Insurgés et opposants au coup d’Etat dans les Bouches du Rhône. Conclusion

Insurgés et opposants au coup d’État de décembre 1851 dans les Bouches-du-Rhône

 

Hugues BREUZE 

 

Conclusion

 

 

« On sait ce qui arrive à ceux qui attendent en temps de révolution. Lorsqu’ils appellent après avoir attendu, on leur répond le mot fatidique :   Il est trop tard [1] ».

Ces mots d’Eugène Ténot, écrits en 1865, étaient destinés à résumer la réaction des républicains marseillais au lendemain du coup d’Etat ; plus précisément, on a eu affaire pour les Bouches-du-Rhône à une opposition passive dans les premiers jours de décembre 1851, suivie d’une résistance larvée, d’une dernière tentative pour préserver l’espoir d’une république « démocratique et sociale », promise pour le printemps 1852.

Mais lorsque cette résistance tente de se mettre en place, c’est déjà trop tard… L’émancipation politique et sociale des populations des Bouches-du-Rhône devra attendre la Commune de 1871 pour se manifester par les armes…

Qu’importe, l’opposition républicaine départementale de décembre 1851, malgré son échec précoce, n’est pas vide de signification. C’est dans  ce sens qu’on a donc œuvré à lever une partie du voile du « secret de l’inaction du parti républicain [2] » dans les Bouches-du-Rhône  .

Quels sont donc les enseignements tirés de l’analyse de cette opposition démocratique au coup de force de Louis-Napoléon Bonaparte dans le département ?

Il semble, tout d’abord, que le mouvement démocratique des Bouches-du-Rhône emprunte moins que d’autres la voie de la radicalisation des masses rurales – provençales et alpines notamment qui, à partir de 1849, supportent de moins en moins la crise du prix des denrées – ; beaucoup moins rural que ceux qui l’entourent, le département des Bouches-du-Rhône supporte mieux cette crise ; les conséquences sont multiples : disposant déjà, de moins de partisans ruraux que d’autres département méridionaux, l’opposition républicaine des Bouches-du-Rhône se désolidarise quelque peu du tournant que prend la propagande démocratique dans les campagnes du Midi ; le département semble ainsi moins que d’autres, avoir suivi les deux temps de la IIe République qu’a distingué Philippe Vigier : « (…) la puissance électorale des masses rurales éclate aux élections présidentielles de décembre 1848, qui mettent un terme à la République de 48, urbaine et bourgeoise, et inaugurent la République des paysans [3] ».

En fait, Marseille ne s’était pas encore  remise de l’échec cinglant subi en juin 1848 ; l’analogie semble possible avec ce qu’a observé Philippe Vigier pour Paris : « les journées de juin (…) portent un coup fatal, qui contient en germe l’échec rapide de la résistance (…) au coup du 2 décembre  [4] ». En outre, par son poids démographique, Marseille accapare une grande partie des initiatives de développement de l’opposition démocratique du département ; celles qui lui échappent ne sont pas pour autant destinées prioritairement à la population rurale : la consonance trop urbaine du mouvement démocratique des Bouches-du-Rhône ne lui  permet donc pas de suivre jusqu’au bout la voie empruntée par les départements voisins.

La principale conséquence est que le mouvement républicain départemental manque incontestablement d’uniformité en décembre 1851: la résistance des grandes villes, et notamment celle de Marseille, subit un échec rapide, comme dans la capitale, alors que les campagnes voient le passage de bandes armées, comme dans le Var ou les Basses-Alpes ; mais ces deux formes de résistance s’entremêlent pour finalement se neutraliser par leur manque de coordination stratégique et temporelle. 

C’est là toute la singularité du mouvement d’opposition départemental par rapport à ceux qui, autre part, ont réussi à soulever en armes des populations, qui quatre ans auparavant, pouvaient considérer les luttes politiques comme quelque chose de singulièrement abstrait.

Des points communs existent cependant dans les mises en forme de l’opposition républicaine dans chaque département méridional : résistance ou simple tentative d’insurrection sont communément l’œuvre des sociétés secrètes ; mais ces dernières ne peuvent s’affranchir du tempérament politique propre aux habitants des Bouches-du-Rhône, où radicalisme rime avec urbanité.

Ces divergences dans la conception même du mouvement démocratique provençal s’expliquent, si l’on reprend l’analyse de Maurice Agulhon, par « l’existence de deux niveaux de culture » : l’intellectualité des notables et des principaux militants républicains avait peut-être, dans les Bouches-du-Rhône, plus qu’ailleurs en Provence, pénétré les masses urbaines ; dès lors, « faire échec au coup d’Etat, c’est rétablir le statu quo ante, avec, en plus, le suffrage universel restitué, c’est donc retrouver la possibilité du vote libre et massif qui donnera la victoire à la Montagne, en 1852, comme prévu » [5]; mais les chefs bourgeois du département tergiversent et n’osent se compromettre : tout espoir de résistance légaliste ou urbaine est alors définitivement balayé lorsque les autorités prennent promptement le dessus. En bref, l’atout que constituait la « radicalisation par influence inter-sociale [6] », entamée depuis 1849, s’effondre avec la résignation des principaux chefs du mouvement départemental à accepter le coup de force présidentiel. Quant au primitivisme des mentalités traditionnelles qui pouvait, bien entendu, subsister en partie, le souvenir du prix payé pour les violences de juin 1848 en atténue l’exaltation et achève de décourager toute témérité risquée. Cette non-radicalisation du mouvement « par la lutte sociale [7] » consacre alors pleinement l’échec de la résistance démocratique des Bouches-du-Rhône au coup d’Etat.

Si l’on suit les conclusions de Philippe Vigier pour la région alpine, le département dont la réaction au coup d’Etat pourrait au mieux s’approcher de celle des Bouches-du-Rhône semble être le Vaucluse ; pays riches, les deux départements ont moins souffert que leurs voisins de la crise économique qui sévit de 1846 à 1852 : « Aussi, le caractère révolutionnaire de la propagande montagnarde, les idées de lutte de classes ont-elles eu moins de prise sur ces populations que sur celle de la Drôme ou des Basses-Alpes [8] ». Comme dans les Bouches-du-Rhône, une seule partie du Vaucluse s’ébranle ; et les quelques faits de violences répertoriés contre les autorités ou des notables sont ceux subis dans l’arrondissement d’Apt : dus à une conjoncture locale particulière, il s’en est fallu de peu – on l’a déjà remarqué au cours de cette étude -, pour que ceux-ci se produisirent aussi dans certaines localités des Bouches-du-Rhône.

On peut aussi distinguer dans le département, trois ensembles humains et géographiques qui répondent différemment à l’appel à l’insurrection en décembre 1851, pouvant ainsi accréditer la thèse d’un manque d’uniformité flagrant pour l’opposition démocratique des Bouches-du-Rhône :

Tout d’abord, la « Vendée blanche », au pied des Alpilles – regroupant en partie l’arrondissement d’Arles -, reste la région des Bouches-du-Rhône qui a connu le moins de symptômes d’agitation démocratique pendant les événements. Une tradition légitimiste, encore trop ancrée localement, bride la portée des tentatives de radicalisation de masses principalement rurales pendant la IIe République ; quant aux populations vouées à la cause de la Montagne en décembre 1851, elles se sentent trop en infériorité pour tenter quelque chose…

Marseille et les principales villes du département constituent un second ensemble : principaux foyers démocratiques du département, l’échec de la tentative insurrectionnelle est d’abord le leur ; trop attentif à la réaction des principales villes de France, le parti républicain, par un attentisme forcené, laisse une marge de manœuvre trop ample à des autorités qui n’en demandaient pas tant…

Enfin, les campagnes des 1er et 2ème arrondissements ne peuvent ensuite que constater avec amertume, devant l’échec de l’opposition dans les principales villes du département, la tâche titanesque qui leur restent à accomplir si elles souhaitent relancer le mouvement insurrectionnel : trop isolés, pas assez radicalisés et surtout trop peu en nombre, les ruraux acquis à la démocratie ne peuvent qu’attendre, prêts, les armes à la main, un tournant favorable qui ne viendra finalement pas…

Ainsi, malgré une politisation démocrate-socialiste palpable de certaines populations du département, l’opposition républicaine des Bouches-du-Rhône n’était pas assez en phase, par sa nature principalement urbaine, avec celle de départements qui défendirent violemment la République en décembre 1851. Elle n’a donc pas pu, lorsque l’occasion se présenta, porter un concours déterminant à l’insurrection provençale.

 

Malgré les conclusions que cette étude a prétendu apporter, il semble néanmoins important d’en souligner les principales limites. Par son bornage temporel confiné uniquement à la IIe République, il lui manque autant la recherche d’un « premier antécédent explicite de la République que sa préhistoire inconsciente [9] » ; une étude politique, préalable à cette période républicaine pour le département des Bouches-du-Rhône, serait, à ce point de vue là, un complément appréciable pour le sujet. En outre, l’étude précise de microclimats politiques permettrait une appréciation plus localisée de la « républicanisation » de certaines communes, mais aussi des causes de leur non-réaction au moment du coup d’Etat. Cette démarche comporte en fait la poursuite de ce « patient travail de corrélations, et de confrontations », prôné par Michel Vovelle, lorsque celui-ci s’interroge sur la problématique « Midi rouge et Midi Blanc » [10] : cela permettrait autant, pour les Bouches-du-Rhône en l’occurrence, de trouver les prémices à long terme, à la fois de cette « démocratisation » du département pendant la IIe République, et de la tentative insurrectionnelle de décembre 1851, mais aussi de s’interroger en aval sur « la place et le rôle de l’événement, non plus dans une perspective d’histoire traditionnelle, mais bien comme l’événement fondateur, ou « traumatisme » dont il convient d’apprécier le poids durable [11] ».

 

L’opposition républicaine départementale au coup d’Etat de décembre 1851 reste donc, malgré son flagrant échec, un événement brutal et singulier dans l’histoire des Bouches-du-Rhône ; elle traduit, de façon moins radicale toutefois que les insurrections « rurales » des départements provençaux et alpins, cette « descente de la politique vers les masses », phénomène si caractéristique des apports de la IIe République dans le comportement politique des classes populaires ; et l’une des conséquences de cette « démocratisation de la vie politique locale » et de ce « passage du social au politique » [12] dans le département, n’est autre que l’insurrection républicaine elle-même – ou plutôt, à proprement parler, la « tentative » insurrectionnelle – : et si celle-ci s’est fanée avant même d’éclore, elle peut néanmoins être considérée comme un de ces révélateurs concrets des transformations – déjà réalisées en 1851 ou encore à venir – des mentalités politiques initiées par la période républicaine.

 

 

« Gloire au grand peuple, au peuple magnanime…

Le peuple est bon, il souffre l’injustice…

La liberté va conquérir le Monde,

Guerre éternelle entre nous et les rois !  1 ».

 



[1] TENOT Eugène, La province en décembre 1851, étude historique sur le coup d’Etat, Impressions du siècle, 1865, (réed. 1876), p. 128.

[2] Ibid 1.

[3] VIGIER Philippe, La seconde République dans la région alpine, PUF, 1963, p. 384.

[4] VIGIER Philippe, « Un quart de siècles de recherches historiques sur la province », Annales historiques de la révolution française, n°222 : « 1848 et la seconde République », octobre-décembre 1975, p. 628.

[5] AGULHON Maurice, La République au village, Paris, Plon, 1970, (réed. Seuil, 1973), p. 466-467.

[6] AGULHON Maurice, La République au village, Paris, Plon, 1970, (réed. Seuil, 1973), p. 473.

[7] Ibid 6, p. 474.

[8] VIGIER Philippe, La seconde République dans la région alpine, PUF, 1963, p. 431.

[9] AGULHON Maurice, La République au village, Paris, Plon, 1970, (réed. Seuil, 1973), p. 471.

[10] VOVELLE Michel, « Midi rouge et Midi blanc : une problématique », Provence historique, Tome XXXVII, fascicule 148 : « Midi rouge et midi blanc », avril-juin 1987, p. 346-347.

[11] Ibid 10.

[12] VIGIER Philippe, « Un quart de siècles de recherches historiques sur la province », Annales historiques de la révolution française, n°222 : « 1848 et la seconde République », octobre-décembre 1975, p. 630 à 632.

 

1 In OLIVESI Antoine, La Commune de 1871 à Marseille et ses origines, Paris, Rivière, 1950, p. 28, Op. Cit. In Frédéric MISTRAL, Chant du Peuple, paru dans la revue avignonaise Le Coq, le 28 mars 1848.