’est pas la première fois que le curé intervient pour influencer un vote. Les élections présidentielles lui fournissent même l’occasion d’une demande auprès du préfet le 2 décembre 1848 :
« J’ai appris par un citoyen du Luc que vous aviez accueilli favorablement la pétition des habitants des Mayons dont j’ai eu l’honneur de vous parler dans une visite que je vous fis à Draguignan, pour cet objet[10]. La bonté avec laquelle vous avez daigné m’accueillir moi-même m’engage à vous faire une confidence dans l’intérêt de mes paroissiens et peut-être aussi dans l’intérêt général de la patrie. On m’a dit que dans cette occasion, vous comptiez sur le concours des habitants des Mayons pour la nomination du Président de la République. Je désirerais donc connaître confidentiellement aussi, quel est le candidat que vous désirez qu’ils portent, voyant l’intérêt que vous prenez à leur position, je ne doute pas qu’ils ne votent selon vos vues. S’il faut le plus grand secret sur les communications que vous pourrez en faire, vous pouvez y compter. Je me permettrais seulement de vous faire observer que s’il y avait possibilité de faire des élections aux Mayons, nous pourrions compter sur 140 à 150 électeurs, tandis que si elles se faisaient au Luc, il n’y en aurait peut- être pas 25 pour la raison que tous ces pauvres gens sont déjà fatigués d’aller courir au Luc et surtout de dépenser une pièce de 30 sous pour leur dîner… »
Le curé n’est pas suivi dans sa proposition d’établir aux Mayons un bureau de vote distinct. Mais son analyse quant à la participation du hameau semble avoir été la bonne si l’on en juge par le résultat des élections présidentielles au Luc où Ledru-Rollin arrive très largement en tête, ce qui laisse supposer par déduction que les Mayonnais, encore sous l’influence prédominante du curé, n’ont pas eu une participation suffisante pour nuancer le vote du chef-lieu.
Quinze mois après, les manœuvres préélectorales sont un échec. Une majorité s’est détachée de l’emprise du représentant du parti de l’Ordre et a exprimé ses options républicaines. Les positions vont se figer. La scission du village explicitée par le résultat des élections va aller croissant entre les tenants du parti de l’Ordre, « les blancs » et les partisans d’une République qu’ils veulent démocratique et sociale et que le parti adverse appelle les « rouges », les « exaltés », les « démagogues ».
C’est cette escalade des oppositions et des tensions qui entraîne la révocation du garde champêtre et conséquemment la démission de l’adjoint spécial.
Le préfet qui ordonne l’arrêt de la procédure d’émancipation est Haussmann qui sévit dans le Var de février 49 à mai 1850 et dont on connaît l’ardeur répressive, spécialement mandaté qu’il fut par Louis Napoléon dans un des rares départements à ne pas avoir donné la majorité au Président en place lors des élections présidentielles.
Il a deux cibles privilégiées : les municipalités et les chambrées.
On a vu au Luc, le bras de fer engagé à propos de la nomination du garde champêtre. Son action envers les chambrées qui prolifèrent malgré la loi restrictive de 1849, symbolise bien cette volonté de contrôle de l’opinion, cette méfiance à l’égard de tout facteur de propagation des idées démocratiques et sera tout aussi répressive.
Clubs – cercles – chambrées – sociétés secrètes.
Autant de vocables qui marquent une évolution et traduisent bien dans l’esprit du temps, l’aspiration à se réunir, à débattre, à s’organiser. Ces lieux de rencontres et de réunions, qui deviendront des vecteurs de plus en plus actifs de l’opinion avancée, sont bien présents dans notre village.
Un seul acteur nous parle de l’effervescence des chambrées lors de l’insurrection. Une seule allusion dans un autre témoignage nous informe sur un cas de fermeture.
Est-ce la chambrée de Saint-Joseph[11] citée une fois par ailleurs ? Si tel est le cas, il constitue le second, car nous avons un bel exemple de fermeture en août 1851, d’une chambrée dénommée société de la Jeune France.
Les motifs avancés en sont habituels : « sont admis dans le local où ils s’assemblent des personnes étrangères à la réunion, des chansons politiques y ont été souvent chantées, le
service divin a été plusieurs fois interrompu par le bruit d’une caisse de tambour frappée à deux mains…et la tranquillité publique en est troublée… »
Cette société se réunissait chez Honorine Ventre, veuve Infernet, dont la maison jouxte celle de son frère Louis et de son beau-frère Borrelly Louis, cafetier. Elle se situe à 40 mètres de l’église.
Le curé aura adressé , quatre jours avant l’arrêté de fermeture [12] une lettre explicative qui résume bien le climat du moment. L’histoire locale événementielle nous autorise à en publier le contenu in extenso :
« Monsieur le juge
Par votre honorée lettre en date du 29 juillet courant, vous me demandez s’il est vrai que la chambrée dite la « Jeune France » qui se trouve tout près de l’église a cherché avec intention à troubler mes exercices religieux en battant du tambour. A quoi j’ai l’honneur de répondre que ce fait est exactement vrai, et l’intention y est positivement, puisque je leur ai fait dire plus d’une fois par les clercs, pendant les offices, de vouloir bien cesser et ils n’en ont tenu aucun compte ni pour le moment où je le leur faisais dire ni pour les dimanches suivants lorsque la fantaisie les en prenait. Plusieurs fois le son du tambour a couvert le chant des hymnes sacrés que nous chantions dans l’église au point que nous ne nous entendions pas ; un dimanche même j’ai été obligé de renvoyer les enfants du catéchisme que je n’ai pas pu faire faute de pouvoir nous entendre.
Vous me demandez en second lieu, s’ils se sont livrés également avec intention à des chants politiques aboutissant au même but de troubler mes exercices religieux. A cela j’ai l’honneur de vous répondre que je ne puis assurer qu’ils l’aient fait avec intention, ne leur ayant jamais fait dire de cesser leurs chants ; mais je vous dirai que j’ai tout lieu de le croire, d’après trois circonstances que voici :
1° le jeudi Saint pendant que je prêchais la passion, cette société a envoyé un homme à l’église pour troubler l’office divin, en lui promettant de lui payer du café, et cet homme a parfaitement rempli son mandat.
2° un autre jour, je me promenais dans la rue et les messieurs se mirent à chanter une chanson si infâme que M. Jeannette qui était encore instituteur aux Mayons les prévint qu’ils se compromettaient très gravement ; pour moi je n’entendis pas ce que c’était parce que je ne fis que passer devant leur chambre, mais M. Jeannette me dit qu’on le faisait avec intention pour moi.
3° dimanche dernier après mon souper, je me promenais devant ma maison d’école qui est presque vis à vis leur chambre, et de 9 heures à 10 heures moins un quart ils ont chanté la Marseillaise et autres choses, mais d’une manière à soulever l’indignation et à faire frémir les honnêtes gens. Ce chant fit réunir tous les gens dans la rue devant la chambre dont on ouvrit portes et fenêtres en plaçant deux lampes sur la fenêtre.
A 9 heures trois quart je fus me coucher et je fus à peine entré dans ma chambre qu’ils partirent en chantant encore leurs chansons patriotiques, passèrent sous mes fenêtres et se rendirent à une autre chambrée qui est sous la Place et ce fut là et au milieu de la Place qu’ils continuèrent leurs chants jusqu’à minuit à peu près. Le sur lendemain, mardi matin, une personne se trouvant dans la rue avec ses amis leur disait, j’ai veillé dimanche au soir, jusqu’à minuit pour entendre chanter les chansons de la République ; un membre de cette chambrée, le sieur Louis Borelly fils, entendant cela, cria au milieu de la rue, nous les avons chantées et nous les chanterons. Voilà ce qui me fait croire que l’on agit avec intention.
Quant à la troisième question que vous me faites si j’en ai prévenu M. l’adjoint; je vous dirai que je ne lui ai jamais parlé des chants politiques, parce que j’ai cru que je n’avais rien à dire là dessus. Mais pour ce qui regarde le tambour, je l’ai averti. Je ne lui ai pas dit de verbaliser contre eux; mais lorsque je lui portai ma plainte contre l’individu qui m’avait troublé pendant l’office du jeudi Saint, je lui ai dit qu’on me troublait souvent en battant du tambour et qu’il devrait le faire cesser, mais il n’en a tenu aucun compte. Il les encourage au contraire au moins par la présence, pour ne rien dire de plus. Car dimanche dernier il était quotidiennement au milieu d’eux et dans leur chambrée et à celle de dessous la place, lorsque y furent comme je l’ai dit plus haut.
Voilà, je crois à peu près tout ce que je puis vous dire, monsieur le juge, sur les questions que vous me faites et qui est exactement conforme à la vérité
Signature du recteur Rouvier suivi de la mention « Instituteur primaire ».
Un document qui se suffit à lui-même. [13] Observons simplement la mention de cette autre chambrée que nous n’avons pu situer avec exactitude comme nous n’avons pas trouvé de trace officielle de fermeture de la société des « Sans soucis ». Elle est classée dans une enquête de septembre 1849, qui lui attribue 20 adhérents, comme « rouge exaltée », ayant quelque influence sur la population.
Avec une pareille appréciation, on a du mal à croire que le préfet Haussmann l’a laissée ouverte.
On la retrouve en décembre 1851 qui représente le lieu fort de la conscience républicaine. Elle se réunit chez Ferdinand Muraire.
Au moins 3, voire 4 sociétés donc, dont on peut supposer que deux d’entre elles se sont succédées dans le temps avec les mêmes membres, mais sous une autre appellation après notification de fermeture. Un procédé classique, particulièrement visible au Luc.
Le nom des trois sociétés connues offre un éventail ouvert d’inspiration. Un seul a une résonance nettement politique, la Jeune France et son idée de renouveau ; un autre est en référence à un Saint protecteur du village. Le troisième renvoie à un trait de jeunesse indissociable de l’aspiration à la liberté. On relève dans le Var nombre de sociétés des Sans soucis. A Gonfaron notamment en 1846 et un acte de fermeture en octobre 1851.
Ce qui prédomine dans l’appellation de ces sociétés, c’est la volonté de rupture avec un ordre ancien.
D’autres lieux constituent des points privilégiés de rencontre, d’échange, de débat, et même de propagande. La fabrique de bouchons de Jean Baptiste Maunier est citée comme telle pour la « propagande socialiste », ainsi que la désigne un document.
Les cafés et auberges, hauts lieux de convivialité et de sociabilité cristallisent souvent les divisions politiques.
Le cafetier Tambon Bonnaventure s’impliquera avec force et vigueur en décembre 1851. Louis Antoine Bouisson, aubergiste, sera lui emmené comme « accompagnateur forcé », signe de son appartenance, alors que le café de Louis Borrely est dénoncé comme un lieu de rencontre pour la même propagande socialiste que précédemment.
Est-ce lui que le curé désignera comme chef de la société la plus dangereuse des Mayons. N’est-ce pas plutôt son fils Louis Adolphe, 20 ans, menuisier.[14] Cette société est-elle la société secrète ?
On touche là une problématique indissociable pour le hameau du territoire centre varois.
L’organisation et le développement des sociétés néo-montagnardes dans le Var est connu[15], reste à globaliser et à préciser leur rôle.
Leur existence est la hantise des autorités au point de pouvoir presque parler de psychose du complot. Faute d’avoir à notre niveau les éléments pour entrer dans le débat de la préfiguration de ces sociétés d’un parti prêt à prendre le pouvoir, nous admettrons une action de leur part avant-gardiste qui a établi les bases de l’organisation première du mouvement.
Aux Mayons, à la lumière des sources consultées, rien n’autorise à dire qu’une telle société existait, mais beaucoup laisse à penser que certains furent affiliés au Luc ou à Gonfaron, le lien avec le Luc étant fondamental.
Seuls quatre prévenus sont questionnés sur une affiliation à une société secrète. Leur réponse est négative.
Les renseignements fournis dans la dénonciation de Joseph Honoré Friolet, garde forestier des propriétés du comte de Greffulhe sont plus explicites : « Renseignements auprès des autorités et personnes de l’Ordre des Maillons. C’est lui qui a fait faire tout le mal qui s’est fait aux Maillons. Chez lui, il y avait réunion, il présidait, il dictait les ordres qui lui venaient du Luc, sans le faire connaître aux gens de l’Ordre. Cet homme est méchant. Beau-frère de Meric, frère des Friolet, il était très exalté. Doit faire partie de la société secrète ».
Pourtant nous ne le verrons cité nulle autre part lors de la répression de 1851. Nous y reviendrons. Retenons le lien mis en évidence avec le Luc. Pons Auguste Joseph[16], boulanger, nous explique comment après avoir prêté serment, la main levée sur deux couteaux mis en croix sur une table, il fut affilié le 25 août 1850 après la fête du Cannet chez Charles Meric [17], en présence de Hyppolite Maurel[18], maçon, à la société du Ravelet. Il avoue avoir assisté à une affiliation, celle de Vidaubannais dont un tisserand, qui eut lieu vers juillet 1851 dans la fabrique de bouchons de Friolet Adolphe [19].
C’est un des quelques témoignages que nous avons au Luc dans les procès-verbaux des jugements, sur le fonctionnement de la société secrète. On imagine pourtant sa forte implantation et son activité dans la patrie de Charles Méric, même après l’arrestation puis l’emprisonnement de son chef à partir de août 1850. On cite comme son successeur Victor Friolet et même son neveu Adolphe.
Les préfets n’auront de cesse de dissoudre systématiquement les sociétés et cercles qui demandent leur ouverture même avec un avis favorable du conseil municipal. Il en sera ainsi jusqu’en septembre 51 des sociétés ou cercles Constitutionnels, de l’ Avenir, de La concorde , Les soutiens de la Retraite, Les bras longs , qui se reforment sous d’autres appellations au fur et à mesure de leur fermeture.
A Gonfaron, après celle des Troubadours en novembre 1850, ce ne sont pas moins de trois sociétés, dont deux au nom évocateur qui sont fermées par arrêté du 8 octobre 1851 : Les sans soucis, on l’a vu, les révoltés et l’indépendance.
Dans ce même village, nombre de témoignages confirment la connaissance que nous avons de l’organisation des sociétés secrètes. C’est un chantier qu’il nous faudra, dans cette commune riche de luttes pour la libération des esprits, un jour approfondir. Un survol des documents consultés nous montre une organisation traditionnelle et une large implantation dans le village . Une répartition par section de 10 membres avec à leur tête un caporal ou un sergent. On parle à Gonfaron de six à sept sections.
On apprend :
· le serment d’affiliation prêté : « jurer haine aux tyrans, au clergé, à la royauté et combattre toute tyrannie politique et religieuse.»
· les mots de passe du moment
· le signe de reconnaissance.
On constate l’implication de ses membres dans le mouvement de 1851.
On remarque les similitudes patronymiques entre les villages.
La société secrète Saint-Roch de Gonfaron représente un maillon solide dans le réseau varois en direction du Luc, sur un axe de communication central. Il n’y a rien d’étonnant à supposer qu’elle a eu, comme celle du Luc, des relations étroites voire des affiliés d’un village assoiffé de libération et entièrement tributaire de ses relations avec les communautés les plus proches.
Nous allons voir ce village réagir avec une force qui ne laisse aucun doute sur une maturation des idées dans laquelle il a été entièrement partie prenante, mais qui s’opère dans un climat conflictuel où les échecs face à la réaction déclenchée par les résultats des élections de mars 1850 et l’arrêt de la procédure d’émancipation, s’accumulent à partir d’avril 1851 :
· Révocation du garde champêtre,
· Fermeture d’une chambrée,
· Démission de l’adjoint spécial,
· Reprise en main de l’école par le curé.
autant de sources de mécontentement qui ne peuvent qu’inciter les Mayonnais fortement attachés à la Constitution qui garantit leur aspiration à plus de liberté, d’égalité et de justice à se révolter contre un acte de trahison.
[1]Déclarations de naissance ou de décès, actes de mariage, se passent désormais dans la maison d’habitation des adjoints qui tient lieu de maison commune. [2] Rien dans les sources ne nous a permis de faire une quelconque hypothèse sur les raisons de cette démission, d’autant que le registre des délibérations du conseil municipal n’a pas été trouvé. Actif insurgé, Désiré Ollivier apparaît être d’un fort tempérament et parfaitement solidaire de son successeur.
[3] Futur insurgé. [4] On verra plus loin les raisons de cette invective. La Marseillaise, par exemple, était alors considérée comme chant séditieux. Ce n’est qu’en 1879 qu’elle fut adoptée comme hymne national. [5] En 1845, confirmée encore comme date charnière d’accorder aux Mayonnais quelques améliorations, le conseil municipal du Luc avait volontiers accepté « d’ériger l’école tenue dans le hameau en école communale, afin que les familles indigentes puissent y faire admettre leurs enfants gratuitement », mais il refuse compte tenu du peu d’enfants de cette catégorie, d’augmenter de 50 francs le traitement de l’instituteur qui reste alors à 200 francs. [6] Le conseil municipal le reconnaît ouvertement. Pour avoir un ordre d’idée, sachons que le garde champêtre du Luc perçoit un traitement annuel de 500 francs ; un ouvrier maçon gagne 2 francs par jour. [7] Pour les six premiers mois de l’année 51, cette rétribution s’est élevée à 196f, ce qui nous donne une fréquentation mensuelle de 16 enfants pouvant apprendre à lire, écrire et compter. Pour le mois de juin 1850, la rétribution s’est montée à 24.50 f pour une fréquentation de 13 élèves. Si l’on estime, d’après le recensement à une vingtaine de garçons et presque autant de filles le nombre d’enfants de 6 à 10 ans, c’est seulement un tiers d’enfants de cette tranche d’âge qui fréquente l’école, taux dérisoire, encore aggravé par les vacances du poste.
[8] Il s’agit de Muraire Ferdinand. [9] Il s’agit de Bérenguier Toussaint. [10] Cf sa désignation par les habitants en octobre 1848 pour plaider la cause du dossier d’émancipation. [11] du nom de l’un des Saints protecteurs du village. [12] Il est notifié le 4 août 1851, en présence de l’adjoint spécial, à Jean Baptiste Ollivier, Lonjon Barthélémy, Borrely Louis, membres de la société. [13] On notera au passage l’expression « ma maison d’école » et la signature du curé, Rouvier Pierre, instituteur primaire. [14] La confusion peut être permanente entre Borrelly Louis Marc, cafetier-aubergiste, 70 ans et son fils Borrelly Louis Adolphe, 20 ans, menuisier. Associons les dorénavant dans leur mouvement de révolte. [15] Cf tout récemment, parution de l’étude de F. Négrel : « la société secrète Montagnarde d’Artignosc 1849-1851 » [16] Futur gardien des otages [17] Charles Meric, confiseur au Luc, est un personnage central et aurait pu être un acteur déterminant du mouvement de 1851. Il est un propagateur majeur des sociétés secrètes dans le Var. Compromis dans l’affaire du « Complot de Lyon », qui visait à coordonner l’action des sociétés secrètes de Lyon vers le Sud Est pour un coup de force à partir de la province méridionale, il est arrêté en octobre 1850, alors qu’il venait d’être élu conseiller général du canton. Au moment du coup d’Etat, il est emprisonné depuis l’été 1851. Il a fortement contribué à faire du Luc le cœur de la démocratie du département. [18] mort héroïquement au combat d’Aups [19] fils d’Honoré Joseph Friolet du Luc (pour ces liens de parenté, voir annexes). |