Insurgés et opposants au coup d’Etat dans les Bouches du Rhône.Chapitre 6

Insurgés et opposants au coup d’État de décembre 1851 dans les Bouches-du-Rhône

 

 

 

Hugues BREUZE 

2ème partie

Situation politique et sociale du département (1848-1852)

Chapitre VI : Les autorités face à l’opposition républicaine

C/ Fonctionnaires publics, notables, légitimistes… : un parti de l’ordre ?

 

On peut se demander comment s’est constitué pratiquement ex nihilo, un parti de l’ordre dans les Bouches-du-Rhône : que ce soit par le biais du zèle de certains fonctionnaires publics ou par l’appui de notables influents, les autorités départementales ont dû nécessairement compter sur leurs concours pour faire accepter efficacement le coup d’Etat.

 

Pour ce faire, il semblait donc indispensable de démasquer les officiers publics favorables à la cause démocrate-socialiste tout comme tenter de joindre à l’ordre les multiples factions légitimistes. On peut alors ensuite tâcher de comprendre à quel point le préfet de Suleau a pu jouer un rôle essentiel dans la constitution d’un véritable lobby voué à l’ordre.

 

 

       1§. Démasquer les officiers publics « rouges »

 

 

Le début de la « chasse » aux fonctionnaires publics « rouges » coïncide avec la victoire conservatrice dans le département aux législatives de 1849 et avec l’arrivée en poste du préfet de Suleau.

 

On s’attache alors à surveiller et, à l’occasion, à surprendre les maires républicains trop « exaltés » au goût des autorités.

 

C’est le cas à Rognes en 1849, où le 15 avril, est élu maire de la commune, M. Meynier, notaire « au grand regret des honnêtes gens ». Selon le sous-préfet d’Aix, Meynier est un maire indésirable et dangereux pour l’ordre ; Grimaldi rappelle le 12 janvier au procureur général la situation que cet ancien maire de Rognes avait créée dans sa commune après son    élection :

 

« (…) il exerçait ses fonctions avec partialité, il apportait dans ses actes beaucoup de passion politique et d’animosité contre les personnes ».

 

Si bien que l’autorité administrative surveille alors le moindre écart de sa part qui pourrait entraîner des sanctions : c’est chose faite lorsqu’un jour d’élection, Meynier « éleva avec un électeur de sa commune une discussion qui dégénéra en une véritable rixe, à la suite de laquelle il fit expulser cet électeur qui se trouva privé de l’exercice de son droit ».

 

Le magistrat est alors révoqué le 25 août 1849, sur proposition du sous-préfet [1]. Mais si les maires demeurent donc les premiers visés par rapport à l’influence qu’ils peuvent exercer sur leurs communes, il faut toutefois constater une infraction pour pouvoir les révoquer de leur mandat électoral.

 

Les fonctionnaires nommés administrativement sont eux, en revanche, même s’ils ne possèdent pas la même influence politique qu’un maire, encore plus à la merci de sanctions si leur hiérarchie constate leurs opinions républicaines :

 

Le 15 février 1850, de Chanterac signale la révocation d’un certain Tempier au préfet de Suleau. Ancien capitaine – déjà révoqué – de la Garde nationale, Tempier, alors « concierge de la prison de la place de Linche », est signalé « par plusieurs rapports, comme fesant (sic) de la propagande socialiste parmi les gardes-nationaux détenus dans cette prison et les soldats casernés » [2]. Ce fait illustre le cheminement répressif de l’administration de la préfecture : après avoir épuré les cadres de la Garde nationale et emprisonné ceux qui dans son effectif s’étaient agités en juin 1848 ou qui avaient manifesté depuis leurs opinions « rouges », on s’attache dorénavant à révoquer tout élément susceptible de réveiller les fibres démocratiques de ses collègues ; Tempier a subi alors deux fois les conséquences de cette marche répressive.

 

Mais c’est surtout en 1851, devant l’épouvantail de la guerre civile promise pour 1852, que cette « purge » des officiers publics républicains entre dans sa pleine mesure.

 

On a déjà évoqué le signalement des « manquements » aux prérogatives préfectorales et ministérielles de la directrice de la poste de Tarascon en mai, refusant la saisie de La Semaine sans réquisitoire exclusif du procureur de la République, ou encore de l’insuffisance signalée, en juin, du parquet de Marseille et, notamment, du procureur de la République, Dufaur (cf. ch. VI B/).

 

A cela s’ajoute, lors de la dissolution du Cercle Paradis en juin 1851, la découverte, grâce au registre du Club, d’affiliés appartenant à « diverses administrations » ; le commissaire central de la police de Marseille en transmet la liste le 19 juin au préfet : celle-ci comporte les noms de 16 « employés au canal », de 15 « employés de l’octroi », de 9 préposés ou employés de la Douane, de 3 employés du chemin de fer, de 3 instituteurs, de 4 militaires et de 7 employés dans diverses administrations [3].

 

C’est donc une véritable « chasse aux sorcières » qui s’engage au sein de la fonction publique des Bouches-du-Rhône ; l’objectif est donc  incontestablement de constituer des administrations sûres dans la perspective d’un coup de force républicain. La préfecture compte ainsi se munir d’appuis de choix à chaque échelon, pour garantir une adhésion complète et sans faille en cas de nécessité : le coup d’Etat de décembre 1851 en est l’occasion ; on ne constate alors aucune « dissidence administrative » notable en réaction au 2 décembre.

 

Cela n’empêche pourtant pas la poursuite des découvertes de  fonctionnaires « rouges ». La réaction de certains pendant les événements facilite, en effet, l’aboutissement de cette entreprise.

 

On en possède un exemple par les dénonciations transmises au sous-préfet d’Arles le 16 décembre par le maire de Châteaurenard : celui-ci signale « le receveur de l’enregistrement, ancien conseiller municipal sous le gouvernement provisoire, le percepteur par intérim, l’instituteur communal et le directeur du 12ème syndicat, (…) comme ayant complètement méconnu leur devoir pour ne s’être point présenté à la mairie pour défendre le pays [4] ».

 

Ainsi, une simple indifférence quant aux événements politiques comme de simples « relations démocratiques » suffisent à compromettre des officiers publics aux yeux de l’autorité : la simple saisie d’une lettre adressée à Descotte, sous-directeur de « la Banque d’échanges la Marseillaise », lui apprenant la formation en Avignon d’une coalition entre « blancs du Droit National et rouges démocrates-républicains » suffit par exemple à entraîner son arrestation en janvier 1852 [5].

 

Toutefois, la révocation de certains magistrats « rouges » reste une « difficulté politique » dans le département, même après la réussite du coup d’Etat ; c’est d’ailleurs cette nécessité de présenter une acceptation et une réussite totale du coup du 2 décembre qui empêche quelque peu les autorités départementales à l’entacher de suspensions éclatantes, ou pire, de procédures non-abouties de révocations.

 

L’ »affaire Fortoul » illustre parfaitement toutes les hésitations des autorités à révoquer un magistrat, même si celui-ci est notoirement républicain ; notaire et suppléant du juge de paix du 1er canton de Marseille, Fortoul est aussi « un des 5 fondateurs du Cercle Paradis » et un « signataire de la protestation formulée contre les actes du préfet », lors de la clôture du cercle en juin 1851.

 

Il entretient également des relations avec Le Peuple : il est le trésorier de la souscription ouverte en faveur de la famille de Laponneraye ; il participe à la souscription mensuelle pour couvrir les frais de rédaction de Camille Dutueil ; enfin il fait partie du conseil d’administration du journal.

 

Devant ce constat, le procureur du Beux sollicite l’intervention du procureur général, le 28 janvier 1852, pour révoquer Fortoul [6] ; mais aucune preuve n’a cependant été fournie quant à la « participation directe » de Fortoul aux événements de décembre.

 

Le procureur de la République de Marseille ravise alors son jugement le 18 mars en s’adressant au procureur général ; la révocation par mesure disciplinaire du notaire n’est plus aussi indispensable politiquement :

 

« (…) je crois qu’il serait peu prudent d’engager une action disciplinaire contre Mr Fortoul. Les faits signalés, quelques graves qu’ils soient, me paraissent ne pas produire sur l’esprit des magistrats toute l’impression nécessaire pour me faire supposer qu’il serait fait droit aux conclusions du Ministère Public, si elles étaient sévères : or rien ne serait plus fâcheux que de s’exposer à voir rendre une décision judiciaire favorable à Mr Fortoul : ce serait un échec moral et politique qui détruirait toute l’impression que l’on se serait attaché à obtenir par l’introduction de poursuites ».

 

Son « élimination » se doit alors d’être discrète :

 

« En résumé, en présence d’une instruction judiciaire commencée [celle du Cercle Paradis] qui ne peut tarder à recevoir solution, je serais porté à penser que quant à présent, il y aurait lieu de hâter la révocation de Mr Fortoul comme suppléant et de ne pas intervenir d’une manière officielle par voie disciplinaire pour obtenir sa révocation de la part du tribunal : lorsque l’affaire du Cercle Paradis sera jugée, il sera opportun peut-être d’agir, s’il le faut, par voie d’injonction pour entraîner Mr Fortoul à présenter un successeur [pour son étude de notaire] ».

 

De la même façon, un avoué de Marseille, Paul, échappe à la répression de la Commission mixte ; ce dernier ne s’est pas assez compromis pendant le mois de décembre : « il a été assez prudent et assez habile pour éviter de commettre des actes ostensibles de nature à le compromettre ». Pour lui aussi, les poursuites disciplinaires apparaissent encore inopportunes pour le procureur du Beux, « car il serait très probable qu’elles ne pourraient aboutir qu’à un acquittement » [7].

 

Ces stratégies politiciennes ont donc pour conséquence d’épargner la plupart des magistrats compromis du département, des foudres de la Commission mixte.

 

« (…) dans l’arrondissement d’Aix, aucun officier ministériel n’a été condamné par la Commission mixte, ni même poursuivi (…) [8] ».

 

Il semble qu’il en soit de même pour les deux autres arrondissements :

 

« (…) un seul officier ministériel Me Bonifay, notaire à Cuges avait été l’objet des investigations de la justice à raison de sa conduite politique [il fut poursuivi pour avoir fait partie d’une société secrète] : il a été mis en liberté par décision de M. le préfet en date du 7 février [9] » ; lui aussi échappe donc au jugement de la Commission mixte.

 

 

On observe donc plusieurs phases dans la volonté des autorités de se débarrasser – discrètement – d’officiers publics républicains :

 

Avant le coup d’Etat, l’autorité préfectorale cherche par tous les moyens de révoquer maires et fonctionnaires « rouges », soit sous prétexte d’une infraction constatée, soit par mesure disciplinaire. Et une fois le coup de force réussi, elle recherche activement ceux qui se seraient compromis pendant les événements.

 

 

Néanmoins, l’acquittement d’une notabilité peu compromise représente un risque politique : l’impunité éclatante qui rejaillirait d’un acquittement serait un véritable camouflet pour la répression anti-républicaine.

 

En outre, de nombreuses révocations de magistrats écorneraient l’acceptation du coup d’Etat par le département, censée être totale et sans faille.

 

Les autorités se contentent alors, habilement, de mettre en garde les fonctionnaires publics peu compromis : il sera toujours temps de les remplacer par la suite s’ils n’ont pas compris que leur intérêt était dorénavant de montrer une grande réserve politique…

 

 

       2§. Les légitimistes, acquis au parti de l’ordre ?

 

 

Dans la mesure où les autorités ont tenté d’écarter les fonctionnaires « rouges » pour réduire leur influence sur la bonne marche administrative lors du coup d’Etat, il convient de savoir si les légitimistes, nombreux dans les Bouches-du-Rhône, ont constitué soit un appui favorable pour le parti de l’ordre qu’espérait constituer de Suleau, ou restaient alors des opposants politiques gênants.

 

En fait, l’opinion légitimiste représente autant une masse conservatrice, hostile à une insurrection républicaine, qu’une opposition au prétendant impérial. C’est cette ambiguïté qui se doit d’être analysée à travers deux affaires, au sujet de deux cercles légitimistes : le Cercle de France et le Cercle du Droit Commun.

 

En effet, si ces deux cercles, farouchement anti-républicains, sont favorables à l’ordre social et donc, à la répression entreprise par la préfecture, ils restent membres d’une mouvance d’opposition qui doit disparaître si le préfet souhaite obtenir une acceptation apparemment totale du coup d’Etat par le département ; ces cercles blancs sont donc amenés à être irrémédiablement dissous par l’autorité ; la nature de ces mesures va pourtant dépendre de « l’honorabilité » des membres qui les composent : pour de Suleau, il est en effet impensable de risquer de faire basculer des notables légitimistes influents dans une opposition farouche au nouveau gouvernement bonapartiste ; quant à la frange populaire de ces cercles blancs, le discernement n’est plus indispensable : elle est dangereuse car elle risque de réveiller passions et jalousies politiques de ses ennemis républicains.

 

Le détail des événements permet cependant de mieux appréhender cette « sélectivité » de la préfecture dans le choix de ses alliés politiques légitimistes :

 

Le 29 mars 1851, le préfet de Suleau informe le ministre de l’Intérieur « qu’il s’organisait à Marseille une députation chargée de porter une adresse à M. le Cte de Chambord », prétendant au trône de France [10].

 

Au sujet de cette députation envoyée à Venise, le président du Cercle de France, le marquis de Montgrand, entend montrer au préfet le 17 avril, que le rapport qui accuse le cercle est erroné :

 

« Le Cercle de France est complètement étranger à cette manifestation, son administration n’y a jamais donné son concours (…).

 

« (…) s’il y a eu une souscription pour subvenir aux frais de voyage, elle a eu lieu en dehors du cercle ; (…) la désignation des personnes employées a été faite par une commission composée en dehors du cercle ».

 

Pour corroborer ses dires, et malgré l’étrange précision de ses renseignements, le Marquis s’empresse de préciser à de Suleau que « le Cercle de France n’est pas une société politique » :

 

« Le but de notre institution est de soustraire les ouvriers (…) aux séductions de socialisme, de resserrer entr’eux les liens de la véritable fraternité chrétienne, de leur donner aide et appui et de leur procurer du travail ou à défaut de travail, des secours.

 

« Tous ses membres sont des hommes d’ordre bien déterminés à donner leur concours à l’autorité pour la défense de la société et des lois toutes les fois qu’elles seront menacées » [11].

 

Devant cette déclaration, le préfet décide d’abandonner les prévenances à l’égard du cercle ; il s’en explique lors de son rapport au ministre de l’Intérieur, le 22 avril :

 

« L’honorable président du Cercle de France (…) est un homme trop loyal pour que je ne sois pas disposé à (…) considérer [ses observations] comme exactes, mais il n’en est pas moins vrai que si la manifestation en question n’a pas été concertée dans le Cercle de France, elle a été exécutée par des hommes qui en partie appartiennent à ce cercle » [12].

 

Blâmant seulement le cercle de « remontrances », le préfet de Suleau fait preuve d’une indulgence toute relative quant à la couleur du cercle : s’il prévient ses membres légitimistes qu’il ne tolèrera pas un autre « écart », il n’en aurait sans doute été nullement le cas si le cercle avait été rouge.

 

De Suleau espère donc préserver des appuis qui lui apparaissent pouvoir être utiles par la suite ; le statut du président du Cercle de France n’y est d’ailleurs sûrement pas étranger ; le Marquis de Montgrand peut, en effet, exercer de son influence sur la riche bourgeoisie marseillaise. L’indulgence préfectorale n’a alors pas de prix… si elle permet l’acquisition des chefs légitimistes à sa politique.

 

 

L’opinion légitimiste n’est pourtant pas si docile que cela, en particulier dans l’arrondissement d’Arles où elle pèse de tout son poids.

 

Le 2 décembre 1851, à la veille de la divulgation des décrets présidentiels, le sous-préfet Emile Paul entretient le préfet du mécontentement ressenti dans son arrondissement lors de l’échec de l’abrogation de la loi du 31 mai 1850 :

 

« (…) les légitimistes en son (sic) peu satisfaits, par la raison qu’ils considèrent la nouvelle loi, comme devant entraîner pour eux la perte de la majorité dans les élections de plusieurs de nos communes [13]  ».

 

Finalement, par la force des choses, le mécontentement des légitimistes laisse place, le 9 décembre, à leur adhésion au gouvernement :

 

« Les hommes importans (sic) du parti légitimiste paraissent comprendre la véritable situation des choses, et usent de toute leur influence pour décider leurs amis à se rallier au président de la République [14] ».

 

Cependant, malgré leur adhésion, les cercles légitimistes vont aussi se voir suspendre par l’autorité préfectorale après le coup d’Etat : leur survivance aurait représenté une véritable défiance aux affiliés de sociétés républicaines dissoutes.

 

Mais, alors que la volonté du préfet après le coup d’Etat est de détruire tous les « foyers d’agitations politiques », qu’ils soient « blancs » ou « rouges », ce dernier fait part au ministre de l’Intérieur, le 26 décembre 1851, de la singularité du Cercle de France :

 

« Ce cercle, dont la couleur et les tendances sont exclusivement légitimistes, compte parmi ses principaux fondateurs des personnes notables dont quelques uns occupent des positions élevées soit dans le Conseil Général du département, soit dans le Conseil Municipal, soit dans la Chambre de Commerce de Marseille.

 

« Parmi ces personnes notables plusieurs n’ont point hésité depuis les actes du 2 décembre à prêter un concours loyal au Gouvernement qu’elles ont hautement manifesté dans le vote du 20 et 21 décembre ; d’autres au contraire ont pris une attitude hostile qui ne rend pas possible le maintien du Cercle dont elle fait partie. Mon intention bien arrêtée est donc de prescrire dans un délai très prochain la fermeture de ce Cercle qui deviendrait nécessairement un centre (…) d’opposition.

 

« Toutefois, comme j’ai l’assurance que les personnes les plus modérées ou les mieux disposées en faveur du Gouvernement qui fait partie de ce Cercle reconnaissent elles-mêmes la nécessité de la fermeture, et qu’elles sont décidées en conséquence à employer toute leur influence pour qu’il se dissolve de lui-même et spontanément sans attendre les mesures de l’autorité, j’ai cru devoir laisser quelques jours de délai à ces personnes bien intentionnées pour qu’elles puissent arriver au but qu’elles se proposent (…) » [15].

 

Malgré le délai accordé, le préfet de Suleau prend par précaution le 29 décembre, l’arrêté qui stipule la dissolution du Cercle de France [16], tout en laissant par le temps de son exécution, la marge de manœuvre nécessaire pour qu’il se dissolve lui-même. De la même manière, le sous-préfet d’Arles, sous la menace d’un arrêté de dissolution daté du 8 janvier, obtient le lendemain l’implosion spontanée du Cercle des « pas gênés », ou Cercle de l’Etoile de Tarascon [17].

 

Le 30 décembre, de Suleau prononce aussi la dissolution du Cercle du Droit Commun d’Allauch, lui aussi légitimiste, mais beaucoup plus populaire : il ne bénéficie donc point de l’indulgence du préfet d’autant plus qu’il se signale par son agitation :

 

« Pour assurer l’exécution de l’arrêté », le maire d’Allauch accompagné de gendarmes se rend le 18 janvier dans le local du cercle ; il y opère la saisie de « diverses correspondances avec des représentants du peuple, et autres notabilités appartenant au parti légitimiste » ainsi que      « les cartes personnelles d’admission au Cercle du Droit Commun, contenant le cachet du Cercle de France et la signature du marquis de Mont-Grand (sic), fleur-de-lisées aux quatre angles » [18]. Une lettre anti-datée du 20 janvier est alors saisie lors de cette perquisition. Elle avait pour objectif de dénoncer au préfet les « démagogues » d’Allauch : « le sieur Arnaud », patron de l’auberge du chalet, ainsi qu’entre autres les sieurs Blanc, père et frère du maire [19].

 

Si la dissolution du Cercle du Droit Commun s’est bien effectuée le    18 janvier et produit, selon le maire, « un excellent effet sur l’esprit de notre population fatiguée des menées du parti et de l’agitation occasionnée par cette réunion politique », elle permet aussi « la saisie de divers papiers, qui justifient l’affiliation des membres de ce cercle avec celui de Marseille, connu sous le nom de Cercle de France ».

 

Quant à la dénonciation dont il s’est vu le sujet, le maire d’Allauch souhaite qu’elle prouve aux yeux du préfet, « que les membres de ce cercle ne rêvaient que vengeance et perturbation » [20].

 

En face de cette nouvelle compromission du Cercle de France, de Suleau ne peut que solliciter ses fondateurs à presser leur dissolution volontaire, le 21 janvier 1852 : il souhaite ainsi leur éviter « une mesure dont l’exécution entraîne nécessairement à sa suite des conséquences rigoureuses » [21].

 

Mais cette démarche nécessite d’être justifiée au ministre de l’Intérieur ; le préfet s’y emploie le 25 janvier pour expliciter ses motifs d’indulgence :

 

« il était convenable de laisser agir ces mêmes personnes qui n’avaient effet d’amener une dissolution volontaire de ce cercle qui m’a paru préférable dans l’intérêt du gouvernement, à une mesure administrative qui en aurait ordonné la suppression ».

 

La présence de « notables » en son sein en est la principale raison ; de Suleau le concède explicitement :

 

« A Allauch, (…) il existait un cercle connu sous le nom de Cercle du Droit Commun dont les tendances étaient les mêmes que celles du Cercle de France ; mais comme je n’avais pas vis-à-vis de ce cercle les mêmes motifs de ménagement, j’en ai prescrit la fermeture (…) » [22].

 

Le Marquis de Montgrand entretient donc de Suleau, le 26 janvier 1852, du « dévouement des membres [du Cercle] aux principes d’ordre » et que « le cercle est dissous et qu’il sera fermé à compter de lundi matin      26 courant ».

 

Il proteste pourtant poliment sur cette dissolution volontaire « forcée » :

 

« (…) si, parmi ses membres, quelques uns ont pu, isolément, se laisser aller à la fougue de leur caractère, jamais le cercle n’a prit part à une démonstration politique » [23].

 

 

L’acceptation des légitimistes du coup d’Etat dans les Bouches-du-Rhône présente donc une dualité : les notables « blancs » – comme les maires du 3ème arrondissement notamment, ou comme les fondateurs de Cercles légitimistes dans les principales villes du département – comprennent au lendemain du 2 décembre, toute la nécessité de rejoindre la bannière de l’ordre derrière le préfet de Suleau s’ils ne l’ont pas déjà fait auparavant. Les classes populaires « blanches » sont elles plus réticentes et mettent un temps à accepter le nouvel ordre des choses, souvent sous l’impulsion d’un chef local récalcitrant.

 

Quant à l’ensemble des cercles légitimistes, ils doivent nécessairement disparaîtrent, leur persistance pouvant devenir provocante pour les républicains locaux. La préfecture opte pourtant pour deux démarches distinctes : si le cercle comporte en son sein des notables respectables et influents qu’il convient de ménager si l’on souhaite conserver leur adhésion, le préfet use seulement de menaces pour obtenir une dissolution spontanée. En revanche, lorsque c’est un cercle plus « rural » et plus dangereux, de Suleau n’hésite pas à procéder à sa fermeture forcée et intempestive, sans aucun discernement.

 

On peut donc déjà déceler le rôle du préfet dans la constitution d’un parti de l’ordre départemental : celui de son principal instigateur donnant l’impulsion nécessaire et imposant ses directives…

 

 

 

 

 

3§. De Suleau, instigateur d’un parti de l’ordre dans le département ?

 

Dans quelle mesure et sur quels points peut-on donc observer le rôle prépondérant qu’a pu jouer le préfet des Bouches-du-Rhône pour constituer autour de lui un parti de l’ordre, voué à la cause de Louis-Napoléon Bonaparte ?

 

Dès octobre 1850, en poste depuis plus d’un an, de Suleau peut évaluer personnellement la situation du département ; conscient autant du risque insurrectionnel « rouge » que de l’occasion d’obtenir les faveurs d’une masse conservatrice relativement nombreuse dans les Bouches-du-Rhône, le préfet livre ce rapport le 20 octobre, au ministre de l’Intérieur :

 

« [les] divers symptômes de propagande et d’agitation (…) contrastent plus que jamais avec le besoin de repos, d’ordre et de sérénité qui se manifestent dans toutes les parties saines de la population, besoin si généralement éprouvé que si des vices inhérents à la Constitution elle-même et à toutes les conditions d’instabilité n’offraient point aux agitateurs une occasion prochaine de ramener le pays dans ses luttes d’autant plus dangereuses qu’elles pourront emprunter des armes tant à la fois à la violence et à des prétextes de légalité, le pays rentrerait de lui-même dans les conditions les plus normales d’ordre et de prospérité publique. Jamais sous ce rapport le travail malfaisant des minorités hostiles à la Société n’a été plus complètement en désaccord avec la volonté nationale.

 

« Cette volonté manifeste sur tous les points par des signes trop évidents pour ne pas rester partout maîtresse du terrain, et je n’hésite pas à en répondre (…), en ce qui concerne le département des Bouches-du-Rhône [24] ».

 

L’opinion conservatrice reste donc le premier réseau d’influence le plus évident à acquérir à l’ordre. De Suleau va alors s’attacher à œuvrer dans ce sens, en insistant notamment sur le point de la révision de la Constitution qui permettrait à Louis-Napoléon Bonaparte de briguer un second mandat présidentiel consécutif. Il se réunit en Avignon, le 4 mai 1851, avec ses collègues de la Drôme, du Vaucluse et du Gard, pour discuter de la stratégie commune à adopter pour parvenir à « seconder activement », « mais avec tact et mesure, le mouvement de l’opinion » ; voici ses conclusions quant à cette réunion, livrées au ministre de l’Intérieur :

 

« Dans ces trois départements [Bouches-du-Rhône, Vaucluse et Gard] (…), les populations des campagnes étant presqu’entièrement absorbées par les partis politiques connus sous le nom de rouges ou de blancs, et le parti conservateur le mieux disposé de tous relativement à la question de la révision, n’exerçant à Marseille et à Aix qu’une influence restreinte qui ne descend pas dans les classes populaires il est facile de comprendre que les bonnes dispositions de ce parti qui sont réelles ne pourront amener un résultat utile qu’autant qu’il le poursuivra d’accord sinon avec le parti légitimiste tout entier ce qui n’est guère possible au moins avec une fraction très importante de ce parti.

 

« C’est donc cette fraction du parti légitimiste qu’il faut amener dans les Bouches-du-Rhône, (…) à demander la révision d’accord avec le parti conservateur. La tâche est difficile sans doute, mais elle est loin de me paraître impossible sous la pression des événements qui se préparent, et qui prouveront de plus en plus à la position la plus honorable et la plus modérée de ce parti, qu’il est indispensable pour elle de subordonner des préférences particulières au grand intérêt qui doit dominer tous les autres, celui de la préservation de la société.

 

« (…) la question de la révision finira par rencontrer très probablement de nombreuses adhésions à Marseille et dans tout le département des Bouches-du-Rhône, sous l’inspiration des circonstances, et plus encore des exemples qui auront été donnés par beaucoup d’autres départements ; mais qu’il ne faut pas compter sur ce département pour en prendre l’initiative, et qu’en voulant s’y employer avec trop de zèle, on s’exposerait à créer aux deux partis rouge et blanc un terrain commun d’opposition dont la Gazette du Midi et le journal Le Peuple à Marseille seraient nécessairement les organes.

 

« (…) J’irai plus loin en affirmant qu’il viendra un moment où la pression des dangers du pays sera telle qu’elle dominera tous les engagements des anciens partis, et alors je ne doute pas qu’elle ne soit assez forte pour entraîner ces partis eux-mêmes, ou pour grouper autour d’une résolution d’où dépendra le salut du Pays, les éléments d’un parti nouveau qui se formera sous l’emprise de la nécessité.

 

« L’administration trouvera alors dans des circonstances plus caractérisées des points d’appui qui lui manqueraient aujourd’hui (…) » [25].

 

Ainsi, le préfet élabore un véritable projet d’ »alliance politique » avec les conservateurs du département pour tenter de créer un « parti nouveau » :

 

« (…) en ce qui concerne les Bouches-du-Rhône, il serait désirable que les conservateurs non légitimistes prennent dès à présent avec la mesure nécessaire pour ne pas blesser les opinions alliées l’initiative d’un mouvement d’opinion pour la révision de la Constitution [26] ».

 

La discussion d’une modification constitutionnelle fournit alors l’occasion favorable de solliciter l’adhésion conservatrice : par sympathie ou bien par appui de coterie, celle-ci peut influer sur le sentiment de certains légitimistes à ce sujet. L’échec de la modification de la Constitution ne signifie pourtant pas la ruine de l’édifice ; de Suleau évalue en effet la situation avec réalisme : si la discussion ne peut venir à bout de tous les opposants de droite, l’épouvantail de la guerre civile peut permettre de finalement les faire basculer dans ce mouvement d’opinion auquel le préfet donne l’impulsion : un parti de l’ordre, acquis à l’ordre social et au Prince-Président.

 

Si le préfet de Suleau se pose en tant qu’orchestrateur de ce parti, il est évidemment assisté dans sa tâche par quelques personnalités influentes : pour n’en citer qu’un, le maire de Marseille lui prouve une fidélité exemplaire. Légitimiste, de Chanterac œuvre à coordonner son administration à celle de la préfecture ; il poursuit et signale au préfet cafés et chefs républicains marseillais, procède à de nombreux arrêtés municipaux de dissolution et à de multiples arrestations et dénonce enfin les insuffisances du parquet de la ville. Il est ainsi à la fois le modèle de dévouement et le bras droit à Marseille du préfet de Suleau. Ce dernier ne peut alors que signaler le comportement exemplaire du maire ; il en a l’occasion lorsqu’il signale le manquement du procureur de la République, Dufaur, au ministre de la Justice, le 21 juin 1851 :

 

« (…) le maire de Marseille, ancien bâtonnier de l’ordre des avocats, était comme M. Dufaur l’une des premières notabilités du barreau de cette ville, et que tout en conservant l’un pour l’autre leurs anciennes sympathies personnelles, ils se séparent aujourd’hui dans la manière dont ils comprennent leurs devoirs parce qu’il arrive contre l’ordre habituel des choses en Provence que le chef du Parquet à Marseille est aujourd’hui moins gouvernemental que le premier magistrat municipal de cette ville [27] ».

 

Le même concours s’observe aussi dans la conduite du maire d’Arles, Remacle, lui aussi légitimiste et lui aussi acquis à l’action préfectorale, d’autant plus que « l’autorité municipale a choisi ses agents parmi ceux qui lui offrent garantie pour l’ordre et le dévouement à l’administration du Président de la République [28] ».

 

Enfin, les chefs de Parquet de Tarascon, d’Aix et de Marseille – une fois Dufaur remplacé par du Beux -, ainsi que le procureur général Dessoliers, font de leur côté le nécessaire pour assurer le soutien de leurs délégués. Leurs directives sont dès lors encore plus pressantes pendant les événements de décembre :

 

Le procureur général demande ainsi le 5 décembre 1851 au procureur du Beux de faire comprendre aux fonctionnaires publics sous ses ordres « toute la gravité de la situation et la nécessité de leurs concours dévoué sur lequel le gouvernement compte [29] ».

 

Devant l’adhésion globale des fonctionnaires judiciaires et administratifs, de Suleau informe le ministre de l’Intérieur de l’irréversibilité du succès du coup d’Etat dans le département, dès le 17 décembre ; les légitimistes récalcitrants ne peuvent en effet que suivre la marche générale :

 

« Les chefs des anciens partis suivront le courant pour ne pas rester isolés [30] ».

 

 

La réussite est totale : un parti de l’ordre, dont les fondations avaient été initiées par de Suleau, finit de se former devant la gravité des événements et regroupe enfin tous les courants conservateurs. L’action préfectorale est à ce point réussie que la propagande gouvernementale se trouve relayée dans la plupart des communes des Bouches-du-Rhône ; par exemple, pour obtenir un vote favorable au plébiscite du 20 décembre de sa commune, le juge de paix de Roquevaire exige une convocation de chacun à leur domicile par la remise en main propre de la carte d’électeurs, pour que tous les habitants de son canton puissent être au courant de l’élection, et dans le même temps, savoir les noms des personnes qui s’abstiendraient volontairement… Le magistrat fait alors preuve d’une véritable opiniâtreté pour seconder l’action de l’autorité départementale :

 

« Cette mesure a eu pareillement pour but de parer autant que possible à ce fatal système d’abstention qui pourrait produire tant de maux, s’il pouvait  prévaloir dans une certaine mesure, et que j’ai cru devoir surtout m’attacher à combattre.

 

« (…) je me suis efforcé de faire comprendre que le vote de chaque électeur n’était point un vote politique, mais un vote ayant trait à une question vraiment sociale [31] ».

 

 

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le préfet de Suleau est arrivé à atteindre son objectif : donnant l’impulsion d’un parti départemental voué à combattre les « menées démagogiques », il s’entoure de notables influents et s’assure le soutien de la fonction publique, purgée de ses éléments perturbateurs.

 

 

 

 

Dès lors, les événements de décembre achèvent l’ouvrage : le gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte se présente comme le défenseur de l’ordre social ; le parti de l’ordre finit de recruter dans ses rangs ceux qui, désormais, ne prennent plus en compte les anciens clivages politiques. Légitimistes et modérés embrassent la cause napoléonienne : ne pas se poser en adversaire au nouvel ordre des choses est à ce prix…

 

 


[1] 14 U 47, Sous-préfet d’Aix au procureur général, le 12 janvier 1852.

[2] 1 M 595, Maire de Marseille au préfet des Bouches-du-Rhône, le 15 février 1850.

[3] 1 M 603, Commissaire central de police de Marseille au préfet des Bouches-du-Rhône, le 19 juin 1851.

[4] 1 M 595, Maire de Châteaurenard au sous-préfet d’Arles, le 16 décembre 1851.

[5] 12 U 10, Procureur de la République au procureur général, le 16 janvier 1852.

[6] 14 U 47, Procureur de la République de Marseille au procureur général, le 28 janvier 1852.

[7] 14 U 47, Procureur de la République de Marseille au procureur général, le 18 mars 1852.

[8] 14 U 47, Procureur de la République d’Aix au procureur général, le 25 mars 1852.

[9] 14 U 47, Procureur de la République de Marseille au procureur général, le 25 mars 1852.

[10] 1 M 603, Ministre de l’Intérieur au préfet des Bouches-du-Rhône, le 6 avril 1851.

[11] 1 M 603, Marquis de Montgrand au préfet des Bouches-du-Rhône, le 17 avril 1851.

[12] 1 M 603, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur, le 22 avril 1851.

[13] 1 M 595, Sous-préfet d’Arles au préfet des Bouches-du-Rhône, le 2 décembre 1851.

[14] 1 M 595, Sous-préfet d’Arles au ministre de l’Intérieur, le 9 décembre 1851.

[15] 1 M 603, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur, le 26 décembre 1851.

[16] 1 M 603, Arrêté préfectoral de dissolution du Cercle de France, le 29 décembre 1851.

[17] 1 M 603, Sous-préfet d’Arles au préfet des Bouches-du-Rhône, le 9 janvier 1851.

[18] 1 M 603, Procès-verbal de la mairie d’Allauch, le 18 janvier 1852.

[19] 1 M 603, Copie de la lettre saisie le 18 janvier 1852 dans le local du Cercle de Droit Commun et datée du 20 janvier 1852.

 

[20] 1 M 603, Maire d’Allauch au préfet des Bouches-du-Rhône, le 20 janvier 1852.

[21] 1 M 603, Préfet des Bouches-du-Rhône aux fondateurs du Cercle de France, le 21 janvier 1852.

[22] 1 M 603, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur, le 25 janvier 1852.

[23] 1 M 603, Marquis de Montgrand au préfet des Bouches-du-Rhône, le 26 janvier 1852.

[24] 1 M 594, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur, le 20 octobre 1850.

 

[25] 1 M 595, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur, le 4 mai 1851.

[26] 1 M 595, Préfet des Bouches-du-Rhône au préfet du Gard et du Vaucluse, le 12 mai 1851.

[27] 1 M 600, Préfet des Bouches-du-Rhône au garde des sceaux, le 21 juin 1851.

 

[28] 1 M 595, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur, le 11 août 1851.

[29] 14 U 47, Procureur général au procureur de la République de Marseille, le 5 décembre 1851.

[30] 1 M 595, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur, le 17 décembre 1851.

[31] 14 U 48, Juge de paix de Roquevaire au préfet des Bouches-du-Rhône, le 19 décembre 1851.