Marc-Antoine Brillier

Étude biographique sur Marc-Antoine Brillier

ancien représentant du peuple (1809-1888)

par Claude Berthet, Lyon, 1908

PREMIÈRE PARTIE

 

 

VI     DÉFENSE NATIONALE

Tant de revers successifs, dans un pays jusqu’alors si fier de ses gloires militaires, provoquèrent dans la nation une stupeur qui ne tarda pas à se changer en colère, et quand, le 4 septembre au matin, on apprit la capitulation de Sedan et la captivité de l’Empereur, ce fut par toute la France une explosion de patriotisme indigné, et en quelques heures, l’Empire fut balayé sans résistance.

Le mouvement eut une telle spontanéité, une telle unanimité, que la République fut proclamée presque simultanément dans toutes les grandes villes.

A Paris, on constitua avec les hommes les plus en vue du parti républicain, le gouvernement de la Défense nationale, qui commit la faute de s’enfermer dans la capitale investie, remettant aux mains débiles de trois vieillards, MM. Crémieux, Glais-Bizoin et l’amiral Fourichon, la charge formidable de galvaniser les départements et de reconstituer les forces militaires du pays.

Dès le 6 septembre, Gambetta, ministre de l’Intérieur, avait adressé aux préfets de la République une circulaire où il disait :

En acceptant le pouvoir dans un tel danger de la patrie, nous avons accepté de grands périls et de grands devoirs…

Notre nouvelle République n’est pas un gouvernement qui comporte les dissensions politiques, les vaines querelles, c’est un gouvernement de défense nationale, une République de combat à outrance contre l’envahisseur.

Entourez-vous donc des citoyens animés comme nous-mêmes du désir immense de sauver la patrie et prêts à ne reculer devant aucun sacrifice.

Au milieu de ces collaborateurs improvisés, apportez le sang-froid et la vigueur qui doivent appartenir au représentant d’un pouvoir décidé à tout pour vaincre l’ennemi. Soutenez tout le monde par votre activité sans limites, dans toutes les questions où il s’agira de l’armement, de l’équipement des citoyens et de leur instruction militaire…

Que chaque Français reçoive ou prenne un fusil, et qu’il se mette à la disposition de l’autorité, L a patrie est en danger.

 

L’effet de ces viriles paroles était d’autant plus grand que le choix des fonctionnaires appelés à s’en inspirer était meilleur. Même en temps calme, il eut été difficile de constituer un ensemble d’administrateurs plus remarquables.

Brillier fut l’un des premiers que ses services passés, sa grande expérience, son profond savoir et son énergie désignèrent pour ces hautes fonctions. Le 7 septembre, un décret le nommait préfet de l’Isère. A la réception de ce décret, il écrivit de suite au ministre de l’Intérieur une lettre où domine sa préoccupation du péril national et des moyens de le conjurer :

Monsieur le Ministre, disait-il, je pense partir demain ou après-demain au plus tard. J’ai l’intention de voir le préfet de la Loire (Bertholon), qui est mon ami, et peut-être aussi celui du Rhône (Challemel-Lacour).

J’ai été et je serai probablement interrogé par les hommes politiques de l’Isère et des départements voisins, sur ce qu’il y a à faire dans les graves circonstances où se trouve notre malheureuse France, surtout avec la crainte de nouveaux revers qu’il est pénible mais prudent de prévoir. Je désirerais avoir avec vous quelques instants d’entretien à ce sujet, si c’était possible. Je ne suis mu que par une seule pensée : l’intérêt du pays.

Votre tout dévoué, Briller.

Permettez-moi de vous rappeler votre promesse de deux mille fusils pour Vienne.

 

Les difficultés de la situation, puis l’investissement de Paris, empêchèrent Brillier de voir à ce moment le ministre.

Son installation à Grenoble eut lieu peu de jours après. Ennemi de l’ostentation, Brillier y procéda avec une simplicité toute démocratique.

Il part pour Grenoble, débarque à la gare et se rend à pied à la préfecture, portant à la main une petite valise. Au moment de pénétrer dans le monument, il trouve à la porte un huissier qui l’arrête et l’interpelle d’un ton rogue : « — Hé ! où allez-vous ? — Je vais à la préfecture. — Mais, mon brave, on n’entre pas ainsi à la préfecture… Qui êtes-vous ? » Brillier s’inclinant, avec une grande douceur : « — Je suis le préfet de l’Isère… »

Il se plaisait parfois à raconter cet incident de sa courte carrière administrative, et s’égayait beaucoup au souvenir de la figure du malheureux huissier.

Sa prise de possession de la préfecture de l’Isère eut pour résultat immédiat de couper court à certaines résistances sourdes, à l’hostilité plus ou moins dissimulée que le nouveau régime rencontrait auprès des administrations de l’Empire, dont on n’avait pu du jour au lendemain transformer l’esprit. On connaissait trop la fermeté et les idées arrêtées du nouveau préfet pour risquer de se mettre en opposition avec lui, et, dans l’espoir secret d’un retour du sort, les agents rétrogrades sauvaient du moins les apparences. Quant à la partie républicaine de la population, elle lui avait fait un chaleureux accueil.

De divers côtés, des félicitations lui étaient parvenues, l’assurant du concours dévoué de tous les républicains. Heyrieux, son village natal, avait voulu être des premiers à s’associer à ces manifestations de sympathie, et, le 8 septembre, le conseil municipal tout entier signait une adresse où il disait : « L’honneur mérité dont vous venez d’être l’objet de la part du gouvernement de la Défense nationale, nous comble de bonheur. Pour vous, ce sont nos coeurs qui le disent, le pouvoir sera léger parce qu’en vos mains, il ne représentera pas le despotisme et l’intrigue, mais toujours la justice et la liberté. »

Aussitôt installé, Brillier adresse aux habitants du département de l’Isère la proclamation suivante :

République Française.

Le Préfet de l’Isère à ses concitoyens,

En 1848 et 1849, le patriotique département de l’Isère m’honora du mandat de représentant du peuple, pour concourir à la fondation de la République. Traitreusement attaquée dans la nuit du 2 décembre 1851, par Louis-Napoléon Bonaparte, qui en avait la garde et avait juré devant Dieu et devant les hommes de la maintenir, je la défendis au péril de ma vie.

Aujourd’hui, c’est la patrie qui est en danger, par les fautes et les crimes du même Louis-Napoléon Bonaparte, qui lui avait promis paix, prospérité et grandeur. Je suis prêt à tous les sacrifices pour la défendre, et je compte, mes chers concitoyens, sur la même résolution et le même dévouement de votre part.

Soyons unis. Que les mêmes sentiments fassent battre nos cœurs : la haine de l’étranger, l’amour de la patrie et de la République qui, seule, peut nous sauver !

Vive la France ! Vive la République !

Grenoble, le 15 septembre 1870.

Briller.

 

Comme on sait qu’il ne s’engage pas en vain, sa vigoureuse déclaration stimule toutes les énergies, exalte tous les courages. Grenoble, Vienne, d’autres centres réclament des armes pour organiser la résistance à l’invasion.

 

Un des premiers soins de Brillier dans ses nouvelles fonctions est, avec le concours du président du Comité exécutif de Grenoble, M. Anthoard, de replacer la police de cette ville sous les ordres de la municipalité.

Il envoie ensuite des délégués grenoblois à Marseille, pour étudier le moyen de recevoir des armes par ce port ; mais le rôle de ces délégués pouvant être interprété comme une adhésion à la fameuse ligue du Midi, en ce moment en formation, Brillier, qui condamne ces tendances séparatistes, écrit à son collègue de l’Hérault :

Le Préfet de l’Isère au Préfet de Montpellier,

L’unité de pouvoir, la centralisation de toutes les forces de la France autour de ce pouvoir et sous sa seule direction, sont la condition du salut et un devoir sacré pour tous.

Je n’admets la ligue que dans l’hypothèse où tout pouvoir central ayant été détruit par l’ennemi, les départements du Midi se trouveraient abandonnés à eux-mêmes et auraient besoin de se fédérer pour leur défense.

Les délégués de Grenoble sont spécialement chargés de prendre des renseignements sur la possibilité de faire venir des armes par voie de mer.

 

Le 16 septembre, paraissait un décret convoquant les électeurs pour les élections générales. Brillier, qui avait pris vis-à-vis de ses amis politiques l’engagement d’accepter la candidature à la Constituante, envoya aussitôt dans ce but sa démission de préfet à la Délégation de Tours. Le 21, il recevait la dépêche suivante :

Délégué Intérieur à Préfet, Grenoble.

Votre démission est acceptée. Intérim confié à votre secrétaire général, ou désignez administrateur provisoire. Continuez votre concours. Laurier.

Huit jours après, une dépêche en sens contraire lui parvenait :

Tours, 29 septembre 1870. Intérieur à Préfet, Grenoble,

Les démissions en vue des candidatures ont été réputées non avenues. Vous êtes instamment engagé à reprendre et à garder votre poste.

L’échec de l’entrevue de Ferrières, en imposant à la France la continuation de la guerre, rendait toute élection impossible. Cependant, après quelques hésitations, la Délégation de Tours convoquait à nouveau les collèges électoraux pour le 16 octobre. Brillier renouvelle sa démission :

Grenoble, le 2 octobre 1870. Le Préfet de l’Isére à Monsieur le Ministre de l’Intérieur,

Pour me conformer à votre dépêche d’hier, qui fixe les élections au 16, j’ai l’honneur de vous donner ma démission pour avoir effet le 6 de ce mois. Veuillez, je vous prie, m’en accuser réception et pourvoir à mon remplacement.

J’ai l’honneur d’être, etc…

Briller

 

Cette fois, bien que les élections soient encore renvoyées, la démission est définitivement acceptée, et, dans la première semaine d’octobre, le préfet démissionnaire est remplacé par M. D… Un événement capital, qui va changer la face des choses, s’est d’ailleurs produit. Gambetta a quitté Paris en ballon le 7 ; après une descente mouvementée, il est arrivé à Tours le 9, apportant, ainsi qu’il le disait dans sa proclamation à la France, les instructions et les ordres de Paris. Mais ce qu’il apportait surtout avec lui, c’était sa jeunesse, son âme ardente, son activité, son esprit de décision, son énergie, qualités qui, malheureusement, avaient fait défaut à la Délégation de Tours.

Des remaniements immédiats s’imposaient. Gambetta assuma la double responsabilité du ministère de l’Intérieur et du ministère de la Guerre, et s’adjoignit un précieux collaborateur dans M. de Freycinet, « dont le dévouement et la capacité puissante se sont trouvés, disait-il, à la hauteur de toutes les difficultés pour les résoudre, comme de tous les obstacles pour les vaincre. »

L’apparition de Gambetta en province produisit par toute la France un sentiment d’unanime enthousiasme. On ne tarda pas, du reste, de sentir dans la nouvelle impulsion donnée au gouvernement une unité de vues et de direction qui ramena la confiance. Les actes succédaient aux actes, partout on était en pleine action, et c’est de ce prodigieux effort que sortirent ce que les Allemands appelèrent quelquefois dédaigneusement « les armées de Gambetta »,ces armées dont pourtant le vieux maréchal de Moltke, parlant à ses officiers, disait plus tard : « Souvenez-vous qu’après Sedan et après Metz, nous croyions la guerre finie et la France abattue, et que pendant cinq mois, ces armées improvisées ont tenu les nôtres en échec. Nous avons mis cinq mois à battre des conscrits et des mobiles… »

 

Peu après avoir quitté la préfecture de l’Isère, Brillier, soucieux d’expliquer sa décision, — on en connaît déjà le motif, — écrivait le 20 octobre au ministre de l’Intérieur :

Monsieur le Ministre, je crois devoir vous dire que si j’ai quitté la Préfecture pour une candidature à la Constituante, c’est sur l’avis de mes amis qui ont pensé que j’étais moralement obligé d’accepter cette candidature, à raison de l’élection dont j’ai été honoré par le département de l’Isère, aux Assemblées républicaines de 1848 et 1849. J’ajoute que, par goût, je me condamnerais au calme de la vie privée ; mais que, par devoir envers la Patrie et la République, je me mets à la disposition du gouvernement de la Défense nationale jusqu’au jour des élections.

Veuillez, Monsieur le Ministre, recevoir, etc…

Briller.

 

Rentré dans la vie privée, Brillier revenait à Vienne dans le courant d’octobre : mais il ne restait pas inactif. Il présidait les délibérations du conseil municipal qui avait, fonctionnant à côté de lui, un Comité de défense. Animées du meilleur esprit de patriotisme, ces deux assemblées suivaient l’impulsion donnée par Brillier. Celui-ci, pendant son passage à la préfecture, avait mis à la sous-préfecture de Vienne un avocat de talent, M. Ronjat, qui lui était alors tout dévoué. C’est sous son inspiration que ce fonctionnaire envoyait vers la fin d’octobre, à son chef, le préfet de l’Isère, la lettre suivante, prévoyant le cas où la ville de Vienne aurait à prendre des mesures de défense contre l’envahisseur :

Vienne est comprise, en fait, dans le rayon de défense de Lyon. Il est absolument nécessaire qu’il y ait, dès à présent, des communications suivies entre les autorités de Vienne et celles de Lyon, afin qu’elles puissent se prêter un mutuel appui au cas d’une attaque, par les prussiens.

Tel est l’avis du Comité de Défense (c’est aussi le mien), qui me prie de vous le transmettre et de vous assurer qu’il n’entend pas se soustraire aux autorités civiles et militaires du département de l’Isère, et qu’il compte au contraire sur leur concours le plus actif.

Le Comité de Vienne prie M. le Préfet de l’Isère de donner avis au Préfet du Rhône de la démarche qu’il se propose de faire auprès de lui, afin d’assurer à cette démarche un plein succès.

Le préfet de l’Isère répondait le 28 octobre, à son subordonné de Vienne :

J’ai immédiatement transmis votre dépêche au Préfet du Rhône, avec recommandation d’accueillir favorablement la démarche.

A la suite de cette démarche et de l’entente qui en résultait, le préfet du Rhône, en qualité de Commissaire extraordinaire, adressait au ministre de la Guerre la dépêche ci-après :

La défense de Vienne est étroitement liée à celle de Lyon, qu’elle complétera. Il est indispensable que la défense des deux villes soit soumise à une seule direction, celle du général commandant la division de Lyon.

C’est pour atteindre ce but que M. le Ministre de la Guerre est prié d’étendre la zone militaire de la division de Lyon sur l’arrondissement de Vienne (Isère).

Avis conforme du Conseil municipal et du Comité de Défense de Vienne, du Sous Préfet de cette ville, des Préfets de l’Isère et du Rhône, du général de Lyon.

 

Le 29 octobre, accompagné d’une délégation envoyée au gouvernement par le département de l’Isère, Brillier partait pour Tours. La délégation était, à son arrivée, reçue par le ministre de la Guerre, auquel elle exposait la situation de la défense dans la région viennoise, ainsi que le désir des corps élus et des habitants de se solidariser avec Lyon en vue de la résistance.

C’est pendant le séjour à Tours des délégués de l’Isère que la France apprit la capitulation de Metz. Annoncée dans une proclamation parue au Bulletin officiel le 31 octobre, la nouvelle produisit un effet immense et souleva d’indignation le pays tout entier. De toutes les grandes villes, des protestations s’élevèrent et, partout, on se prononça pour résister à outrance.

La délégation de l’Isère quitta Tours le 8 novembre. Elle avait eu gain de cause pour la défense de Vienne, et le ministre de la Guerre lui avait donné satisfaction par l’envoi des deux dépêches suivantes :

Guerre à Général commandant la division de Lyon.

Dans l’intérêt de la défense de Lyon et de Vienne, vos pouvoirs s’étendront, pendant la durée de la guerre, sur l’arrondissement de Vienne et le canton de Crémieu (Isère).

Guerre à Général de division à Grenoble.

Dans l’intérêt de la défense de Lyon et de Vienne, j’ai étendu les pouvoirs du Général de division du Rhône sur l’arrondissement de Vienne et le canton de Crémieu, par décision de ce jour.

 

La chute de Metz, dont le bruit avait couru déjà, avait été officiellement connue à Paris le 31 octobre, en même temps qu’on y apprenait la perte du Bourget et l’arrivée de M. Thiers venant négocier un armistice. Sous le coup de ces nouvelles, la fermentation de la ville fut extrême. La question de l’armistice fit croire à la capitulation de Paris après celle de Metz. La population se porta en masse à l’Hôtel de Ville, siège du gouvernement, qui fut envahi. Les émeutiers exigeaient la démission des membres du gouvernement de la Défense ; mais ceux-ci résistèrent aux menaces dont ils étaient l’objet et les meneurs, sentant l’affaire manquée, perdirent courage. Dans la nuit, la garde nationale parvint enfin à vaincre la sédition et à délivrer le gouvernement sans effusion de sang.

 

Le mois de novembre s’employa, avec une activité toujours grandissante, à l’organisation des forces nationales : appel des célibataires de 25 à 35 ans, création de batteries d’artillerie à la charge des départements, mise en réquisition des techniciens pour le service du génie auxiliaire, établissement de camps régionaux pour l’instruction des recrues, mise en marche de la première armée de la Loire qui, le 9 novembre, remportait la victoire de Coulmiers. Toutes ces mesures se succédèrent dans des proportions colossales, et firent plus d’une fois l’étonnement de nos ennemis.

L’initiative des villes apportait aussi son aide précieuse, ainsi que l’établit l’incident suivant relatif à la ville de Vienne.

Dans sa mémorable proclamation du 30 octobre, annonçant à la France la capitulation de Metz, Gambetta avait dit : « Ne nous laissons ni alanguir, ni énerver, et prouvons par des actes que nous voulons, que nous pouvons tenir de nous-mêmes l’honneur, l’indépendance, l’intégrité, tout ce qui fait la patrie libre et fière. »

Deux jours après, à Tours, répondant à une délégation qui, suivie d’une foule immense, venait demander la levée en masse immédiate, Gambetta complétait sa pensée en ces termes : « Nous ne nous abandonnerons pas, quels que soient les abandons que nous voyons autour de nous… Seulement, il ne faut pas croire que le gouvernement puisse et doive tout faire. Il faut agir par vous-mêmes… Il faut que, dans toute la France, dans chaque ville, dans chaque village, l’on se groupe, l’on se serre pour former une masse solide, un tout compact. Il faut que ce soit une guerre vraiment nationale, qu’il y ait partout des hommes prêts à verser la dernière goutte de leur sang.

Il faut aussi cesser de distinguer entre villes ouvertes et villes fermées, entre ce qui peut être défendu et ce qui ne peut pas l’être. En un mot, partout il faut vaincre ou mourir. »

Ces sentiments si virilement exprimés étaient, à ce moment, ceux du pays tout entier. Ils étaient affirmés dans les adresses envoyées de tous côtés au gouvernement.

Grâce à l’énergie de Brillier, placé alors à la tête de la municipalité de Vienne, cette ville ne resta pas en arrière du mouvement, et la résolution de ses habitants se fit connaître d’une manière fort originale, au moins quant à la forme plébiscitaire employée.

Voici la relation de cet intéressant incident, donnée par MM. Steenackers et Le Goff, dans leur Histoire du gouvernement de la Défense nationale en province :

Il est superflu de multiplier les preuves de la résolution de la France et de l’assentiment qu’elle donnait à la déclaration de guerre à outrance faite par le Gouvernement ; nous voudrions cependant ajouter encore un témoignage à ceux que nous venons de rappeler ; c’est la résolution prise, après délibération, par la ville de Vienne. Cette résolution a affecté une forme particulière, la forme plébiscitaire qui, cette fois, par exception singulière, fut ce qu’il y a de plus légitime, par la raison que la question n’avait rien de subtil, ni de captieux, qu’elle était simple, comprise de tous et dans son fond et dans ses conséquences. Il n’y a peut-être rien de plus curieux et de plus honorable que cet incident fort peu connu, dans cette revue du patriotisme de la France.

Dans la région Sud-Est, qui se croyait et pouvait se croire prochainement menacée par l’invasion après la rupture de la ligne des Vosges, les esprits étaient portés, peut-être plus qu’ailleurs, à accueillir la résolution de guerre à outrance proclamée par Gambetta. Le Conseil municipal de Lyon, s’inspirant, comme il le disait, de la nécessité, avait déclaré que « plutôt que de subir la honte d’une reddition, la ville serait défendue jusqu’à complet anéantissement. »

La société républicaine de la Défense nationale de Grenoble, dans l’adresse qu’elle envoyait à Tours le 31 octobre, où, adhérant unanimement à la proclamation de Gambetta, elle invitait « les représentants du pouvoir à ne reculer désormais devant aucune mesure révolutionnaire capable de sauver la France et la République, à s’affirmer par des actes très énergiques », avait dit, en terminant, que, de leur côté, les populations dauphinoises ne failliraient pas à leur vieille réputation de patriotisme et d’indépendance.

Le plébiscite de Vienne peut être considéré comme le couronnement de ces résolutions.

Dans les premiers jours de novembre, quelque temps après la proclamation de Gambetta, la marche de l’ennemi sur Lyon pouvait être considérée comme une éventualité possible, même prochaine. Le Comité de défense de Vienne s’en émut : l’orage menaçait d’arriver jusqu’à lui. Dans cette prévision, il envoya trois de ses membres auprès du général commandant la place de Lyon, pour lui demander des instructions sur le rôle que la ville de Vienne pouvait jouer dans la défense. Le général avait répondu en invitant le Comité à étudier les ressources que présente la topographie de Vienne et de ses environs, au point de vue de la défense locale, à dresser un plan qu’il ferait étudier par des hommes compétents, et que, cela fait, il indiquerait à Vienne la conduite à tenir en cas d’arrivée de l’ennemi.

Le 14 novembre, le Conseil municipal réuni sous la présidence de M. Brillier, ancien membre des Assemblées de 1848, plus tard de 1871, et depuis sénateur, reçut communication de la démarche faite par le Comité de défense, du résultat de la mission de ses délégués auprès de l’autorité militaire de Lyon ; M. Brillier soumit à son examen la question que cette mission impliquait, et qu’il formulait ainsi : Vienne doit-elle se défendre à outrance et pousser sa défense jusqu’à la guerre des rues ?

M. Brillier, comme on le voit, ne posait pas la question de la défense ; cela n’était pas en cause. Il n’eût pas fait cette injure à ses collègues. Il ne s’agissait que de savoir si la défense serait absolue, sans limites, et, pour répéter le mot, si elle se ferait à outrance, jusqu’à la guerre des rues. Le débat ne porta que sur ce point. Il serait même plus juste de dire qu’il n’y eut pas de débat.

Un membre, Riondet, laissa entendre que la défense devait couvrir les environs de la ville, et puis s’arrêter aux faubourgs ; un autre, M. Ronjat, pensait qu’il n’y avait pas d’urgence à prendre une résolution, et qu’il fallait attendre jusqu’à ce que les hommes compétents eussent dit que Vienne pouvait et devait se défendre ; un autre, M. Couturier, qu’il serait bon de se préoccuper des moyens de défense ; un autre enfin, M. Chollier, parla de l’imprudence qu’il y aurait à déclarer une solidarité entre les citoyens, au point de vue des indemnités à accorder aux habitants atteints dans leurs biens par la défense. Mais nul n’hésita sur le fond de la question même, sur la nécessité de pousser la résistance jusqu’à ses dernières limites.

Nous citerons la partie de la délibération du Conseil qui montre le mieux le sentiment dont il était animé.

« La question du devoir, dit M. Brillier, dans sa réponse à M. Ronjat, doit primer toutes les autres, et Vienne serait déshonorée le jour où elle aurait hésité à contribuer de toutes ses forces à la défense commune.

M. Couturier prend la parole à son tour, et dit que, tout en partageant les opinions de M. le Président, il lui semble qu’il serait bon de se préoccuper des moyens, et surtout de la question des armes, sans lesquelles aucune défense ne serait possible.

M. Brillier répond qu’il a la conviction qu’il sera pourvu à cela et que les armes ne manqueront pas à Vienne au jour du combat ; qu’en tout cas, la question à agiter pour le moment est une question de principe. Que Vienne prenne une résolution énergique, inébranlable elle aura toujours eu le mérite d’avoir pris cette résolution et d’avoir fait tout ce qui est humainement possible pour la tenir.

M. Ronjat, craignant que les paroles qu’il a prononcées soient mal interprétées, demande à les expliquer ; s’il est d’avis que l’on doit s’en rapporter aux gens compétents sur les moyens et les possibilités de défense, il n’en est pas moins déterminé à faire pousser de tout son pouvoir la ville à contribuer à la défense générale ; pour son compte, il est déterminé, non seulement à défendre, mais à brûler Vienne le jour où il lui sera démontré que la ruine de Vienne peut être profitable à la patrie.

M. le Président clôt la discussion en invitant de nouveau MM. les Conseillers municipaux à réfléchir mûrement à la question posée, pour qu’une prompte et sérieuse solution puisse lui être donnée. »

Le Conseil municipal se réunit trois jours après, le 17 novembre non pas pour reprendre la question, qui était bien résolue dès le premier jour, mais pour délibérer sur une demande du Comité de défense qui désirait avoir son opinion sur le lieu des travaux à exécuter. Ce fut pour le Conseil une occasion de motiver encore, et plus fortement, sa détermination première, et de la confirmer par un vote de subsides.

« Le Conseil municipal, disait le procès-verbal, constate :

Que les citoyens qui le composent ont combattu par leur vote et par tous les moyens de propagande en leur pouvoir, le plébiscite du 8 mai, première cause de nos malheurs, acte insensé et criminel par lequel la nation a aliéné en faveur d’un parjure et de ses descendants, êtres inconnus, sa conscience et son honneur, c’est-à-dire leur a donné le droit de faire une guerre injuste, une paix honteuse ;

Qu’ils ont été opposés à l’horrible guerre qui ravage actuellement la France, avant qu’elle fût déclarée, guerre follement résolue et ineptement conduite par l’homme de Sedan mais que, dès qu’elle a été déclarée, ils ont accepté sans hésiter leur part des sacrifices et des périls qu’elle impose au pays ;

Et délibère, à l’unanimité, que la ville de Vienne résistera énergiquement et par tous les moyens à la marche des prussiens, à leur entrée sur son territoire ;

Qu’aucune limite n’est assignée au Comité pour tous les travaux de la défense qui pourront avoir lieu tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la ville ;

Que le Comité, en qui le Conseil municipal a toute confiance, sera invité à renouveler ses instances auprès du Comité militaire de Lyon pour obtenir l’envoi d’officiers du génie, chargés de diriger les travaux de défense ;

Que, dès à présent, une somme de 50.000 francs, prise sur les fonds de la défense nationale, est spécialement affectée au paiement desdits travaux, à titre d’avance, sauf répétition soit contre l’État, soit contre le département. »

Quelques doutes s’étaient élevés sur le point de savoir si le Conseil municipal n’avait pas outrepassé ses pouvoirs, en prenant les deux décisions des 14 et 17 novembre et en les rendant obligatoires. Le Conseil crut devoir se réunir pour répondre et résolut de s’adresser à la population elle-même pour dissiper toute équivoque, « considérant, disait le rapporteur, que la voie naturelle pour faire interpréter un mandat, c’est de recourir au mandant. »

La situation était délicate. Un membre du Conseil, M. Couturier, posa la question de savoir si le résultat du vote ne pourrait pas être une arme dangereuse mise aux mains de l’ennemi, dans le cas où il serait résolu que la ville de Vienne ne se défendrait pas. Mais sur l’observation de M. Brillier que les craintes de son collègue étaient chimériques, qu’il connaissait assez ses concitoyens pour n’avoir aucun doute sur leur patriotisme, le Conseil, à l’unanimité, décida que les électeurs seraient appelés à se prononcer sur la résolution de défense à outrance prise par lui, et convoqués à cet effet le dimanche 27 novembre. Le Comité exécutif fit, à cet effet, afficher sur les murs de Vienne la proclamation suivante :

« Aux Electeurs,

Chers concitoyens, le Conseil municipal, interrogé par le Comité de la défense nationale sur l’étendue que la ville de Vienne voulait donner à la résistance à l’ennemi, a décidé, à l’unanimité, par sa délibération du 17 de ce mois, que cette résistance serait aussi énergique que possible. Il a considéré que le devoir des citoyens envers la Patrie était absolu lorsqu’il s’agissait de la défendre, et qu’aucune limite ne pouvait être assignée à leurs sacrifices.

Vous penserez comme votre Conseil municipal, nous en sommes convaincus, et vous donnerez, par vos votes affirmatifs, une éclatante approbation à sa délibération. L’honneur de la ville de Vienne y est intéressé.

Les membres du Comité exécutif :

Briller, président ; Riondet, Dumas, Ronjat, vice-présidents ; Girerd, secrétaire. »

Le plébiscite eut lieu à la date fixée et donna le résultat prévu par M. Brillier. La question était posée dans les termes les plus clairs : les électeurs avaient à décider si la ville de Vienne résisterait et par tous les moyens à la marche des prussiens et à leur entrée sur le territoire. Le nombre des votants était de 3.253, sur lesquels il y eut 2.879 oui, 339 non et 35 bulletins nuls.

L’opinion ne fut interrogée nulle part ailleurs de cette manière ; elle l’eût été, que la réponse, au moins dans les villes, eût été la même.

 

Pour ceux qui connaissent le milieu viennois et se souviennent de la situation prépondérante que Brillier s’y était justement acquise, c’est à ce courageux citoyen que revient en grande partie le mérite de l’attitude énergique prise par la patriotique population de Vienne.

N’est-ce pas lui, aussi, qui, après avoir, avec sa précision habituelle, nettement posé la question de la défense poussée à ses dernières limites, rédigea la vigoureuse délibération citée plus haut ? S’il subsistait un doute à cet égard, il serait levé par l’un même des auteurs de l’Histoire du gouvernement de la Défense nationale en province, M. Le Goff, qui, au moment de la publication de cet ouvrage et en en adressant, en 1884, les deux premiers volumes à Brillier, lui écrivait : « Je ne sais, mais il me semble que le plébiscite de Vienne est une des plus belles pages de son histoire. Je me rappelle qu’en causant avec Gambetta, il me dit qu’il n’y avait rien de plus beau et que cela vous faisait grand honneur. »

 

Si l’on veut savoir, maintenant, comment certains représentants du gouvernement comprenaient leur rôle et s’inspiraient des nécessités de la terrible situation que traversait la France, il n’est pas sans intérêt d’indiquer la façon dont le successeur de Brillier à la préfecture de l’Isère accueillit, quelques jours avant le plébiscite de Vienne, le membre de la municipalité de cette ville chargé de lui soumettre les décisions prises par elle en vue de l’organisation de sa défense. La lettre suivante, qu’à son retour de Grenoble, ce délégué, M. Riondet, écrivait au président du conseil municipal, est, à cet égard, fort édifiante :

Vienne, le 29 décembre 1870.

Mon cher Brillier, l’incident D… se complique. Conformément à vos désirs, j’ai communiqué au préfet, mercredi dernier, les deux délibérations du Conseil municipal relatives à la défense de la ville, et, ainsi que je vous l’ai expliqué, nous avons examiné et discuté ensemble la seconde, relative au vote à demander à nos concitoyens.

A la suite d’explications qu’il avait parfaitement acceptées et auxquelles il s’était rendu, il me posa la question de savoir si je lui demandais une approbation de ces deux délibérations. Je lui répondis que, pour la seconde, je ne lui demandais aucune approbation, mais que je la lui communiquais au nom du Comité exécutif, afin qu’il eût connaissance de l’appel que nous faisions à nos concitoyens ; que la première délibération, au contraire, serait soumise à son approbation si le vote plébiscitaire était affirmatif, parce qu’elle contenait le vote d’un crédit de 50.000 francs dont l’approbation était nécessaire pour que les dépenses pussent être régulièrement soldées par le receveur municipal. Il fut même convenu entre nous qu’une nouvelle expédition de cette délibération lui serait alors transmise pour qu’il la revêtit de son approbation.

Aujourd’hui, le préfet écrit à M. Lévêque une lettre incroyable qu’il a communiquée à Ronjat et à moi. Il prétend d’abord qu’il n’a su que dimanche, dans la soirée, le vote qui devait avoir lieu ce jour-là à Vienne ; que le préfet avait seul le droit de convoquer les électeurs, et que s’il avait connu un peu plus tôt ce vote, il aurait envoyé une dépêche télégra phique pour empêcher le dépouillement du scrutin ; que, dans tous les cas, il aurait été nécessaire de lui faire une communication officielle de la délibération.

Il résulte donc de là que la communication qui lui est faite par un membre de la municipalité de Vienne, se présentant au nom de cette municipalité, n’a pas un caractère officiel…

Que veut dire tout ceci ?… Il faut savoir à quoi s’en tenir sur ce préfet. Je vous écris de suite pour que vous avisiez.

 

La singulière attitude du préfet D…, faisant de l’obstruction pour une question de forme, dans une heure aussi critique, n’était pas sans soulever de tous côtés de vifs mécontentements, et nombreux étaient les amis de Brillier qui le sollicitaient de reprendre son poste à la direction du département de l’Isère. L’un d’eux, M. Ch…, lui écrivait de Bordeaux, en décembre : « C’est avec bonheur que je vous verrais reprendre votre poste à la préfecture de Grenoble. Votre haute expérience et la connaissance que vous avez de notre pays vous rendront facile l’administration d’un département important et qui, dirigé par des mains malhabiles, ne prêterait pas à la cause commune tout le concours désirable. »

 

Toutes ces difficultés, autant que l’obligation des démarches à faire pour obtenir l’armement de la ville de Vienne, déterminèrent Brillier à se rendre à Bordeaux, où la Délégation de province avait dû transporter son siège en raison des progrès faits par l’envahisseur. Aussitôt arrivé, il rédigeait et adressait la lettre suivante :

Bordeaux, le 30 décembre 1870.

A Monsieur Gambetta, ministre de la Guerre,

Monsieur le Ministre, il s’agit de la défense nationale à laquelle vous consacrez votre haute intelligence et toute votre énergie. Je suis donc certain que vous accueillerez favorablement ma demande, et que vous ferez tout ce qui est possible pour en réaliser l’objet.

Le Conseil municipal de Vienne (Isère) a décidé, à l’unanimité, que la ville se défendrait à outrance, et sa délibération, soumise à la ratification des électeurs, a obtenu 2.879 votes affirmatifs contre 339 non. Ce résultat est connu d’une partie de la France, car il a été cité par plusieurs journaux : le Réveil du Dauphiné, le Moniteur Universel, la Gironde, comme un bon exemple que d’autres villes devraient imiter. Il serait profondément regrettable que le public vînt à apprendre, par la voie de la presse, que la patriotique résolution de Vienne a été réduite à néant, parce que cette ville n’a pu obtenir les armes dont elle besoin, malgré ses incessantes réclamations auprès de l’administration.

Je lis dans la Gironde d’aujourd’hui (30 décembre) que la Commission d’armement a livré au pays 430.000 armes dans les six dernières semaines, et qu’elle en livrera encore 270.000 avant la fin de janvier. Il doit vous être facile, Monsieur le Ministre, de distraire de cette grande quantité d’armes 4.000 fusils pour la ville de Vienne. Veuillez, je vous en supplie, donner l’ordre formel et irrévocable à la Commission de l’armement d’expédier sans retard 4.000 fusils à la ville de Vienne (Isère), qui se charge de payer les frais de transport. Je m’en porte garant au besoin.

 

Brillier resta encore quelque temps à Bordeaux, insistant pour l’envoi des armes demandées par Vienne, et s’employant à d’actives démarches destinées à donner satisfaction aux aspirations politiques des populations de l’Isère.

Les événements se précipitaient, d’ailleurs. Vers le 10 décembre, Chanzy se mettait en retraite sur le Mans. Après Bapaume, Faidherbe avait dû remonter vers le nord pour sauver son armée. La résistance rencontrée par les allemands à Nuits préservait pourtant la région lyonnaise et viennoise d’une incursion de l’ennemi. Belfort résistait héroïquement. Puis, ce fut la formation de l’armée de l’Est, en vue de l’exécution du plan Freycinet consistant à faire lever le siège de Belfort et à couper les communications de l’ennemi avec les Vosges. Refoulés à Villersexel et à Arcey, les prussiens se maintinrent à Héricourt, où vint se briser l’attaque française. L’armée de l’Est dut battre en retraite et se réfugier en Suisse. Enfin, après un siège mémorable et d’admirables efforts de résistance, Paris, affamé, capitulait. Un armistice était signé le 28 janvier, et les électeurs étaient convoqués pour élire, le 8 février suivant, une Assemblée nationale à laquelle seraient soumises les conditions exigées de l’ennemi pour conclure la paix.