Insurgés et opposants au coup d’Etat dans les Bouches du Rhône.Chapitre 4

Insurgés et opposants au coup d’État de décembre 1851 dans les Bouches-du-Rhône

 

 

 

Hugues BREUZE 

2ème partie

Situation politique et sociale du département (1848-1852)

Chapitre IV : La IIe République dans les Bouches-du-Rhône

 

 

A/ 1848 : Un formidable espoir ?

 

 

1§. Un accueil favorable

 

 

La IIe République naît dans un paradoxe dans les Bouches-du-Rhône : lorsque la promulgation du régime républicain en 1848 ranime la flamme de l’esprit révolutionnaire en France, « la plupart des Marseillais, travailleurs comme bourgeois, restent profondément attachés aux croyances et aux pratiques traditionnelles, d’ancien régime – sur le plan religieux comme dans le domaine social et politique [1] ».

 

En outre, le département est riche et urbanisé : la conjoncture économique demeure exceptionnelle pendant la Monarchie de Juillet grâce à une extraordinaire croissance industrielle entre 1840 et 1846 ; cet enrichissement général permet d’ailleurs à Marseille de supporter relativement bien la crise de 1846-1847.

 

  La chute de cette monarchie bourgeoise surprend ainsi les républicains locaux, pour qui la République ne restait qu’un « rêve lointain [2] ». Philippe Vigier en conclut que ce manque d’opposition entre « Petits et Gros (…) va favoriser l’acceptation par les Marseillais, du message quarante-huitard [3] ».

 

Ce message s’inscrivait dans la continuité logique de ce que la IIe République proclamait : le droit au travail et à l’association, la réduction des heures de travail, l’ouverture d’ateliers nationaux, l’admission de tous dans la Garde nationale, la liberté de presse et de réunion et bien entendu l’établissement du suffrage universel. Selon Raymond Huard, le nombre d’électeurs à la Constituante appelait en 1848, 120 000 électeurs dans le département alors qu’avec le suffrage censitaire, ceux-ci n’étaient que 4 284 pour les élections législatives de 1846 : le corps électoral des Bouches-du-Rhône se retrouve ainsi multiplié par 28 pour les scrutins législatifs et par 6 pour les scrutins municipaux [4]. On comprend en quoi l’arrivée de cette République est en soi un bouleversement des pratiques politiques locales.

 

 

Le commissaire du gouvernement provisoire, Emile Ollivier, natif de Marseille et fils de Démosthène Ollivier, républicain convaincu pendant la Monarchie de Juillet, arrive dans la préfecture le 29 février 1848. Il y proclame la République le ler mars et affirme sa volonté de ne pas proscrire les vaincus.

 

Selon la volonté du commissaire, chargé d’administrer conjointement les Bouches-du-Rhône et le Var, chaque parti se doit d’être représenté à la commission municipale qui, le 4 mars, par la voix du nouveau maire de Marseille, Joseph Barthélemy [5], adresse à la population une proclamation « empreinte de fermeté et de modération ; (…) républicaine mais non démagogique [6] ». L’objectif de cette commission consistait à soulager la classe ouvrière et de maintenir l’ordre ; mais déjà, s’élèvent face à elle les voix des révolutionnaires les plus exacerbés, menés par Agenon.

 

La crise économique, inhérente à toute révolution politique, oblige en outre Ollivier, pour parer le chômage croissant, à créer comme à Paris des ateliers communaux ; ceux-ci regroupent les travaux du Canal de Marseille et le creusement des conduites pour amener l’eau de la Durance, l’assainissement de la place de la Corderie ou de la promenade du Prado [7].

 

De nouvelles municipalités se constituent dans tout le département, qui, à l’image de la Commission municipale de Marseille, conserve un « certain dosage des partis », ce qui déchaîne la colère des révolutionnaires. Cela n’empêche toutefois pas Ollivier d’obtenir pour l’instant « un magnifique succès oratoire » [8].

 

 

A Arles subsistait néanmoins une « coloration locale originale » ; en effet, la Révolution de 1848 ravive les plaies et oppose les descendants des protagonistes de la grande Révolution. Alors que la ville ne connaît pas de stagnation économique, qu’elle subit des transformations de son agriculture et de son industrie, que le chemin de fer de la liaison récente Avignon-Marseille y passe et que son port reste avec 1 100 inscrits, le septième port de France malgré la concurrence nouvelle du train, « les familles arlésiennes conservent en majorité l’orientation politique de leurs aïeux ». Ce phénomène se traduit par une opposition de quartiers : monaidiers (républicains) contre chiffonistes (royalistes) [9]. Conservant en plus son administration légitimiste malgré la Monarchie de Juillet et la IIe République, la ville garde un « caractère frondeur », la Révolution de 1848 signifiant alors une « reprise d’un affrontement qui n’a en fait jamais cessé depuis 1791 » [10].

 

Cet héritage a donc pour conséquence la renaissance de ces clivages anciens ; on voit donc dès mars 1848 se rapprocher républicains modérés et royalistes « attachés à l’ordre et à la religion », face aux républicains révolutionnaires [11]. La vocation de la IIe République à réaliser une « fraternité universelle » se heurte donc déjà à Arles au renouveau des antagonismes politiques hérités de la Révolution.

 

 

Cette fraternité semble pourtant voir le jour le 16 avril à Marseille, lors du banquet patriotique de la place Saint-Michel (ou Champ de Mars), organisé pour fêter la jeune République et qui apparaît, selon Philippe Vigier, comme un véritable « révélateur des étonnants changements qu’une crise brutale, et l’action des hommes, peuvent occasionner dans les mentalités humaines [12] ».

 

Alors que la majorité des ouvriers étaient légitimistes au début de la Monarchie de Juillet, pour devenir par la suite plutôt favorables aux orléanistes dont le régime coïncidait avec l’enrichissement de la ville, l’enthousiasme des Marseillais pour la République, pour cette « concorde sociale » illustre parfaitement la réussite de ce grand banquet : sous le charme du talent oratoire d’Ollivier faisant partager sa foi quarante-huitarde, près de 20 000 convives ainsi qu’une foule de 80 000 à 100 000 personnes suivent les discours et les toasts dédiés à la nouvelle République, au pied d’une immense statue symbolisant la liberté [13]. Cette réunion est un « succès total » réunissant aussi bien Monseigneur Mazenod, évêque de Marseille, qu’Agenon, ainsi que de nombreuses délégations venues de multiples communes du département – comme celle d’Arles, menée par Gleise-Crivelli, alors sous-commissaire de la ville  – .

 

 

Ainsi, au soir du 16 avril 1848, la République semble unanimement acceptée par la population marseillaise, unie et réunie autour du jeune commissaire du gouvernement pour fêter le nouveau régime.

 

 

           2§. Une concorde illusoire

 

 

Mais alors qu’Emile Ollivier s’attache à diffuser l’espérance en ce progrès social, en cette fusion de toutes les classes de la société, la « concorde » commence cependant à offrir des failles dans son union : la Garde nationale, appui principal des nouvelles autorités, se trouve être contestée au sein des clubs républicains récemment constitués, comme étant une milice trop « bourgeoise ». Des républicains avancés constituent ainsi une compagnie plus populaire et plus extrémiste politiquement : la compagnie des tirailleurs. Ce phénomène se reproduit à Arles, alors que la Garde nationale – qui devait être créée comme partout depuis 1831 -, ne se crée dans l’urgence que le 12 avril 1848 : elle y obtient pourtant une majorité en faveur du parti de l’ordre.

 

 

L’ « étonnante popularité »  d’Ollivier, ce « Lamartine de Marseille[14] » selon l’expression de Philippe Vigier, devait aussi beaucoup à son arrêté reproduisant les mesures du décret du 2 mars, c’est-à-dire instituant la journée de 10 heures – au lieu de 11 – de travail obligatoire pour les ouvriers marseillais, comme cela l’était à Paris. Elle commence toutefois à décroître à partir des élections à la Constituante, le 23 avril 1848.

 

Ollivier y parle de soutenir Berryer – légitimiste -, « parce que c’était un grand talent et une grande intelligence [15] ». Cette requête provoque la colère des révolutionnaires et l’enquête d’un commissaire général, Reppelin ; celle-ci a pour conséquence la perte pour Ollivier de son autorité sur le Var : il n’est plus dorénavant que le « préfet » des Bouches-du-Rhône.

 

Les résultats des élections à la Constituante donnent dans le département 6 députés républicains (Barthélemy, Démosthène Ollivier, Lamartine, Astouin, Cormenin et Pascal d’Aix), 3 légitimistes (Berryer, Sauvaire-Barthélemy et de La Boulie) et 1 démocrate-chrétien (Lacordaire). Les résultats des élections complémentaires le 4 juin voient le remplacement de Lamartine, Cormenin et Lacordaire par Reybaud (conservateur), Poujoulat (légitimiste) et Rey (républicain). Alors que le 23 avril, la liste officielle, proposée par le ministère de Ledru-Rollin, n’avait que deux élus (Ollivier et Pascal d’Aix), les élections complémentaires voient les 3 candidats officiels – dont Dubosc et Gleise-Crivelli  – ne réunir aucun suffrage suffisant. Le mode de scrutin étant plurinominal, Raymond Huard constate, par rapport au nombre de voix recueillies par les différents députés, qu’au total « les conservateurs sont donc majoritaires » et les républicains divisés [16].

 

Face à cette division, Ollivier doit aussi affronter l’irritation croissante des ouvriers d’entreprises privées demandant eux aussi la journée de travail obligatoire à 10 heures maximum.

 

 

C’est finalement le mois de juin 1848 qui voit l’effondrement de l’espoir né de la Révolution de février : le 12 juin arrive à Marseille une colonne d’ouvriers, les « volontaires parisiens », de passage dans la ville pour ensuite aller participer à la guerre d’Italie. Devant le refus du consul de Sardaigne d’accorder le visa des passeports, la mairie est contrainte de leur fournir gîte et couverts ; les clubs républicains effectuent quant à eux, des quêtes en leur faveur. Pourtant, le 18 juin, les « volontaires » demandent au préfet des secours supplémentaires. Ollivier refuse mais prend conscience du risque que représentent ces « exaltés » au sein de la ville : le 22 juin, une manifestation doit en effet être organisée.

 

Souhaitant ramener la tranquillité, Ollivier fait afficher deux proclamations – l’une pour le maintien de son arrêté pour la journée de 10 heures, l’autre pour faire un appel au calme -. Malheureusement, la fausse rumeur du refus du préfet des revendications ouvrières enfle aussi vite que le nombre de manifestants – 3 000 selon l’Encyclopédie des Bouches-du- Rhône – ;  la révolte ouvrière est inévitable.

 

Des barricades se dressent, des troupes les chargent, les différentes sections de la Garde nationale se battent entre elles – la compagnie des tirailleurs désarmant même une autre compagnie -. Malgré les émissaires envoyés par Ollivier – Agénon et Alphonse Gent, alors préfet du Vaucluse -, l’émeute se termine dans le sang le 23 juin. Toujours selon l’Encyclopédie des Bouches-du-Rhône, on relève au cours de ces « deux journées sanglantes », 5 tués et 6 blessés pour la troupe, et 4 tués et 56 blessés pour la Garde nationale. Il n’y eut toutefois dans l’émeute aucun ouvrier des chantiers nationaux ; ceux-ci étant protégés par leur emploi du chômage et des inégalités sont restés en effet étrangers à l’émeute [17].

 

Marseille est alors la seule ville avec Paris à avoir connu de tels troubles en juin 1848 ; Paul Allard rappelle toutefois que la situation a été explosive à Arles [18].

 

Finalement, devant ce triste état de fait, le général Cavaignac révoque Ollivier : le 10 juillet, il est remplacé par Arsène Peauger.

 

 

Les Bouches-du-Rhône connaissent dès lors une réaction marquée qui se traduit pendant les élections municipales de l’été 1848 par des victoires légitimistes à Marseille, Aix, Arles, La Ciotat et Aubagne en particulier. Raymond Huard en conclut que le suffrage universel renforce « les formations politiques qui pouvaient s’appuyer sur les masses et en particulier les légitimistes », symbolisant toute « l’originalité politique du département ». On s’en tient encore à son analyse pour les résultats des élections présidentielles de décembre 1848 dans le département et à leur signification : dans leur majorité, l’extrême gauche vote en faveur de Ledru-Rollin ; les légitimistes se partagent entre Cavaignac, Louis-Napoléon Bonaparte et  Changarnier ; les républicains et les orléanistes se portent eux sur Cavaignac [19].

 

Pour ce qui est de la participation, on constate déjà « un certain désenchantement à l’égard du suffrage universel » : dans les Bouches-du-Rhône, plus d’un tiers des électeurs ne vont pas voter – 61,9 % de participation alors que la moyenne nationale est de 75 % -.

 

Cavaignac arrive en tête dans le département (50,5 %), suivi de Ledru-Rollin (24 %) et de Louis-Napoléon Bonaparte (21,2 %).

 

Au niveau local, Cavaignac gagne Marseille, Aix, le canton Ouest d’Arles et Aubagne alors que Bonaparte obtient la majorité de ses voix dans l’ »Ouest Blanc » (canton de Tarascon, d’Eyguières et d’Orgon). Ledru-Rollin obtient lui près de la moitié de ses voix rien qu’à Marseille et arrive en tête dans le canton de Châteaurenard [20].

 

Les résultats de la présidentielle confirme donc dans les Bouches-du-Rhône la prédominance d’un « conservatisme modéré » ainsi que la présence nette d’une « gauche radicale » alors que le sentiment anti-bonapartiste reste encore très marqué ; en effet, le département est celui qui, en Provence, offre le moins de suffrage au neveu de l’empereur : il obtient dans les Basses-Alpes 59 % des voix, 52 % dans le Vaucluse, 25 % dans le Var et seulement 23 % – 21,2 % si l’on prend en compte les statistiques de Raymond Huard – dans les Bouches-du-Rhône [21]. Toutes ces caractéristiques distinguent bien toute « l’ambiguïté politique » du département [22].

 

Cependant, face à cette victoire des républicains du National, se créent des réseaux pour organiser un gouvernement révolutionnaire : les clubs se relient entre eux et établissent des comités dans chaque département.

 

Parmi ces clubs, on peut remarquer la Solidarité Républicaine (créée en novembre 1848) ou encore le Club du Grand Jas à Arles.

 

Mais déjà les lois répressives sur les clubs (28 juillet 1848) obligent les cercles à prendre leur suite. Ces derniers deviennent politisés à l’extrême et peuvent parfois être à l’origine d’affrontements entre opinions politiques antagonistes.

 

 

1849 s’annonce alors comme une année amère pour les républicains les plus radicaux : l’espoir quarante-huitard s’estompe peu à peu, la concorde semble rompue et les positions ont tendance à se radicaliser. Mais « ce n’est qu’au printemps 1849 que les rapports politiques se clarifieront partout de façon décisive [23] ».

 

 


[1] VIGIER Philippe, 1848, les français et la République, Paris, Hachette, 1998, p. 113.

 

[2] Encyclopédie des Bouches-du-Rhône (Par Raoul Busquet & Joseph Fournier, sous la direction de Paul Mason) : Tome V, Vie politique et administrative. (Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 1929), p. 159.

 

[3] VIGIER Philippe, 1848, les français et la République, Paris, Hachette, 1998, p. 115.

 

[4] HUARD Raymond, « Les élections de 1848 à Istres et dans les Bouches-du-Rhône », Les amis du vieil Istres, Bulletin n° 21, p. 71.

[5] Bathélémy, devenu député, sera remplacé le 9 avril 1848 par Elysée Baux.

[6] Ibid 2, p. 162.

 

[7] Ibid 3, p. 125.

 

[8] Encyclopédie des Bouches-du-Rhône (Par Raoul Busquet & Joseph Fournier, sous la direction de Paul Mason) : Tome V, Vie politique et administrative, (Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 1929), p. 163.

[9] ALLARD Paul, « Arles, de la révolution à la République », Provence historique, Tome XXXVII, fascicule 148 : « Midi rouge et midi blanc », avril-juin 1987, p. 218, & « La seconde République à Arles ou Arles d’une révolution à l’autre », Les amis du vieil Istres, Bulletin n° 21, p. 81-82.

 

[10] ALLARD Paul, « La seconde République à Arles ou Arles d’une révolution à l’autre », Les amis du vieil Istres, Bulletin n° 21, p. 83.

 

[11] Ibid 10, p. 85.

[12] VIGIER Philippe, 1848, les français et la République, Paris, Hachette, 1998, p. 110 .

[13] VIGIER Philippe, 1848, les français et la République, Paris, Hachette, 1998, p. 120.

[14] Ibid 13, p. 125.

[15] Encyclopédie des Bouches-du-Rhône (Par Raoul Busquet & Joseph Fournier, sous la direction de Paul Mason) : Tome V, Vie politique et administrative, (Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 1929), p. 165.

[16] HUARD Raymond, « Les élections de 1848 à Istres et dans les Bouches-du-Rhône », Les amis du vieil Istres, Bulletin n° 21, p. 73 à 75.

[17] Pour le détail des journées de juin, Encyclopédie des Bouches-du-Rhône (Par Raoul Busquet & Joseph Fournier, sous la direction de Paul Mason) : Tome V, Vie politique et administrative, (Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 1929), p. 168-169 et DUBOSC Pierre, Quatre mois de République à Marseille, Marseille, Imprimeries Senès, 1848.

 

[18] ALLARD Paul,  « La seconde République à Arles ou Arles d’une révolution à l’autre », Les amis du vieil Istres, Bulletin n° 21, p. 87.

 

[19] HUARD Raymond, « Les élections de 1848 à Istres et dans les Bouches-du-Rhône », Les amis du vieil Istres, Bulletin n° 21, p. 76.

[20] Ibid 19, p. 78.

[21] AGULHON Maurice & COULET Noël, Histoire de la Provence, Paris, PUF,1987, (3ème réed. 1996), p. 95.

 

[22] HUARD Raymond, « Les élections de 1848 à Istres et dans les Bouches-du-Rhône », Les amis du vieil Istres, Bulletin n° 21, p. 79.

[23] Ibid 22, p. 79.