LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE

LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE (1898-1902)

 

par Sébastien Guimard

Mémoire de maîtrise sous la direction de Madame Rosemonde Sanson

Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Juin 1996.

PREMIERE PARTIE

 

 

LA SECONDE REPUBLIQUE : MEMOIRE ET HERITAGE

 

Cette première partie vise à dégager les bases, le socle en quelque sorte à partir duquel se déroulent les commémorations des cinquantenaires de la seconde République.

 

Cela consiste d’abord en différenciant un aspect plus réfléchi d’un aspect brut. C’est à dire que dans un premier temps nous nous intéresserons à la mémoire de la seconde République à travers les références qu’elle inspire où nous distinguerons une vision que l’on pourrait qualifier de spécialiste avec les principaux travaux historiques sur la question, et une vision plus généraliste avec l’étude des références aux hommes de la seconde République. Dans un deuxième temps il s’agira de déterminer une sorte de pensée commune, de déterminer les grands thèmes dominants qui apparaissent lors des commémorations pour le cinquantenaire de la seconde République et dans les articles de presse à l’occasion de ces commémorations.

 

Enfin nous nous intéresserons à la manière dont est transmise la mémoire de la seconde République. D’abord avec une approche qui nous amènera à traiter plus de la forme en s’attachant à mettre en évidence les aspects organisationnels, festifs et rituels des manifestations commémoratives. Ensuite avec une approche plus psychologique qui nous amènera à nous pencher plus précisément sur le thème de l’héritage et de la transmission de la mémoire. Ces derniers points ne sont pas propres à la seconde République mais bien plutôt à la pratique commémorative de manière générale, ils seront cependant traités à partir des manifestations commémoratives à l’occasion des cinquantenaires de la seconde République.

 

 

I          LES RÉFÉRENCES A LA SECONDE RÉPUBLIQUE

 

 

1)      LES RÉFÉRENCES HISTORIOGRAPHIQUES

 

 

     Nous entendons traiter, à propos des références historiographiques, des différents travaux publiés pour la période 1898-1902. Aussi les histoires de la seconde République qui ont pu être publiées par les principaux acteurs de l’époque comme celle de Lamartine dès 1850 ou plus tard celles de Garnier-Pagès ou Louis Blanc ne rentrent pas en compte dans notre étude.

 

     Nous nous intéressons plutôt à voir comment est traitée l’histoire de la seconde République cinquante ans plus tard et éventuellement si les cinquantenaires ont pu entraîner une production ou des rééditions particulières. Aussi on peut différencier d’une part ce qui ressort des manuels scolaires d’histoire de l’époque, d’autre part les travaux plus spécifiques sur la question.

 

 

 

     Notre étude sur les manuels scolaires d’histoire est réalisée à partir des dix manuels édités pour la première fois entre 1898 et 1902. Elle ne prend donc pas en compte des manuels encore en circulation dont la première édition est antérieure à la période.

 

     Parmi ces dix manuels on en trouve deux destinés aux cours élémentaires; l’un édité à Lille pour les élèves de l’éducation nationale, l’autre édité à Tours pour les élèves de l’enseignement libre.

 

     Sept autres sont destinés aux élèves de cours moyens et à la préparation du certificat d’étude. Deux relèvent de l’enseignement libre dont un a été publié à Saint-Savin sur Gartempe, petit village du département de la Vienne, où se trouve une abbatiale offrant le plus important ensemble de peinture murales romanes conservé en France. Cinq relèvent de l’éducation nationale, ils sont tous publiés à Paris.

 

     Enfin un relève de l’éducation nationale mais est destiné à l’enseignement secondaire de jeunes filles.

 

 

     Si la seconde République occupe à chaque fois une place modeste, moins d’une page pour les cours élémentaires, jamais plus de trois pages pour les autres; elle n’est cependant jamais complètement occultée. En fait on imagine mal comment elle pourrait occuper une place plus importante dans des ouvrages partant de Vercingétorix pour s’achever avec la troisième République de Léon Gambetta et Jules Ferry.

 

     Examinons les manuels scolaires des cours élémentaires.

 

     Dans le manuel de l’éducation nationale le titre du chapitre est la révolution de 1848. Sont mentionnés dans l’oeuvre du gouvernement provisoire le suffrage universel et la mise en place des ateliers nationaux qui durent rapidement fermer, une « émeute » alors éclata, ce furent les journées de Juin. Puis sont évoqués le vote de la constitution le 12 novembre 1848, l’élection de Louis Napoléon Bonaparte (la date n’est pas précisée) contre le général Cavaignac, le coup d’état du 2 décembre 1851 (à propos de la répression seul le cas des députés est évoqué : « on jeta les députés républicains en prison« ) suivi du plébiscite d’approbation, la proclamation de l’empire le deux décembre 1852. Un survol très rapide et très succinct donc, les élections à la constituante du 23 avril 1848 par exemple ne sont pas évoquées; on remarque cependant une grosse impasse sur le parti de l’ordre au pouvoir de 1849 à 1851.

 

     Dans l’autre manuel la tendance cléricale plutôt hostile à la République est indiscutable. Le titre du chapitre est La seconde République. L’essentiel est consacré aux journées de Juin qualifiées « d’insurrection fomentée par des hommes ambitieux qui arboraient le drapeau rouge » en raison de la mort de l’archevêque de Paris monseigneur Affre présenté en véritable martyr. Autrement sont seulement évoquées la proclamation de la République en Février 1848, l’élection à la présidence de Bonaparte suivie de son auto-nomination au titre d’empereur en 1852. Si la période du parti de l’ordre au pouvoir est également oubliée, d’autres oublis sont de tailles : aucun mot sur le suffrage universel et les ateliers nationaux, rien non plus sur le coup d’état du deux décembre 1851, Bonaparte semblant passer du titre de président de la République à celui d’empereur le plus naturellement du monde.

 

 

     Parmi les manuels destinés à la préparation du certificat d’étude, un se distingue d’emblée par son aspect succinct, celui édité à Saint-Savin sur Gartempe. Ce manuel qui qualifie les journées de Juin d’insurrection socialiste est le seul à ne pas évoquer la mise en place puis la fermeture des ateliers nationaux.

 

Quant à l’autre manuel de l’enseignement libre écrit par l’abbé Gagnol, plus complet, s’il voit les journées de Juin comme « une émeute dirigée par les socialistes » (l’idée de direction et d’encadrement par les socialistes peut d’ailleurs paraître étrange quand on sait que depuis le 15 mai 1848 la plupart des chefs révolutionnaires comme Blanqui, Barbès, Raspail ou Albert sont emprisonnés), il ne s’arrête pas là. Pour lui à l’exception de « la fière attitude de Lamartine » à propos du drapeau rouge, l’ensemble des mesures du gouvernement provisoire sont des plus précipitées et des plus imprudentes, résultat de l’agitation socialiste; il cite alors le suffrage universel, l’entrée des prolétaires dans la garde nationale, le droit au travail, les ateliers nationaux. En revanche la véritable oeuvre de la seconde République semble être due à la Législative de 1849-51, l’expédition militaire française contre la République romaine pour soutenir le pape (juin-juillet 1849) et la loi Falloux (15 mars 1850) sont jugées assez positivement. La loi du 31 mai 1850 restreignant le suffrage universel aux citoyens pouvant justifier d’au moins trois ans de domicile continu, souvent évoquée par les manuels de l’éducation nationale pour dénoncer la politique du parti de l’ordre, n’est pas mentionnée. Quant au coup d’état du deux décembre s’il évoque quelques résistances en province, il semble ne s’être rien passé à Paris, la mort du représentant Alphonse Baudin n’est pas évoquée contrairement à celle de Mgr Affre au cours des journées de Juin.

 

     Les manuels de l’éducation nationale offrent entre eux à première vue des présentations similaires des événements. On peut tout de même y distinguer quelques variantes.

 

     A propos de l’oeuvre du gouvernement provisoire, tous mentionnent la proclamation du suffrage universel et la mise en place des ateliers nationaux. Le premier est présenté de manière très favorable, il permet l’établissement du régime démocratique; le second s’il lui est reproché son caractère utopique, imprudent et finalement dangereux (« c’était une armée toute prête pour la révolte« ), on lui reconnaît cependant le mérite d’avoir essayer de remédier à la misère des classes ouvrières.

 

En revanche sur d’autres points on ne retrouve pas cette unanimité. Ils ne sont plus que quatre pour évoquer l’abolition de l’esclavage dans les colonies; deux pour l’abolition de la peine de mort en matière politique; deux autres pour le maintien du drapeau tricolore préféré au drapeau rouge; un seul pour évoquer la politique extérieure pacifique menée par Lamartine.

 

     Ils ne sont que trois à évoquer l’élection de l’assemblée constituante du 23 avril 1848 qui donne « une majorité de républicains modérés » alors que cette élection est présente dans les deux manuels de l’enseignement libre.

 

     A propos des journées de Juin, la condamnation est unanime. La répression « douloureuse » est justifiée au nom du rétablissement de l’ordre et du respect de la loi; on dénonce surtout les conséquences sur « la masse des électeurs, encore très inexpérimentés » qui « se persuadèrent que l’ordre était impossible avec la République« .

 

Lorsqu’ils essaient de dégager des causes de l’événement, c’est le cas pour quatre d’entre eux, on remarque deux attitudes. L’une qui consiste à trouver des circonstances atténuantes dans « la misère mauvaise conseillère, les illusions déçues… », un manuel précise que « les ouvriers se battirent contre une mesure qui était justifiée mais qui avait le tort d’être trop brutale »; l’autre qui insiste plus sur le caractère insurrectionnel et politique de l’événement en parlant des « ouvriers surexcités par la propagande des clubs » ou en rappelant des précédents comme le 15 mai où s’exprimèrent « les violences d’agitateurs comme Blanqui et Barbès« . Un seul manuel, celui destiné à l’enseignement des jeunes filles, présente ces deux approches. Sinon deux optent uniquement pour la première, un seul uniquement pour la seconde.

 

On en trouve seulement deux pour rapporter la mort de Mgr Affre, deux qui précisément occultent la dimension sociale de l’événement.

 

     On retrouve l’unanimité à propos de la constitution de 1848. Si on salue son caractère démocratique, tous soulignent l’imprudence de l’élection du président de la République au suffrage universel direct.

 

Egalement à propos du personnage de Bonaparte présenté comme un ambitieux et un démagogue. Un des manuels souligne qu’il se présentait comme socialiste auprès des ouvriers et dans le même temps comme le garant de l’ordre auprès des bourgeois. On rappelle aussi la violation de son serment républicain prononcé le 20 décembre 1848.

 

Enfin à propos de la période 1849-51 et du parti de l’ordre au pouvoir, on dénonce inlassablement l’expédition de Rome (juin-juillet 1849), la loi Falloux du 15 mars 1850, la loi du 31 mai 1850 restreignant le suffrage universel. « Lois de réaction » dit l’un, « Voilà ce qu’on osait faire au nom de la République » dénonce un autre.

 

     Enfin en ce qui concerne le coup d’état, tous mentionnent les arrestations des députés d’opposition (Thiers et Cavaignac sont les plus souvent cités) et la mort d’Alphonse Baudin présenté comme le véritable martyr de la cause républicaine.

 

En revanche des divergences apparaissent à propos de l’attitude du peuple lors du coup d’état. Trois ne mentionnent pas de résistance au coup d’état, l’un insiste même sur « le peuple las et indifférent qui resta tranquille malgré Hugo et Baudin » dans la logique du mythe d’une bourgeoisie républicaine restée seule fidèle au régime. Ces trois manuels faisaient déjà partis de ceux qui tentaient de se pencher un peu plus profondément sur l’opposition peuple/bourgeoisie républicaine au cours des journées de Juin. On entretient donc sans nuancer l’analyse suivante : Juin 48 combat du peuple; Décembre 51 combat de la bourgeoisie républicaine. Les trois autres au contraire insistent sur la résistance tant à Paris que dans les départements de province, l’importance du nombre de déportés et d’exilés. Là on essaie de montrer un bloc républicain uni sans divergences d’intérêts.

 

 

     Qu’en ressort-il vraiment? Quelques points communs : la vision d’une période importante dans l’histoire de la démocratie avec le suffrage universel; la condamnation du socialisme, qui devient presque obsessionnelle dans les manuels de l’enseignement libre, parfois plus nuancée dans les manuels de l’éducation nationale avec une sorte de conscience des problèmes sociaux; la condamnation du coup d’état.

 

     On voit néanmoins apparaître incontestablement deux camps, deux traditions : de manière générale d’un côté le républicanisme laïc, de l’autre le conservatisme catholique. Chacun a sa période de référence, pour l’un la République de 1848, pour l’autre la République de 1849-51; chacun a son martyr, Alphonse Baudin pour les uns, Mgr Affre pour les autres.

 

 

 

     Au niveau de la production de travaux historiques, proprement dite, aucune synthèse d’ensemble ne voit le jour dans les années 1898-1902. En fait seuls deux travaux d’importance sont réédités : en 1898 l’Histoire de la seconde République française par Pierre de la Gorce (première édition en 1887); en 1900 réunis en un seul volume et édité pour la première fois en langue française La lutte des classes en France (1848-1850), suivi du Le 18 brumaire de Louis Bonaparte de Karl Marx.

 

     Ces travaux ne reflètent apparemment pas la manière dont est envisagée la seconde République cinquante ans plus tard dans la mesure où le premier est réalisé depuis déjà plus d’une dizaine d’années, quant au second rappelons que Karl Marx l’a écrit juste après les événements (1850 pour La lutte des classes en France, 1852 pour Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte). Aussi notre étude sur ces oeuvres se base essentiellement à partir des réactions qu’elles ont pues amener du fait de leur réédition.

 

 

     Intéressons-nous d’abord à l’Histoire de la seconde République française de Pierre de la Gorce.

 

     On relève deux critiques, parues toutes les deux au début de l’année 1899, à propos de cet ouvrage. La première dans le Polybiblion1, revue de tendance assez conservatrice spécialisée dans les comptes-rendus critiques, est assez succincte. Elle souligne cependant des « pages de premier ordre… des jugements d’une haute sagesse et d’une irréprochable impartialité« , sans pour autant préciser son propos en l’illustrant d’exemples tirés de l’oeuvre.

 

La seconde parue dans La révolution française2, revue elle de tendance républicaine plutôt radicale, sous la plume d’Alphonse Aulard. Elle est plus complète et contraste fortement avec la précédente. Au pages de premier ordre, Alphonse Aulard oppose un auteur qui lui « semble surtout manquer aux règles de la critique historique en ceci, qu’il ne classe et ne choisit pas les faits selon leur importance réelle, c’est à dire selon le degré d’influence qu’ils ont exercé sur l’évolution sociale« . Quant aux jugements d’une haute sagesse et d’une irréprochable impartialité, Alphonse Aulard considère que cette « impartialité consiste simplement à tenir la balance égale entre les divers partis monarchiques. Quand il s’agit du parti républicain, l’auteur éprouve de tels sentiments de haine pour ce parti, qu’il ne peut le voir tel qu’il est, qu’il ne peut en comprendre ni en expliquer historiquement les idées et les actes… Il me semble qu’il choisit les faits selon qu’ils lui sont intéressants (c’est à dire attristants ou amusants) ou selon qu’ils justifient ses propres opinions politiques conservatrices et catholiques. C’est là le grave défaut de cette grande entreprise plus littéraire et morale que vraiment historique« . A partir de cette critique cinglante, intéressons-nous directement à l’ouvrage.

 

     Dans la préface de son ouvrage, Pierre de la Gorce précise effectivement que son oeuvre, même si cela est « malaisée« , s’applique « à la seule recherche de la vérité » et « espère avoir échappé au double écueil du dénigrement et de la faveur« . Cependant à la seule lecture de cette préface, on est obligé de reconnaître que les critiques à cet égard d’Alphonse Aulard ne sont pas totalement infondées.

 

En effet en à peine deux pages, Pierre de la Gorce trouve le temps de citer deux fois le comte de Falloux qui, on peut s’en apercevoir au fur et à mesure de la lecture, semble constituer sa référence première. Ainsi à propos des ateliers nationaux pendant la période qui précède les journées de Juin, après avoir passé en revue les différentes opinions, Falloux, lui, est qualifié de « critique clairvoyant » dont « les paroles énergiques ne devaient malheureusement pas trouvé d’écho« ; ainsi l’auteur reprend à son compte la vision de Falloux des ateliers nationaux, véritable catastrophe financière mais également morale quant à « l’altération la plus évidente du caractère du travailleur« .

 

Toujours dans la préface, l’auteur délimite l’objet de son étude dans le temps qu’il commence à partir du « coup d’état populaire du 24 février 1848 » et qu’il termine avec « le coup d’état militaire du 2 décembre 1851« . Cette notion de coup d’état populaire à propos de la journée du 24 février 1848 est pour le moins singulière dans l’historiographie de la seconde République. On ne peut s’empêcher d’y voir un parallèle avec le coup d’état militaire de décembre, parallèle voulu par l’auteur qui semble mettre au même plan les journées qui mirent à bas les régimes auxquels il semble donner ses faveurs : d’une part la monarchie parlementaire de Juillet, d’autre part la République parlementaire à majorité monarchiste. Aussi on comprend mieux pourquoi Aulard parle à propos de Pierre de la Gorce « d’opinions conservatrices très accentuées » tant cette présentation globale de la période, en première page de l’ouvrage, peut apparaître provocatrice vis à vis de toute la tradition républicaine qui ne peut voir dans le deux décembre que l’antithèse du 24 février.

 

     Lorsque l’auteur parle de révolution au lieu de coup d’état populaire c’est pour préciser que celle-ci « venait d’imposer à la France ses nouveaux dictateurs » (à propos des hommes du gouvernement provisoire). L’antirépublicanisme de l’auteur se reflète également dans son oeuvre par la condamnation même de février 1848. La campagne des banquets est qualifiée « d’agitation réformiste« , alors que l’obstination du ministère Guizot vis-à-vis de toute réforme du corps électoral ne semble pas lui inspirer une réflexion très critique.

 

La dimension économique et sociale est totalement occultée. La crise de l’économie française à la veille de la révolution de 1848 ne semble pas avoir retenue son attention. Les causes profondes de l’événement seraient plutôt à rechercher dans « cet esprit parisien qui hait les meilleurs gouvernements à l’égal des pires quand ils ont duré quelque temps« .

 

Toujours à propos de février 1848, le thème de la trahison de la garde nationale, cher à l’historiographie conservatrice et surtout monarchiste, est aussi présent. En revanche à propos de l’attitude de la garde nationale pendant les journées de Juin, l’auteur est beaucoup plus enthousiaste; on peut ainsi lire : « La garde nationale qui, quatre mois auparavant, parcourait les rues en criant vive la réforme! sut expier dignement ses folles imprudences« .

 

L’impartialité de l’auteur peut encore être remise en cause quand il rapporte le drame du boulevard des capucines à partir d’un seul témoignage : celui de Maxime Ducamp, sous-officier de la troupe. Là encore les critiques d’Alphonse Aulard quant à la méthode de l’auteur ne sont pas injustifiées.

 

     Enfin à propos de l’antirépublicanisme de Pierre de la Gorce, le bilan de la situation, qu’il dresse lors du départ du gouvernement provisoire, est assez significatif : « Des finances ruinées, des agitations quotidiennes dans la capitale, les départements agités à leur tour et gouvernés par des commissaires plus propres à accroître l’anarchie qu’à la combattre, les réfugiés étrangers ajoutant à tous ces embarras leur turbulence et leurs prétentions, tel était le spectacle que présentait la France en avril 1848« . L’oeuvre du gouvernement provisoire avec la proclamation du suffrage universel… ne semble même pas agir en compensation.

 

 

     L’ouvrage de Karl Marx est évidemment plus connu. Bien qu’envisagé sous une toute autre approche, il s’en dégage également une vision dans l’ensemble bien négative de la seconde République. C’est plutôt sur ce dernier point que nous nous orientons dans la mesure où il ne s’agit pas ici de faire une critique de la conception marxiste de l’histoire à partir de la période 1848-1851.

 

     La vision de la période par Marx peut se résumer ainsi. D’abord une première période où il voit dans l’allégresse révolutionnaire de l’esprit de Février 1848 une « comédie de fraternisation générale« . Les mois de mai et juin 1848 sont marqués par la coalition de toutes les classes contre le prolétariat, ils se finissent tragiquement par la défaite du prolétariat au cours des journées de Juin (« première grande bataille entre les deux classes qui partagent la société moderne« ). De juin à décembre 1848 domine la dictature des républicains bourgeois qui ont pour chef Cavaignac; les premiers mettent en place la constitution de 1848 pendant que le second maintient Paris en état de siège. De décembre 1848 à mai 1849 on voit la lutte et la chute avec les élections à la Législative des républicains contre l’alliance du parti de l’ordre et de Bonaparte. Les mois de mai et juin 1849 eux voient la lutte et la chute le 13 juin 1849 de la démocratie petite bourgeoise (entendre par là les démocrates-socialistes). Ensuite se met en place la dictature du parti de l’ordre, la loi du 31 mai 1850 étant qualifiée de « coup d’état de la bourgeoisie« . La fin de l’année 1850 et l’année 1851 voyant la séparation entre le parti de l’ordre et Bonaparte, la victoire revenant finalement à ce dernier.

 

     La première édition en langue française de cet ouvrage a donné lieu à plusieurs critiques dans les revues contemporaines. Malheureusement elles ne se concentrent pas sur l’histoire de la seconde République en tant que telle. Deux points reviennent souvent : la critique la plupart du temps négative, et souvent simpliste, du matérialisme historique; la critique quant au contenu proprement historique de l’oeuvre qui écrite juste après les événements manque de recul et s’assimile plus à un pamphlet.

 

La conception matérialiste de l’histoire est d’autant plus mal perçue qu’elle apparaît comme une conception qui gagne des adeptes; le fait que l’ouvrage soit publié par la bibliothèque internationale des sciences sociologiques, organisme dépendant de l’université nouvelle de Bruxelles, est perçu de manière inquiétante. Ainsi dans Le bulletin critique3 on y lit qu’un « pamphlet de cette nature est un fort mauvais livre d’histoire éducative. C’est dans ce but pourtant qu’il a été traduit. On enseigne ainsi une doctrine et non l’histoire vraie« . Seule la Revue d’histoire moderne et contemporaine4 semble ne pas tomber dans l’obsession du matérialisme historique en faisant remarquer que si tel était le but de Karl Marx sa tentative a plutôt échoué dans la mesure où « après avoir évoqué la crise de la pomme de terre et la crise de l’industrie et du commerce avec la Grande-Bretagne, le fil se rompt et au lieu des éléments économiques et matérialistes destinés à expliquer la suite des événements il ne reste plus que des éléments idéaux et sentimentaux« . Cette critique est certes un peu sévère car il y a tout de même de la part de Marx un effort pour présenter les événements le plus souvent possible à partir d’analyses de classes, mais elle n’est pas dénuée de fondement et Marx lui même par son esprit polémique, par ses différentes attaques envers la plupart des acteurs de la seconde République, comble ainsi en quelque sorte l’aspect réducteur de la théorie de la lutte des classes.

 

C’est ainsi que l’ouvrage de Marx est souvent perçu sous la forme d’un pamphlet. Là on remarque sans surprise que son style est peu apprécié dans les revues conservatrices, ainsi le Bulletin critique y voit « une langue embarrassée d’abstractions et de métaphores » et en profite ainsi pour faire passer sa germanophobie : « En passant de l’allemand au français la langue est devenue épaisse. Notre langue n’est pas faite pour ces ténèbres« . Le Polybiblion5 y dénonce les « injures« . En revanche la Revue d’histoire moderne et contemporaine parle de « très remarquable pamphlet dans lequel on trouvera des analyses de psychologie politique et sociale très poussées et très brillantes, que le lecteur suit toujours, sinon avec une très grande sécurité, du moins avec un vif intérêt et un irrésistible agrément« .

 

     Cependant pour notre étude le principal intérêt de cet ouvrage est qu’il se dégage, et sur ce point même si les raisons en sont évidemment différentes on rejoint Pierre de la Gorce, une vision négative de la seconde République. Dès les premières lignes du 18 Brumaire de Louis Bonaparte il compare la révolution de 1848 à son aînée de 1789-95, elle lui apparaît alors comme « une farce« . En effet les critiques de Karl Marx ne se limitent pas par sa verve habile et ironique à mettre en exergue les faiblesses et l’hypocrisie de la bourgeoisie. Dans cette oeuvre il tire des leçons pour les luttes futures du prolétariat, et à partir de là, l’attitude et les actes du prolétariat surtout en 1848 sont sévèrement jugés.

 

S’il lui trouve quelques circonstances atténuantes à ses yeux en reconnaissant qu’ « en 1848 les antagonismes de classes ne s’accusaient pas encore nettement » et que « isolé en quelques points où l’industrie est centralisée, il disparaît, perdu dans la foule des paysans et des petits bourgeois« ; il reste totalement étranger à l’esprit fraternel de 1848. « La fraternité, dit-il, cette abstraction sentimentale des antagonismes de classes, superbe fantaisie s’élevant au-dessus de la lutte des classes« . L’oeuvre du gouvernement provisoire, où l’on trouvait pourtant deux représentants de la classe ouvrière dans les personnes de Louis Blanc et d’Albert, ne trouve évidemment pas grâce à ses yeux : « de même que le gouvernement tout ce qui fut proposé, tenté, exprimé ne le fut que provisoirement« . Le ministère du Travail n’est qu’un « ministère des bonnes intentions voué à l’impuissance à côté des autres ministères bourgeois« .

 

L’aspect révolutionnaire même du 24 février est dénigré, en effet il « fut un coup de main heureux réussi par surprise contre l’ancienne société« . La vrai révolution elle se joue en juin quand le prolétariat a abandonné ses illusions dans l’espérance d’une amélioration de son sort dans une société bourgeoise et qu’il la combat les armes à la main.

 

     Quoiqu’il en soit, si l’on peut tirer des leçons pour l’avenir, le prolétariat de la période 1848-1852 est un vaincu, un perdant. Il n’a pas su attirer à lui la petite bourgeoisie, les paysans et le lumpen-prolétariat (terme dans lequel Marx range les indigents et la pègre, dont il use abondamment pour disculper le prolétariat lorsqu’il est question de soutien populaire à la répression de Juin 1848 où à la politique de Bonaparte en 1851).

 

     Deux ouvrages sur l’ensemble de la période sont donc seulement réédités. C’est peu d’autant plus qu’on a pu le voir ils portent chacun, avec des tendances politiques pourtant radicalement opposées, des regards très critiques sur la période. Ainsi cela mène paradoxalement Alphonse Aulard à conclure sa violente critique en conseillant la lecture des volumes de Pierre de la Gorce (« quelles que soient nos critiques, nous croyons que cette conclusion ne déplaira ni à l’auteur ni à l’éditeur« ) qui restent à ses yeux le seul tableau d’ensemble de la seconde République, « en attendant une histoire plus méthodique« .

 

Un aspect positif peut être vu par le fait que dans une perspective de propagation du marxisme en France (il reste encore peu connu en dehors de la vulgarisation guesdiste), cette propagation puisse se réaliser à travers une histoire de la seconde République.


1Critique par Maxime de la Rocheterie in Polybiblion, Tome 50, 1899.

2La révolution française, mai 1899.

3Critique par E.Lesne in Le bulletin critique, 1900.

4Critique par Hubert Bourgin in La revue d’histoire moderne et contemporaine, 2ème semestre 1900.

5Critique par J. Angot des Rotours in Polybiblion, Tome 52, 1900.