LES PRÉFETS DE NAPOLÉON III HISTORIENS DU COUP D’ETAT
article publié dans le tome 166 de la Revue historique, 1931, pp. 274-289 LES PRÉFETS DE NAPOLÉON III HISTORIENS DU COUP D’ÉTAT
par Georges Bourgin
En 1865 paraissait, par les soins d’Eugène Ténot, un livre sur La Province en décembre 1851[1]. Cet Eugène Ténot était, ou peu s’en faut, un inconnu pour le grand public. L’année précédente, il avait publié une brochure sur Le suffrage universel et les paysans[2], qui n’avait pas fait beaucoup de bruit.
De fait, Ténot était une personnalité fort mince. Né à Larreule, département des Hautes-Pyrénées, le 2 mai 1839, il avait fait ses études au collège de Pau et, d’origines très modestes, il était tout de même parvenu à décrocher le diplôme de bachelier ès sciences en 1856. Sans fortune, il était entré dans la carrière de l’enseignement par la petite porte et, dès 1857, avait été chargé de la classe de 8e au lycée de Montpellier[3]. Ç’avait été le point de départ d’une série de nominations qui faisaient de lui successivement un aspirant-répétiteur au même lycée de Montpellier (juillet-décembre 1857), un chargé des fonctions de maître d’études au collège de Saint-Gaudens (octobre 1858-octobre 1860), un aspirant-répétiteur au lycée d’Alger à partir du 26 avril 1861. Il devait, dans ces différentes fonctions, faire preuve de zèle et d’intelligence, ainsi qu’en témoignent les notes de son dossier administratif. Le recteur de l’Académie d’Alger appuya, le 28 mars 1862, sa demande de mise en congé jusqu’à la fin de l’année scolaire, sollicité par Ténot pour raison de santé ; il appuya de même, en septembre 1862, une demande de prolongation de congé jusqu’à la fin de l’année scolaire faite par son subordonné.
C’est évidemment que celui-ci, ayant, au cours de ses déplacements, pu faire quelques constatations touchant l’état politique des départements où il avait séjourné, piqué par la tarentule d’apporter à la critique des institutions impériales sa contribution personnelle, voulait avoir le temps d’élaborer les ouvrages dont il avait déjà conçu le plan et réuni les éléments.
De fait, il était à Paris en 1864, ayant décidément abandonné l’Université, et entrait immédiatement en rapport avec les opposants, de plus en plus audacieux contre l’Empire à son déclin[4]. En 1865, il faisait partie de la rédaction du journal Le Siècle[5]. Je ne rechercherai pas la nature et l’étendue de la collaboration de Ténot à cet organe : il convient de rappeler seulement que le Siècle eut assez souvent l’occasion d’attaquer l’Empire, puisqu’il fut l’objet, de 1864 à 1869, de mesures disciplinaires fréquentes, sous la forme de « communiqués » gouvernementaux : on en compte sept en 1864, dix-sept en 1865, dix-huit en 1866, treize en 1869.
En tout cas, Ténot ne pouvait que se confirmer, en fréquentant les salles de rédaction du Siècle, dans ses convictions antibonapartistes, y puiser de nouveaux renseignements sur les origines et le développement du régime impérial. De fait, en 1868, il publiait un nouveau livre sous le titre de Parts en décembre 1851[6]. Cet ouvrage devait faire le pendant du livre de 1865 et surtout, ayant obtenu un très vif succès, assurer à son frère aîné la renommée que celui-ci n’avait pas obtenue lors de son apparition. Aussi Ténot fut-il amené à donner encore en 1868 une nouvelle édition de sa première étude[7]. Cette nouvelle édition ne différait de la première que par quelques corrections de détail et la suppression de renseignements sur la situation des partis au 2 décembre 1851, renseignements qui figuraient dans Paris en décembre 1851.
Ténot n’a pas expliqué, au début de son ouvrage, la méthode qu’il avait suivie et la nature des documents qu’il avait utilisés. En réalité, son exposé est très simple et déterminé par les caractères régionaux de la politique française au milieu du XIXe siècle et par l’attitude prise par les différentes régions de la France à l’égard du coup d’État : Centre et Est, Centre proprement dit, Sud-Ouest, Midi, telles sont les grandes divisions du volume. Sur les hommes, les groupements, les faits de résistance, d’offensive républicaine ou de répression bonapartiste, Ténot a trouvé des renseignements dans la presse — presse générale, presse locale, presse judiciaire surtout — et auprès de tous ceux qui, spectateurs ou acteurs du drame de 1851, ont pu fournir au jeune maître d’études, au rédacteur du Siècle, des renseignements précis.
Sa conclusion, sous la forme d’une série de questions, était nette :
« Le « parti de l’ordre » n’avait-il pas dépassé toute mesure dans ses terreurs, à l’approche de 1852 ?
La conduite du parti démocratique dans les lieux où il fut victorieux justifie-t-elle les accusations qui lui ont été prodiguées ?
Y a-t-il eu, en décembre 1851, une Jacquerie dans l’acception mauvaise du mot ?
Les bandes d’insurgés ont-elles, sous prétexte de défendre la Constitution, promené dans les villages le pillage, le meurtre, le viol et l’incendie ? Les excès commis dans la répression ne dépassent-ils pas, au delà de toute proportion, ceux que l’on peut reprocher à quelques-unes des bandes républicaines ? »
A ces questions précises, d’allure objective, les documents contenus dans les archives permettraient sans doute de répondre, si l’on voulait faire une étude scientifique du coup d’Etat. Au moyen de monographies départementales ou régionales, on pourrait, reprenant les allégations de Ténot, se rendre compte de leur valeur réelle ; en rassemblant moi-même tout ce qui se rapporte au coup d’État et à l’Empire « autoritaire » dans mon département natal, la Nièvre, pour une étude qui est encore à paraître, j’ai pu évaluer la richesse de notre information inédite pour cette période dramatique de notre histoire nationale[8].
De ces documents, il en est de type général qui ont été découverts et utilisés par le dernier historien du Second Empire, M. Charles Seignobos[9]. Il en est quelques-uns qui ont échappé à ses investigations et à sa critique, ou dont il me semble qu’aucun historien n’a fait usage. Dans cette catégorie rentrent les rapports des préfets établis en 1868 à la demande du ministre de l’Intérieur pour répondre, éventuellement, au livre de Ténot, et qui dormaient dans le fonds de la « Presse » aux Archives nationales[10].
Voici la circulaire lancée, le 13 novembre 1868, par l’Intérieur et qui déclenche l’enquête :
Monsieur le Préfet, le livre de M. Eugéne Ténot, intitulé La Province en 1851, contient dans son chapitre…, un exposé des faits qui se sont passés dans le département d…
Je vous prie, après en avoir pris connaissance, de vouloir bien faire rechercher dans les archives de votre département toutes les informations de nature à m’éclairer sur la vérité de ces assertions et, si vous jugiez nécessaire de vous servir des indications qui pourront vous être données par les témoins de ces scènes, je verrais avec plaisir que vous consultiez tous les éléments d’investigation propres à rétablir l’exactitude des événements. Je désire pourtant que vous apportiez dans cette recherche, qui est urgente, la réserve indispensable pour éviter des indiscrétions.
Agréez, Monsieur le Préfet, l’assurance de ma considération très distinguée.
Le ministre de l’Intérieur,
PINARD.
Nous n’avons pas les réponses de tous les préfets, et l’on ignore même si la circulaire du ministre Pinard[11] leur a été envoyée à tous ; toutes les réponses reçues ne sont pas également intéressantes. Il est cependant évident qu’il faut tenir compte de ce dossier pour une étude d’ensemble du coup d’État — et aussi pour une appréciation exacte des directives de la politique impériale de 1868 à 1870 : nul doute que les hommes alors au pouvoir ne cherchassent à désarmer, par tous les moyens possibles, l’opposition ; il est vraisemblable que le ministre de l’Intérieur, en demandant à ses subordonnés des renseignements sur le coup d’État, envisageait la publication, par les soins d’un des folliculaires stipendiés par le gouvernement, d’une réponse officieuse au livre de Ténot, où déjà puisaient les adversaires du régime.
Puisque Ténot a classé ses matériaux dans un cadre régional, on peut bien adopter le même système pour les rapports préfectoraux visés ici.
L’Est est représenté par le Jura et la Saône-et-Loire. Pour le Jura, le secrétaire général Fichet, répondant, le 19 novembre 1868, pour le préfet empêché, se contenta d’adresser à l’Intérieur deux cahiers de dépositions faites par les fonctionnaires et autres personnes ayant eu à subir, à Poligny, de mauvais traitements de la part des insurgés. Poligny avait été, en effet, la seule localité du département où se fussent produits des désordres d’une certaine gravité. Les soixante-dix témoins à charge de Poligny, du sous-préfet Jarry-Paillet et de son épouse, du commandant de la gendarmerie Carteret, en passant par l’agent de police Lauret, ne sont pas tendres pour les « insurgés » : mais aucun des interrogatoires de ceux-ci n’est joint et, dans ces conditions, il faut accepter sous bénéfice d’inventaire tous les récits de violences et de volerie transmis de Lons-le-Saunier.
En Saône-et-Loire, le préfet Marlière se contente de transmettre, le 24 novembre, un exposé rédigé, à sa demande, par l’archiviste départemental, Michon. Mais celui-ci a fait très honnêtement remarquer « l’absence complète, dans les archives départementales, de toutes pièces officielles concernant les désordres qui eurent lieu à cette époque. » Et il ajoute :
D’ailleurs, le département fut mis en état de siège et l’autorité judiciaire instruisit immédiatement tous les procès relatifs aux insurrections je crois que tous les documents, mémoires, rapports, etc., ont été déposés aux parquets de tribunaux. Aussi l’exposé de Michon est-il écrit au moyen du Journal de Saône-et-Loire, qualifié fort justement « d’organe de l’administration », et l’auteur a eu le soin de mettre entre guillemets ses citations, importantes seulement pour l’arrondissement de Mâcon.
Pour le Centre, le dossier contient trois réponses celles de l’Allier, du Loiret et de l’Yonne.
Dans l’Allier, le préfet, baron Servatius, écrivant le 11 décembre 1868, signale l’absence de documents sur la question dans les archives de la préfecture ; le procureur impérial, auquel il avait demandé la communication de l’acte d’accusation établi contre les « individus impliqués dans l’affaire », lui avait expliqué que ce dossier devait se trouver dans les archives de la 19e division militaire, et le commandant de cette division, le général Sol, en indiquant au préfet que l’acte recherché ne se trouvait pas dans les archives en question, avait refusé de lui communiquer les nombreux et volumineux documents qui étaient conservés à la division. Le préfet a établi ou fait établir son mémoire, soit d’après la Gazette des Tribunaux et le Messager de l’Allier, soit au moyen de dépositions diverses, en particulier celles de l’ancien lieutenant de gendarmerie de l’arrondissement de Lapalisse, qui fut blessé de deux balles, et de l’ancien gendarme Juillard, blessé de neuf balles. Il affirme que les faits qu’il expose dans son mémoire sont « d’une rigoureuse exactitude. » C’est à voir. En tout cas, il n’est pas sans intérêt de noter l’état d’esprit, que signale le baron Servatius, des homme d’ordre de 1851, qui ne voyaient dans les républicains que des « partageux » :
Des sociétés secrètes, dit-il, s’organisèrent sous l’influence d’hommes jouissant d’une certaine considération, mais ambitieux ou poussés par des rancunes personnelles. Pour satisfaire leurs vues, ils ne craignaient pas de faire appel aux plus mauvaises passions. Promettant à leurs adeptes le partage des biens, ils avaient recruté des partisans dans les cantons les plus pauvres et les plus ignorants, entre autres celui du Donjon ; et ce qui prouve que les insurgés de cette localité ne s’étaient laissé entraîner que par ce mobile, c’est qu’une fois maîtres de la petite ville de Lapalisse, ils s’empressèrent de sonner le tocsin pour appeler les paysans en répétant dans toutes les rues que le jour était venu où on allait partager[12].
Tout le reste se conçoit ; il n’est pas même besoin de supposer du machiavélisme ni de l’insincérité chez les auteurs de la répression. Le baron Servatius prend, au demeurant, la précaution de réfuter les allégations de Ténot ; en particulier, il affirme que les chefs bourgeois du mouvement républicain n’étaient qu’au nombre de trois : M. de Nolhac, médecin, ancien insurgé de 1841, un notaire bientôt en faillite, Me Terrier, et un propriétaire qui, vivant avec sa servante, « n’était accepté par aucune famille du Donjon. » De même, il estime que le récit donné par Ténot des événements de Lapalisse et de Jaligny n’est pas conforme à la réalité et conclut que « le mouvement démagogique qui s’est produit dans l’Allier avait un caractère démagogique » et fut une sorte de Jacquerie.
Un détail à retenir du rapport du préfet de l’Allier la participation des ouvriers des mines de Bert[13] au mouvement insurrectionnel. Tous les ouvriers de France n’ont donc pas adopté, en décembre 1851, l’abstention, qu’on a l’habitude de leur attribuer en expliquant que la classe ouvrière a laissé faire le coup d’État pour se venger des journées de juin, où elle avait été écrasée par la bourgeoisie soi-disant républicaine.
Le rapport de Dureau, préfet du Loiret, est assez court en même temps qu’assez net en ce qui concerne l’ouvrage de Ténot, pour qu’on puisse le reproduire tout entier ici :
A la réception de votre dépêche confidentielle du 13 de ce mois, j’ai lu avec la plus sérieuse attention le chapitre 1er du livre de M. Ténot contenant l’exposé des faits qui se sont passés dans le Loiret en 1851, et je les ai scrupuleusement confrontés avec les documents qui se trouvent en ma possession.
M. Ténot, avec un soin qui donne à son ouvrage une apparence d’impartialité, s’est attaché à reproduire les faits avec une exactitude matérielle qui laisse peu à reprendre. Mais, en même temps, et c’est là le péril de cette publication, il a systématiquement écarté de son récit les circonstances principales qui ont accompagné ces événemens et qui en constituent le vrai caractère. En effet, il ne parle ni de l’attitude de l’immense majorité des citoyens, ni de l’unanimité des corps délibérants pour réprouver les actes insurrectionnels et pour s’associer au gouvernement du Prince-Président dans la répression et la flétrissure de ces révoltes.
Quant à l’exactitude matérielle des faits, je ne puis signaler à Votre Excellence que deux points sur lesquels mes renseignemens ne concordent pas parfaitement avec les détails donnés par M. Ténot. Ainsi, à la page 6, il porte à 800 le nombre des hommes qui ont envahi l’hôtel de ville d’Orléans, alors qu’il parait certain que ce nombre était d’environ 400 seulement. Ainsi encore, à propos des événemens de Bonny, il dit que plus de 400 hommes armés, et au milieu d’eux bon nombre de femmes, descendirent dans les rues, et il omet de dire que les femmes n’étaient qu’au nombre d’une quarantaine, habillées en homme, vociférant et portant sabre à la ceinture et fusil au bras. Ces derniers détails étaient de nature à éclaircir les lecteurs sur la manifestation de Bonny et à lui enlever son apparence de lutte politique pour lui restituer son caractère réel de scène de violences et de meurtre.
Quant aux circonstances principales qui ont été omises de parti pris, je tiens à les signaler à Votre Excellence.
A la première nouvelle des événemens de Paris, l’administration municipale d’Orléans avait publié une proclamation dans laquelle elle déclarait que son premier devoir était de se dévouer avec ardeur et résolution au maintien de l’ordre, comme à l’exécution des lois confiées à sa garde, et elle faisait appel au dévouement de la garde nationale et de toute la population. Votre Excellence sait si cet appel fut entendu, car ce sont les gardes nationaux d’Orléans qui, les premiers, défendirent l’hôtel de ville contre les envahisseurs et, à la suite de ce coup de main, le Conseil municipal, réuni à l’hôtel de ville, vota des remerciements à la garde nationale pour la fermeté qu’elle avait mise à repousser l’émeute.
L’action de la garde nationale n’avait pas été moins nette et moins énergique à Montargis ; elle s’était réunie aux pompiers et aux gendarmes pour établir le bon ordre dans cette ville. De leur côté, les populations rurales arrêtaient elles-mêmes et ramenaient à Montargis les insurgés, qui, après leur dispersion, allaient chercher refuge dans les campagnes.
Enfin, aussitôt que l’on apprit les attentats dont les gendarmes avaient été victimes dans l’accomplissement de leur devoir, des listes de souscription furent spontanément ouvertes dans tout le département en faveur des victimes et de leurs familles. Cette souscription, publiée au jour le jour dans les feuilles publiques du Loiret, s’éleva à plus de 10,000 francs. Les administrations municipales s’associaient à ces manifestations du sentiment public : la ville de Nogent-sur-Vernisson réclamait avec instance la dépouille mortelle du brigadier de gendarmerie Lemeunier, tué à Montargis, au moment où le gendarme Devin recevait lui-même six coups de baïonnette ; par une délibération du 12 décembre, le Conseil municipal de Bonny-sur-Loire votait une pension viagère de 150 francs pour la veuve du gendarme Deuizeau tué par les émeutiers de Bonny.
Voilà des faits qui sont non moins exacts que ceux indiqués par M. Ténot. Il les a certainement connus, mais il les a passés sous silence. Agir ainsi, ce n’est pas écrire l’histoire, c’est la dénaturer ; c’est plaider devant l’opinion publique de nos jours une cause où l’on supprime le témoignage souverain de l’opinion publique de 1851, telle qu’elle se manifesta en face des événemens.
Dans le rapport de Tarbé, préfet de l’Yonne, daté du 16 novembre 1868, quelques « observations » critiques sur le livre de Ténot réfutent quelques affirmations de détail de celui-ci touchant les mouvements de Saint-Sauveur et de Toucy en particulier. Ces observations sont précédées de considérations générales qui ont un certain intérêt : Le coup d’Etat ne fit que prévenir la levée en masse des sociétés secrètes de la Marianne, qui étaient répandues partout. Ce qu’on a trop oublié, c’est que les doctrines socialistes avaient fait de grands ravages dans les esprits des prolétaires, en Puisaye notamment. Un journal fameux de ce temps-là, L’Union républicaine, publié à Auxerre, avait grandement propagé ces doctrines dans les campagnes.
L’arrondissement d’Auxerre et la Puisaye tout entière étaient donc en 1851 enveloppés dans un réseau de sociétés secrètes prêtes ou à voter la république sociale ou à prendre les armes. Leur programme dans ce cas était de marcher des villages aux cantons, des bourgs au chef-lieu du département et de là sur Paris.
La résistance des bourgeois de Coulange-sur-Yonne, qui avaient à leur tête le maire, M. Barrey, empêcha les insurgés de Clamecy et lieux voisins de marcher sur Auxerre, et de soulever les villages de la vallée de l’Yonne, qui étaient tout prêts. Saint-Bris avait reçu le mot d’ordre le 5 décembre au soir par deux individus, qui furent arrêtés quelques jours après et reconnus par un jeune homme de ce pays, qui, épouvanté du rôle qu’il devait jouer (il devait tuer son oncle, vieux et riche célibataire) dans la société secrète, avait tout avoué.
Les insurgés de Puisaye marchèrent sur Toucy, foyer intense d’insurgés, ayant à leur tête le fameux Chauvot, Toutet, Tricotet et autres. Ils furent dispersés, grâce à l’énergie du maire, M. Arrault, et des bourgeois et des soldats envoyés d’Auxerre dans la nuit. Les bandes désorganisées se répandirent jusqu’à Chevaunes et Villefargeau, d’où elles reculèrent et furent dissipées par la troupe.
Nous nous attendions à Auxerre dans la nuit du 6 au 7 à une attaque de plusieurs milliers d’insurgés. Mais l’autorité avait pris ses dispositions ; elle avait 500 jeunes soldats d’infanterie, 50 lanciers et 60 gendarmes.
Les principaux chefs des socialistes et les rédacteurs de l’Union avaient été arrêtés.
Pour le Midi, le dossier renferme des réponses des Basses-Alpes, de l’Aveyron, des Bouches-du-Rhône, de la Drôme, du Gard, de L’Hérault, du Lot, du Lot-et-Garonne, des Pyrénées-Orientales, du Tarn-et-Garonne et de Vaucluse.
Très courts sont les rapports des Bouches-du-Rhône, de la Drôme, du Lot, du Lot-et-Garonne et du Tarn-et-Garonne. Dans le premier, du 4 décembre 1868, le préfet Levert note :
Je n’ai trouvé dans les archives de la préfecture aucune indication se rapportant aux événements dont il s’agit. L’auteur lui-même ne parle de Marseille dans son ouvrage que très sobrement. Ce qu’il dit de notre ville comme centre révolutionnaire est très juste. Il oublie seulement d’ajouter que le point d’appui y fit toujours défaut aux perturbateurs. En février 1848, Marseille fut la dernière ville du Midi à proclamer la République. Au mois de juin, les rues furent ensanglantées, mais l’ordre fut bientôt énergiquement rétabli par la garde nationale. En 1851, il y eut agitation, mais la population garda une attitude si calme que, seule dans le Midi, Marseille ne fut pas mise en état de siège. Les autorités, escortées des officiers de l’Etat-major de la garde nationale, descendirent sur la place publique pour y proclamer les décrets présidentiels. Elles traversèrent des groupes d’où partirent quelques cris restés sans écho.
Pour la Drôme, le préfet, baron de Monteur, exprime, le 23 novembre 1868, un point de vue assez curieux, en faisant une sorte d’éloge du livre de Ténot :
Des informations que j’ai recueillies, notamment de personnes honorables qui ont assisté de très près à ces événements, il résulte que le récit contenu dans l’ouvrage en question est exact. Je dois ajouter qu’il est conçu dans des termes modérés ; j’ai même appris que plusieurs démocrates appartenant à l’ancien parti républicain ont trouvé l’exposé de M. Ténot fort incomplet et rédigé dans un sens pas trop favorable à l’administration qui, dans ces jours difficiles, eût (sic) rempli son devoir.
Le préfet du Lot, Larribe, n’apparaît pas plus monté que celui de la Drôme, dans son rapport du 19 novembre 1868 :
Plusieurs villes ou communes, dit-il, s’agitèrent dans cette circonstance, et l’administration préfectorale dut révoquer [un] certain nombre de maires dont le concours avait fait défaut.
Cahors, Figeac et Saint-Céré furent néanmoins les seuls points sur lesquels un véritable désordre matériel se produisit réellement.
Et il raconte sobrement les faits dont ces trois localités furent le théâtre ; mais il ajoute : Nulle part, il est utile de le constater, le désordre n’eut, pour les personnes ou les propriétés, aucune conséquence néfaste.
Le caractère un peu méridional des habitants du Lot avait eu son influence sur ceux qui s’étaient lancés dans la mauvaise voie ; il avait engourdi les hommes d’ordre. La conclusion du préfet Larribe est nette : « Le récit de M. Ténot, sans être scrupuleusement exact, ne contient point d’exagérations trop frappantes. »
Au récit de Ténot, le préfet du Lot-et-Garonne, Lorette, apporte, le 26 décembre 1868, quelques compléments sur ce qui s’est passé à Agen, le 4 décembre 1851, lors de l’arrivée dans cette ville de la bande de Nérac. Il n’est peut-être pas sans intérêt de noter que, parmi les 3,000 personnes qui formaient cette bande, figuraient « beaucoup de femmes entraînées par la curiosité ou par le désir de rapporter quelques objets de consommation. » 1851 n’était pas si éloigné de 1847, l’année marquée par une crise célèbre des subsistances.
Avec Célières, secrétaire général du Tarn-et-Garonne, nous trouvons le type de l’administrateur bonapartiste intégral, admirant le coup d’État. Son rapport du 17 novembre 1868 commence, en effet, par les considérations suivantes :
Avant d’entrer dans des détails, je dois constater tout d’abord, Monsieur le Ministre, que si l’acte du 2 décembre provoqua une grande émotion dans le département de Tarn-et-Garonne, ce fut une émotion heureuse. La très grande majorité de la population y vit le terme de tiraillements et d’incertitudes qui maintenaient dans le pays une sorte d’agitation fiévreuse et lui inspiraient les plus sérieuses craintes pour l’avenir. Il est même probable que, sans une circonstance dont je vais entretenir Votre Excellence, et qui a trait au départ presque furtif du magistrat qui était alors chargé de l’administration du département[14], l’effervescence qui se manifesta dans une ou deux localités eût été si peu importante qu’elle serait passée inaperçue.
Il est vrai qu’après, en racontant sommairement ce qui s’est passé dans les arrondissements de Montauban, Castelsarrasin et Moissac, il n’apporte aucune contradiction formelle au récit de Ténot.
Il ajoute cependant cette observation d’administrateur à poigne :
Je crois devoir ajouter, Monsieur le Ministre, qu’à l’exception de M. Delbreil, décédé, et de M. Détour, qui a quitté le pays, les mêmes hommes existent encore à Moissac, toujours disposés à recommencer, s’ils en avaient la puissance, les agitations de la rue. Et il conclut :
Tels sont, Monsieur le Ministre, les renseignements qui se rapportent aux événements du 2 décembre dans le Tarn-et-Garonne : ils confirment ce que j’avais l’honneur de dire à Votre Excellence au début de cet exposé, à savoir que la grande majorité des habitants du département applaudit à l’acte du 2 décembre, acte sanctionné plus tard par des millions de suffrages, qui, comme résultat, devait donner à la France tranquillité, grandeur et richesse, et qu’une certaine presse cherche aujourd’hui, mais vainement, à dénigrer et à condamner en vue surtout de la génération nouvelle. Dans les Basses-Alpes, le préfet Falcon de Cimier avait essayé de trouver dans les archives de son cabinet des renseignements utiles. Les documents y étant très peu nombreux, il avait fait une enquête auprès de témoins honorables et était arrivé à la conviction que, « sauf quelques passages inexacts, la brochure de M. Ténot raconte, en général, d’une façon assez vraie, les faits matériels, mais qu’elle dénature, au contraire, d’une manière systématique, le caractère général du mouvement qui a agité les Basses-Alpes. » « M. Ténot », disait-il dans son rapport, daté du 21 novembre 1868, « nous paraît avoir ou principalement pour but de fausser le jugement et de surprendre la bonne foi des populations en faisant de ces fauteurs de désordre un portrait toujours flatté et en leur attribuant le beau rôle en toutes circonstances. »
Sur certains de ces « fauteurs de désordre », comme Longomagino et Brisson[15], sur les événements de Forcalquier et de Digne, sur l’attitude médiocrement énergique du préfet Dunoyer et du commandant de la garnison, sur la composition du « Comité de résistance », Falcon de Cimier propose des corrections peut-être utiles. Surtout, il proteste contre l’idée, avancée par Ténot, que les populations des Basses-Alpes, jadis calmes et indifférentes, eussent été éveillées à la vie politique par la Seconde République. Pour lui, bien au contraire, cette population a toujours manifesté une certaine activité politique, témoin, pendant la Restauration, la désignation d’un député du centre gauche, Gravier, et d’un député de l’Extrême-gauche, le général de Laydet, et la construction, après 1830, d’un monument à la mémoire du célèbre Manuel. Il n’est pas vrai, en revanche, que les masses populaires se soient rangées d’un seul coup à l’idée républicaine.
Voici, en outre, des renseignements d’ensemble et des vues générales qui méritent d’être reproduits intégralement :
Toute la partie méridionale avait été enlacée dans l’organisation d’une société secrète, à laquelle presque toutes les chambrées des communes avaient été affiliées. Beaucoup d’ouvriers et de paysans, séduits autant par l’attrait du mystère que par l’espérance d’avantages matériels, dominés surtout par l’intimidation, étaient entrés dans cette association, dont la plupart des membres ignoraient le but et qui se cachait sous les noms séduisants de Société de secours mutuels et de fraternité. Peu à peu, on initia à l’idée politique ces hommes ignorants, et on les poussa en avant en excitant chez eux toutes les mauvaises passions. C’est ainsi que, dans les petites communes, les maires et les adjoints eux-mêmes se trouvèrent faire partie de cette Société et durent en 1851 céder aux menaces de vengeance, autorisées par la violation de leur serment.
Il n’est point vrai, ainsi que le dit la brochure, pour donner à l’insurrection un caractère plus sérieux, que les chefs fussent partout des hommes de la bourgeoisie auxquels leur position indépendante et une éducation supérieure donnaient un ascendant considérable sur les masses. Si le nom de quelques jeunes hommes issus de familles bourgeoises, entraînés par l’effervescence de l’âge, figure dans la liste du Comité central, il faut bien reconnaître aussi qu’un des membres les plus actifs de ce Comité, Pierre Ailaud, sortait de prison pour un délit de droit commun.
Les éloges que l’auteur donne à la conduite politique des insurgés sont bien peu mérités ; leur modération vient uniquement de ce que le temps leur a manqué pour réaliser leurs projets odieux ; le triomphe de l’insurrection à Paris eût sans aucun doute livré Digne aux excès les plus funestes. M. Ténot dit à la page 176 : Les membres du Comité sentaient leur insurrection réduite à l’impuissance et, en même temps que la douleur de la République et de la liberté perdues, ils ressentaient sans doute le regret d’avoir inutilement exposé la fortune, la liberté et la vie de tant de milliers d’hommes. Sous aucun rapport, les meneurs de l’insurrection ne méritent ces éloges, attendu qu’ils n’ont jamais ignoré ce qui se passait dans le reste de la France. La pacification de Paris était connue d’eux avant leur départ pour Digne, et ils ont eu à se reprocher d’avoir, dans l’espérance d’arriver à l’impunité par le nombre, compromis et fait condamner une foule d’ouvriers et de paysans qui n’eussent certainement pas quitté leur travail sans leurs sollicitations et leurs menaces.
Quand le gouvernement, après avoir dompté l’insurrection, se trouva maître du pays, il fut amené par la force des choses à prendre des mesures de rigueur. Il ne pouvait pas laisser impunis des actes tels que la tentative d’assassinat du sous-préfet de Forcalquier ; il ne pouvait pas laisser libres au milieu de leurs concitoyens des hommes qui s’étaient signalés par les actions les plus violentes, par la propagande des idées les plus subversives, et dont la présence était, pour la sécurité publique, une menace perpétuelle. La Commission mixte fonctionna avec énergie, animée surtout par les réquisitoires, peut-être un peu passionnés, de M. Prestot, procureur de la République, dont l’existence avait été menacée. Mais il faut ajouter, pour compléter la vérité, — et c’est ce que M. Ténot se garde bien de dire — que, si un grand nombre d’individus fut condamné à la déportation, fort peu d’entre eux furent transportés en Algérie ; et presque tous en revinrent au bout de quelques mois. En effet, M. Quentin-Bauchard, chargé parle Prince-Président d’une mission toute de clémence, gracia le plus grand nombre des rebelles, avant même qu’ils n’eussent quitté le port de Toulon.
En résumé, Monsieur le Ministre, la brochure de M. Ténot, La Province en 1851, contient, en ce qui concerne mon département, des inexactitudes, bien plus dans les appréciations sur la nature du mouvement et des causes qui l’ont motivé que dans les faits qu’elle expose. L’insurrection dans les Basses-Alpes, je ne saurais trop le répéter, n’a pas été la manifestation du sentiment public, mais bien l’oeuvre de quelques hommes audacieux et sans scrupules, qui avaient su profiter du mécontentement général, naturel dans un département pauvre et déshérité, pour attirer à eux, par des promesses séduisantes et par l’intimidation, des populations ignorantes, qui n’entrevoyaient dans le succès de leur entreprise qu’une occasion d’améliorer leur position.
Ce qui prouve, d’ailleurs d’une manière certaine, la vérité de ce que j’avance, c’est l’unanimité du vote en faveur du Prince-Président, le lendemain même, pour ainsi dire, de la lutte, et alors que les passions révolutionnaires, si elles eussent jamais existé dans les masses, auraient dû produire un résultat beaucoup moins satisfaisant.
Le secrétaire général de l’Aveyron, Camille Roques, remplaçant son préfet empêché, critiquait, dans son rapport du 21 novembre 1868, l’exposé de Ténot comme « bien sommaire et bien inexact », et, ayant consulté les journaux du temps, les rapports préfectoraux, les interrogatoires des inculpés et des témoins, les diverses pièces utilisées par les Commissions mixtes, il concluait que Ténot avait à tort voulu donner aux événements de 1851 « le caractère inexact d’une protestation populaire énergique et spontanée. » Si la nouvelle de la dissolution de l’Assemblée et de l’appel au peuple avait produit à Rodez quelque émotion, c’est que, à l’occasion de la grande foire qui se tenait alors dans cette ville, des chefs du parti démocratique à Villefranche, Espalion, Camarès et Sauveterre, avaient pu se trouver réunis. Mais c’est à des allégations de détail que s’en prend principalement Camille Roques, en épluchant le récit de Ténot qu’il s’agisse de l’invasion de la préfecture, de la constitution à Rodez d’un Comité de résistance sous le nom de « Commission constitutionnelle », des mouvements survenus dans les autres centres du département. En réalité, pour les autorités de l’Aveyron, les meneurs ne furent pas suivis, et les populations aveyronnaises ne tardèrent pas à affirmer d’une manière éclatante leur dévouement au Prince-Président en lui attribuant une immense majorité de 85,351 votes affirmatifs contre 2,171 votes négatifs.
A son rapport, le préfet de l’Aveyron a joint un certain nombre de pièces justificatives concernant le rôle de son prédécesseur, Fléchain, et l’invasion de la préfecture.
Pour le Gard, le préfet Boffinton envoie, le 17 décembre 1868, un historique détaillé puisé dans les rapports officiels et dans les témoignages des contemporains. D’après ces documents, il y avait dans le Gard plusieurs sociétés secrètes affiliées au Comité directeur de Paris ; de là, l’agitation qui débuta, dès la nuit du 2 décembre, à Milhaud près de Nîmes, et surtout, le 5, le soulèvement des « démagogues » du département, ouvriers et paysans, qui avaient si bien envisagé l’éventualité du pillage que beaucoup avaient amené des charrettes en vue du butin à faire. L’attitude énergique du préfet, prenant toutes les mesures militaires nécessaires, avait suffi pour décourager les émeutiers, qui se débandèrent aux environs de deux heures du matin. Mais l’agitation avait fortement secoué les communes rurales des cantons d’Anduze, Lédignan et Vézénobres, et la ville d’Uzès avait failli être prise par les émeutiers dans la nuit du 5 au 6 décembre. Le 7, on avait parlé d’un rassemblement inquiétant à Quissac, à quelque distance de Nîmes, qui devait être attaquée la nuit de ce dimanche. En fait, les autorités du Vigan étaient parvenues à dissiper sans trop de mal le rassemblement.
Le préfet Boffinton, administrateur à poigne, lui aussi, estime que c’est grâce aux mesures de répression prises que le mal a pu être enrayé. Mais ces événements, ajoute-t-il en terminant son rapport, « montrent l’esprit et les sentiments hostiles de cette population qui, j’en suis convaincu, si un signal lui était donné, se soulèverait de nouveau et avec plus d’énergie et de fureur peut-être que la première fois. »
Le préfet Garnier, de l’Hérault, ne manifeste guère plus de confiance à l’égard de ses administrés. De fait, explique-t-il dans son rapport du 8 décembre 1868, il n’a pas jugé opportun de se livrer à une enquête, « même officieuse et confidentielle » :
Bien que dix-sept ans se soient écoulés depuis que ces faits se sont produits, une enquête eût présenté de sérieux inconvénients : la moindre indiscrétion pouvait rallumer des haines à peine éteintes et susciter des vengeances particulières. Aussi a-t-il renoncé aux témoins oculaires, qui auraient pu diminuer la responsabilité des auteurs de l’insurrection, dont les familles résident encore dans le pays, et augmenter celle des agents de l’autorité qui ont disparu. C’est avec les informations recueillies dans les « documents officiels » qu’il a rédigé ses « Notes sur la Province en décembre 1851 par Ténot. »
Le préfet Garnier signale en tête de sa note que le récit de Ténot n’est pas absolument inexact, mais que « les faits sont présentés d’une manière partiale et déloyale et que beaucoup de détails sont erronés. » Tout d’abord, il faut souligner plus que ne l’a fait Ténot l’action des sociétés secrètes : « Presque tous les ouvriers des villes en faisaient partie, et on était même parvenu à englober bon nombre de cultivateurs. » Le cérémonial de l’initiation — où il est permis, dirai-je, de retrouver celui de la charbonnerie — était d’ailleurs propre à frapper l’esprit des nouveaux adhérents. Il n’est pas vrai, d’autre part, que ces sociétés secrètes n’eussent pour objet que la défense de la République. Elles « voulaient arriver à la suppression de la propriété, de la famille et inaugurer en France le communisme. » Elles comptaient à cet égard sur les élections de 1852, et le préfet rapporte divers propos d’ouvriers à des contre-maîtres ou à des camarades d’atelier qui ont, en effet, une forte allure de violence communiste.
C’est le maire provisoire de 1848, Pezet[16], qui, à l’annonce des événements de Paris, déclencha le mouvement dans l’arrondissement de Béziers. L’attitude énergique de la troupe empêcha les insurgés de s’emparer de la sous-préfecture; mais un pharmacien chez lequel on cherchait de l’essence de térébenthine eut sa boutique pillée et des bourgeois inoffensifs furent assommés sur la place publique. A Bédarieux, la caserne de gendarmerie fut assiégée par les émeutiers, qui y mirent le feu ; plusieurs gendarmes furent blessés, trois tués, ainsi qu’un civil, qu’on prit pour un gendarme déguisé. Le cadavre du maréchal des logis Liotard fut l’objet de mutilations odieuses ; un autre gendarme fut grièvement blessé, la femme du gendarme Flacon mourut des suites des blessures qu’elle avait reçues. Un seul véritable insurgé succomba, et quatre civils encore furent blessés.
Le caractère communiste de l’insurrection est vérifié, continue Garnier, par le fait que les ouvriers essayèrent d’imposer un nouveau tarif aux fabricants convoqués à la mairie et que, dans les ateliers, ils déclarèrent à leurs patrons qu’ils n’avaient qu’à obéir aux ordres de leurs employés, « sous peine d’être appelés à la barre et soumis aux châtiments qui leur seraient infligés. » Et le préfet rapporte ce propos d’un des insurgés :
Si nous avions pu réussir en tuant les gendarmes, nous voulions attaquer les riches afin que tout le monde fût égal. La République « rouge » a été l’objectif des insurgés dans les Pyrénées-Orientales, à ce qu’écrit le préfet de ce département, le baron Tharreau, dans son rapport du 21 novembre 1868. Dans l’opinion de ce préfet, Ténot raconte à peu près exactement les faits ; mais son récit n’est pas complet. Le baron Tharreau n’a pu utiliser, aux archives départementales, pour contrôler Ténot, que les décisions de la Commission mixte et quelques rapports de gendarmerie et de police ; il a également fait appel à la mémoire de quelques personnes, interrogées incidemment par lui sur les événements de 1851.
Dans ce département, les sociétés secrètes étaient très actives, avec une « vente » centrale dans les chefs-lieux ; le cérémonial de l’initiation était particulièrement suggestif, appartenant au type maçonnique. Toutes ces « ventes » n’avaient pas disparu, même après 1851, témoin la société de secours mutuels d’Ille, qui n’était rien autre que la « vente » de l’ancienne Société du Christ, et qu’on avait dû dissoudre pour refus de reconnaître le président nommé par l’Empereur.
Les échauffourées de Perpignan furent vite résolues, rappelle le préfet des Basses-Pyrénées. Les événements de Collioure furent plus graves que ne le rapporte Ténot ; de même à Prades et à Elne, où l’un des émeutiers fut tué. Il est exact, comme le rapporte Ténot, que le nombre des arrestations fut considérable, et les sentences de la Commission mixte se répartissent de la façon suivante :
Transportations à Cayenne 6
Le dernier département du Midi, le dernier aussi du dossier, est celui du Vaucluse, où le préfet, Bohat, a consulté plusieurs témoins des événements de 1851 pour contrôler le récit de Ténot, reconnu comme généralement exact. Son rapport, du 21 novembre 1868, indique qu’il était parfaitement vrai que trois insurgés, pris les armes à la main par la ligne, ont été fusillés sur-le-champ à Cavaillon ; que le meneur de la révolte à Courthizon, l’ex-instituteur Sauvan, a été tué sur le toit d’une maison, comme il cherchait à s’enfuir ; qu’il y a eu 1,035 arrestations et 640 condamnations diverses.
Le préfet de Vaucluse a joint à son court exposé des copies de documents utiles. L’un est un rapport au préfet d’un adjoint au maire de Cavaillon en date du 12 décembre 1851. On note, cette fois-ci, l’attitude tout à fait raisonnable « des pauvres travailleurs », qui « ont veillé nuit et jour… pour aider l’autorité à maintenir l’ordre. » Deux rapports du procureur de la République d’Apt au procureur général de Nîmes, des 7 et 9 décembre 1851, fournissent quelques renseignements sur les événements d’Apt et Pertuis. Plus intéressant est le témoignage du chef de bataillon de France, du 54e de ligne, commandant la colonne mobile partie le 9 décembre pour parcourir le département, à l’effet de rassurer la population et de sévir avec rigueur contre les émeutiers. Cette colonne, constituée par 150 hommes et 100 chevaux, utilisa curieusement neuf omnibus précédés de gendarmes. Par Carpentras, Perne, L’Isle et Cavaillon, l’expédition du commandant de France se déroula, du 9 décembre à midi au 10 à deux heures et demie du soir : sa seule gloire, ce fut l’exécution des deux insurgés de Cavaillon.
Ainsi, dans l’ensemble, les rapports préfectoraux sur le livre de Ténot concluent à la véracité générale de l’écrivain ; tout en faisant des réserves, pour la plupart, sur sa loyauté ou, pour le moins, sur son interprétation des faits de 1851, ils estiment qu’ils ont peu d’éléments nouveaux à fournir à cette histoire. Ce qu’il y a de plus intéressant à noter, c’est, chez la plupart des préfets et des témoins qu’ils ont eu l’occasion d’interroger, la constance de cette peur du communisme, de la République « rouges », qui avait marqué la répression de 1851. L’avènement de la République en février, surtout les journées de juin 1848 et de mai 1849 avaient laissé des traces indélébiles dans l’âme de la bourgeoisie conservatrice.
Cette constatation n’est peut-être pas sans intérêt, si l’on n’oublie pas que, au temps où furent rédigés les rapports en question, on est à la veille de la guerre franco-allemande, de la Commune. La Commune devait apporter une sorte de vérification rétrospective des affirmations bourgeoises de 1848, de 1849, de 1851, de 1868. La répression de la Commune s’apparente à celle des émeutes de juin.
En tout cas, de la confrontation qui précède, il résulte que livre de Ténot constitue un document dans lequel on peut, puiser, sans trop d’inquiétude, des renseignements sur le coup d’État[17].
Ténot était, au moment où se clôt le dossier de l’Intérieur, bien près de dépendre de ce ministère, qui avait été la citadelle du bonapartisme. Le 6 septembre 1870, Gambetta le nommait préfet du département des Hautes-Pyrénées, son département natal. Ténot l’administra en bon républicain et en patriote. Le 9 février 1871, il adressait sa démission au successeur de Gambetta par une dépêche dont voici l’intéressante teneur :
J’ai l’honneur de vous adresser ma démission des fonctions de préfet des Hautes-Pyrénées. Je ne suis resté à mon poste, après la retraite de M. Gambetta, que pour faire procéder aux élections et achever la révision de la classe 1871. Ces opérations seront terminées demain.
Le résultat des élections devant être, d’après les chiffres connus, réactionnaire et pacifique, je vous prie de me faire remplacer immédiatement. M. le Secrétaire général expédiera en attendant les affaires courantes[18].
Fidèle à ses convictions de patriote et de démocrate, Ténot devait encore publier divers ouvrages militaires[19] et défendre les thèses du gambettisme et de l’opportunisme. Il avait échoué, le 2 juillet 1871, aux élections de la Seine, et avait pris, en quittant le Siècle, la direction de la Gironde, organe républicain modéré de Bordeaux. Après une vive campagne contre la politique de « l’ordre moral », il parvint à se faire élire, le 21 août 1881, dans la deuxième circonscription de Tarbes : à la Chambre des députés, il soutint constamment Gambetta et Jules Ferry, et, dans la Gironde, publia une série d’articles contre le boulangisme, réunis ensuite en brochure[20].
Il mourut en 1890.
Georges BOURGIN [1] Dentu, in-8° ; prix 5 fr. [2] Paris, Librairie centrale, in 8°. [3] Arch. nat., F17 c, T12.
[4] Tchernoff, Le parti républicain au coup d’État et sous le Second Empire, Paris, 1906, in-8° ; A. Thomas, Le Second Empire, dans l’Histoire socialiste, Paris, s. d., gr. in-8° ; G. Weill, Histoire du parti républicain en France, 1814-1870, Paris, 2e édit., 1929 [5] Arch. nat., F18 417
[6] In-8° ; prix 6 fr. Il y eut six éditions en 1868. [7] Il y eut, en réalité, de nouvelles éditions en 1868, la cinquième à 1 fr. 50, alors que les trois précédentes avaient été à 6 fr. [8] voir également à ce sujet le travail de mon regretté confrère Max Bruchet, Le coup d’État de 1851 dans le département du Nord, dans Revue du Nord, mai 1925. [9] La révolution de 1848, le Second Empire, dans Lavisse, Histoire de France, t. VI. Paris, s. d., in. 4°. Joindre, en particulier pour l’étude des sources, J. Maurain, La politique ecclésiastique du Second Empire, de 1852 à 1869. Paris, 1931, in-8°. [10] F18 308. [11] Pinard resta ministre jusqu’au 17 décembre 1868, date de son remplacement par Forcade de la Roquette. [12] Souligné dans l’original. [13] Canton de Jaligny. — Il s’agit d’une mine de charbon de terre [14] Le préfet Pardeilhan-Mézin. [15] En fait Langomazino (déporté à Nuka-Hiva avant la résistance au coup d’Etat) et Buisson (note de l’éditeur du site) [16] en fait Casimir Peret (note de l’éditeur du site) [17] En 1869, Ténot devait, avec la collaboration de Dubost, mort président du Sénat, publier un autre ouvrage historique sur la loi de sûreté générale. Cet ouvrage porte le titre de Les suspects de 1858. Il vaudrait la peine d’être examiné à part. [18] Arch. nat., F1b I 1743
[19] Campagnes des armées du Second Empire en 1870, 1872, in-8° ; Paris et ses fortifications, 1879, in-8° ; La frontière, 1881, in-8°. [20] Dictionnaire des parlementaires, t. V (1891), p. 380. |