Les Basses-Alpes insurgées

article publié dans le numéro 5 de verdon, spécial 1851, été 2001

 

Les Basses-Alpes insurgées

 

par Georges Bésinet 

 

Un membre de l’Association 1851-2001, qui souhaite garder l’anonymat, nous a fait parvenir un document découvert tout récemment dans son grenier. Il s’agit d’une cassette audio qui, au dire de plusieurs experts et au vu de ce modèle obsolète,  aurait été enregistrée il y a plus de cent ans. Nous avons pu nous procurer un paléophone perfectionné qui nous a permis d’écouter, avec l’émotion que l’on devine, le témoignage d’un insurgé bas alpin de 1851 qui a vécu au cœur de cette décade de feu et de glace.

 C’est ce récit de première voix dont nous vous proposons la retranscription.

 

Moi, Gaston Berbené, natif de Chasteuil, près de Castellane, j’avais vingt ans quand la nouvelle est arrivée, en ce début d’hiver terrible.

Encore enfant, j’ai été placé chez le maréchal-ferrant de Castellane qui m’a appris le métier, et la magie du fer et du feu de la forge. Et puis, en 49, je suis venu à Manosque comme ouvrier forgeron. Là j’ai découvert l’injustice de ce monde, en lisant beaucoup et en discutant avec des amis plus âgés que moi et très instruits. C’est comme cela que je me suis retrouvé proche du maire, Joseph Buisson, le marchand de vin. Nous étions tout un groupe à agir dans l’ombre, des piémontais exilés, des ouvriers comme moi, des paysans qui fréquentaient la forge, des boutiquiers en colère. On se réunissait le soir, en douce, parce que depuis février 1848, c’était la République, la liberté certes, mais on sentait bien que cela ne plaisait pas à tout le monde, et on se méfiait des autorités. Plus les mois passaient, moins on avait confiance dans ce Président. Et on se tenait prêt à tout.

Au printemps de 1851, les chefs m’ont conduit de nuit dans un cabanon sur les hauteurs. Les collines n’étaient qu’un parterre de farigoule. Vingt ans après, le souvenir de cette nuit reste gravé au plus profond de mon émotion. Mais j’ai juré de garder le secret. Je peux dire que j’ai prêté serment de défendre la République démocratique et sociale, les armes à la main s’il le faut. Je venais d’être reçu à la société secrète de la Montagne, et pas peu fier : la République comptait sur moi.

Le jeudi soir, le 4, on était quelques-uns uns à Manosque à apprendre la nouvelle venue de Paris : « Le Pacte fondamental vient d’être brutalement déchiré par celui qui avait juré de le respecter ». C’est la première phrase de la proclamation qui sera affichée à Digne, je l’ai recopiée. Dans la nuit, l’ordre arrive depuis Mane chez Buisson, où nous étions dans l’attente, avec une bonne partie du conseil municipal. Le soulèvement se met en place, il faut prendre les armes et faire mouvement sur la sous-préfecture à Forcalquier. La tournure des événements qui se précipitent ne nous étonne pas. Le temps de passer au logis, de sortir de sa cachette le petit sabre de cavalerie que j’avais récupéré, de lui passer la pierre pour redonner le fil, de charger mon pistolet, nous voilà sur le départ, dans le froid glacé du matin.

Buisson ouvre la marche de notre troupe. Elle s’avance en bon ordre sur la route de Forcalquier, un peu plus grosse à chaque traversée de village, de plus en plus joyeuse et animée. Je revois une rue, c’est à Mane je crois, une femme avec son petit dans les bras, sur le pas de la porte, regardant un groupe d’hommes qui viennent se joindre à nous, des hommes portant casquette, chapeau de bourgeois ou feutre mou et vêtus de la blouse ou de la redingote. Devant, un jeune de quatorze ou quinze ans joue du tambour. Il est drapé, et caché en partie, dans les plis d’un immense drapeau rouge que le vent agite. Raccourci de l’image d’un peuple véritable en marche.

Nous arrivons per se gousta à Forcalquier, en chantant. Mais nous mangerons plus tard ce que les gens nous donnent, car nous nous mettons d’abord la mairie sous la dent, sans difficulté, avant de s’attaquer à la sous-préfecture, plus coriace. A vrai dire il n’y a pas eu de résistance du personnel ni des militaires, qui ont abandonné les autorités.

 Seul le sous-préfet a fait spectacle, en voulant offrir son corps pour défendre… quoi ? Le parti de l’Ordre, rien d’autre. Cet homme ne voulait pas comprendre que c’est nous, venus pour l’arrêter, qui étions dans la légalité. Il nous avait tellement énervé qu’il s’en est fallu de peu qu’il passe un mauvais moment, et c’est nous, avec Escoffier, qui l’avons protégé. A croire que la République habitait les communs et pas du tout la maison des maîtres de l’Etat.

Toute la journée de ce vendredi des hommes arrivent des communes de l’arrière-pays, derrière drapeaux et tambours, et le soir nous étions bien 3.000 dans les rues de Forcalquier, sans le moindre désordre. De se voir si nombreux, et si bien accueillis par la population, on se disait cette fois ça y est, on la tient la République, la vraie, la bonne ! Maintenant, il nous fallait marcher sur la préfecture, sur Digne, pour prendre le pouvoir.

Le lendemain, le 6, nous avons fait route sous le commandement de Ailhaud, jusqu’au soir, à l’étape de Malijai, au rendez-vous prévu au carrefour. Là, je n’avais jamais vu autant de monde de ma vie, et ce n’était pas fini ! Des insurgés, il en venait de partout, d’en-haut, de Volonne, de tout le pays de Sisteron, et même des Hautes Alpes. Il en arrivait par la route des Mées, partis d’Oraison et du plateau de Valensole. De partout. Les groupes bien rangés, par communes, derrière la clique et les drapeaux. Ailhaud haranguait ce rassemblement, une vraie fraternité. « Ce soir, nous sommes ici peut-être plus de 8.000 hommes venus de tout le département. Vous êtes la Force et le Droit qui se sont levés pour défendre la République outragée. Vous n’avez pas hésité à faire abnégation de vous-même et de votre famille. Vous êtes le Peuple en marche qui fera triompher la République. Demain, vous serez à Digne, au pouvoir !  » Il n’en fallait pas tant pour nous enflammer, tellement nous étions déterminés.

Le dimanche, un peu avant 6 heures, Ailhaud entraîne cette énorme colonne vers Digne. Nous marchons dans une neige fraîche de plus en plus épaisse. Il fait froid, mais on ne sent rien, rien que la joie de toucher au but, dans le martèlement des tambours. Quand nous entrons dans Digne en chantant La Marseillaise, les gens massés sur le boulevard chantent avec nous, nous acclament. Ce n’est pas un défilé, car nous sommes tous habillés n’importe comment et armés de n’importe quoi, mais plutôt une joyeuse parade, pleine de rires et de facéties, jusqu’au Pré-de-Foire. Nouvelle surprise, nous ne sommes pas arrivés les premiers : des détachements sont là depuis bien avant l’aube, venus de la région de Riez, de Moustiers, par Mézel. Je tombe sur Girard, un forgeron de Riez que je connais, Salut et Fraternité ! Cette fois on doit bien être 10.000 et la Mairie, la Préfecture et le Palais de Justice sont à nous ! La gaieté des habitants, leur complicité bon enfant avec notre troupe, je comprends que c’est du soulagement après les incertitudes de la veille, savoir quelle attitude adopter, avant que le Préfet prenne la fuite.

 Nos chefs mettent en place un pouvoir insurrectionnel à la préfecture et les dirigeants de la Montagne forment un Comité de résistance, avec Buisson, Ailhaud, Cotte qui est de Digne, et d’autres que je ne connaissais pas. C’est l’Ordre et la Liberté qui reparaissent, comme dit la proclamation dont j’ai déjà parlé. Le programme politique que nous, les frères de la Montagne, nous mettions en forme à Manosque, et ailleurs, il était en train de voir le jour à Digne. Entre temps la garnison et les gendarmes ont été désarmés, les contributions indirectes abolies et on brûle les registres dans un grand feu de joie. Les gens font la farandole, et pendant deux jours c’est la fête ! Elle ne durera pas plus longtemps.

Le lundi dans l’après-midi nous apprenons que l’armée du coup d’Etat envoie depuis Marseille un bataillon pour reprendre Digne. J’ai compris tout de suite : si Marseille se dégarnit de ses troupes, c’est qu’ils n’en ont pas besoin. La Révolution n’a pas eu lieu à la ville. Et nous allons prendre tout le choc. Beaucoup des nôtres se disent que c’est le moment de rentrer à la maison. Surtout que les habitants, qui nous avaient logé et si bien accueilli, sentent venir la mau parado, et poussent au départ…Bref, nos rangs s’éclaircissent, plus ou moins discrètement.

Après un moment de désespoir et de rage, je me ressaisis. Je retrouve Buisson, pas très chaud pour continuer la lutte, et je vais voir Ailhaud, en train de rameuter son monde. Le Comité de résistance décide qu’un millier d’insurgés resteront sur Digne et qu’une forte colonne ira à la rencontre du 14° léger qui remonte la rive gauche de la Durance. Malgré les défections, nous sommes tout de même près de 5.000 hommes commandés par Ailhaud à partir ce lundi soir pour les Mées. Ce n’est pas le moment d’abandonner le pouvoir que nous venons de conquérir. La menace de cette armée qui s’avance renforce notre ardeur et notre détermination, malgré le froid terrible de cette longue nuit. Pas la moindre draine à la remisée ! Mais à  partir d’aujourd’hui les jours vont grandir et nous vaincrons.

En effet. A l’aube nous avons pris position à la sortie du village et sur les hauteurs pour fermer le passage au bataillon qui s’avance. Le colonel n’imaginait pas ce qui l’attendait. Il a fait attaquer le barrage. Nos hommes ont riposté avec une force telle qu’il a accepté de parlementer. Ailhaud s’avance avec Jourdan, ils sont aussitôt entraînés à l’arrière du bataillon, et le colonel, ce salaud, en fait de négociation, il continue à nous tirer dessus. Mal lui en prit, car en même temps, pour faire diversion, il envoie une compagnie nous tourner par les hauteurs sur un petit sentier. Nous n’attendions que cela, postés comme à la battue. Nous avons fait prisonnier le capitaine et une vingtaine d’hommes, le reste s’est enfui. Cette fois le colonel avait compris. Il relâche nos deux chefs. Et il fait demi-tour : nous avons gagné cette bataille, au prix de quelques blessés et tués de part et d’autre.

Amère victoire : c’est sûr maintenant que le coup d’Etat a réussi. Nous sommes peut-être les seuls à résister en France, à nous battre, à gagner. Les insurgés restés à Digne abandonnent la place. Buisson aux Mées nous dit de rentrer chez nous.

 Seul Ailhaud décide de continuer la lutte. Nous sommes une grosse centaine d’hommes à le suivre jusqu’à St Etienne les Orgues, pour résister, mot qui aide à vivre. Mais il a bien fallu se rendre à l’évidence : le 54° de ligne était déjà à Forcalquier, depuis trois ou quatre jours l’état de siège s’était abattu sur le département, et il se disait qu’un peu partout on pourchassait les « brigands » et tous les suspects. Ailhaud nous a rassemblé une dernière fois et a donné l’ordre de la dislocation. Chacun pour soi, en quelque sorte. Lui, il est parti avec un petit groupe dans les pentes boisées de la Montagne de Lure. J’ai su plus tard que beaucoup avaient été abattus dans la neige comme des bêtes sauvages par les militaires lancés à leurs trousses.

Qu’est-ce que j’allais faire maintenant ? Cela sentait mauvais de tous côtés. Retourner à Manosque ? J’étais connu, catalogué, et bon pour me faire embarquer avant peu. Je n’étais pas prêt à me rendre. Vivre caché, à la merci d’une dénonciation… Et puis ce froid ! Non, je décide de changer d’air : je pars pour Chasteuil retrouver mes vieux, je passerai Noël à la maison, j’esclaperai du bois en attendant que ça se calme, et j’aurai le temps de réfléchir à l’avenir.

En effet. Je remets mon sabre à un frère d’armes qui part dans Lure, je ne garde que le pistolet, j’achète de quoi manger avec les sous touchés à Digne, et à la nuit tombée, après avoir embrassé les camarades, je pars. Je repasse aux Mées, je monte sur le plateau, je coupe à travers les vallons, j’évite Estoublon et par le col de Saint-Jurs, j’arrive enfin chez moi. Un été, j’avais gardé dans l’ubac du Montdenier. Je suis au pied de Chanier, les Subis, Liouche, et par le carraïre romain, les maisons de Chasteuil… et le café fumant !

Passée la joie de revoir les miens, inquiets de me savoir par chemins, la mauvaise nouvelle : les gendarmes de Castellane sont venus la veille à la maison ; ils ont questionné mon père pour savoir si j’étais là, s’il savait où je me trouvais en ce moment, et ont dit qu’ils avaient ordre de me rechercher. Juste le temps d’apprendre que dans les campagnes par ici presque personne n’avait eu l’idée de défendre la République. Je m’en doutais car à Digne je n’avais rencontré personne du canton. Impossible de rester plus longtemps à la maison. Je vais m’ajasser un peu plus loin dans un gros buis pour attendre le soir, en surveillant la vallée, et en faisant le point. J’ai idée de rester dans le coin jusqu’à la foire du cochon, à Castellane, le 21, dans cinq jours. Avec tout ce monde qui viendra, même planqué, je pourrais avoir des nouvelles des camarades, de ceux du Var aussi, il en vient toujours de Comps, et de plus bas. J’avais su que du côté d’Aups, ils avaient beaucoup bougé, et que ça avait mal tourné. Et puis j’avais envie de revoir Monsieur Paulet, mon ancien maître d’école : si j’ai ce besoin de justice sociale, cette faim de liberté, c’est à lui que je le dois au départ. Il a su me parler de la dignité et du respect que l’on doit aux plus humbles.

C’est décidé, je pars à Peyroules chez les Fabre, je peux compter sur eux, et on est encore un peu parents. Je respirerai  l’air du pays ces quelques jours. Après, je verrai.

Le 20 au soir, Paulet prévenu vient me rejoindre. Il est bouleversé, blanc de rage. Ce matin, l’inspecteur lui a fait signer, ainsi qu’à d’autres instituteurs de l’arrondissement, une lettre de soumission à l’ « Illustre Prince », avec entière adhésion et approbation de la « mesure énergique » ( ça s’appelle un coup d’Etat, non ! )  qu’il a prise pour sauver la Patrie…Il en pleurait de honte. Je lui dis que je l’aimais et respectais, en pensant dans ma colère qu’il n’y a pas que les souffrances des combats et de la longue marche dans la neige, avec la faim au ventre, pour marquer un homme, et qu’il est dur de rester debout.

Ce même jour une demi-douzaine de varois à qui je m’étais fait connaître sont venus à ma rencontre. Ils m’ont raconté le combat d’Aups, la débandade, la fuite vers les Basses Alpes pour gagner le Piémont, en tenant plus au Nord, par Barrême, Toutes Aures, Les Scaffarels et le Pont de Gueydan, en évitant la garnison d’Entrevaux. Ils connaissaient bien ces routes car de toujours les bergers du Var menaient les troupeaux à l’estive par là-haut. Eux, ils s’étaient coupés du gros de la troupe en déroute, et ils ont tiré sur Vérignon où ils ont attendu quelques jours dans les bois, ne sachant quoi faire. Enfin ils sont venus par Saint-Bayon, Comps et Soleils.

Nous n’avions plus rien à perdre, nous avions tous un métier, nous trouverions toujours du travail n’importe où. Et nous étions jeunes. Les paysans languissaient de retrouver leurs terres, et dès qu’ils l’avaient pu, ils rentraient à la maison, quitte à se faire arrêter après. C’est dit, nous partons. Face au levant.

Après Peyroules et les sources de l’Artuby, nous voyons bien que les ruisseaux ne vont plus au Verdon, mais de l’autre côté, vers ce Var qu’il faudra franchir pour être à l’abri, en pays étranger. Je repense aux piémontais de Manosque et au père Giono, le Jean-Baptiste, condamné à mort chez lui. Nous descendons en suivant une longue vallée que les gens du pays appellent le Chanaan, le chemin de notre terre promise ? Enfin Nice, où on retrouve d’autres insurgés en attente de jours meilleurs. Mes amis ont vu Camille Duteil à Bordighera : ils m’ont expliqué pourquoi ce ne furent pas des retrouvailles joyeuses. Les nouvelles arrivent, du Var et des Basses Alpes : la répression n’a pas tardé, elle est terrible. Après un jugement sommaire, nos camarades sont internés dans des forts et embarqués pour l’Algérie.

Je suis resté un peu plus d’une année à Nice, je ne m’y trouvais pas bien. Je n’appréciais pas la fréquentation de ces insurgés qui me renvoyaient l’image de notre combat perdu et qui tournaient en rond. Et puis, je voulais me rapprocher du pays. J’ai trouvé à m’installer à Puget-Théniers où j’ai vite pris la suite d’un maréchal-ferrant.

 Pendant des années, je n’ai plus eu de contacts avec mes anciens camarades, je n’ai jamais parlé à quiconque de décembre 1851. Je me contentais de regarder la France, là-bas au couchant. Et d’espérer.

Aujourd’hui, en ce début de janvier 1871, je vais avoir quarante ans. J’ai eu envie de raconter ces journées de fol espoir, pleines du feu de l’enthousiasme de notre jeunesse idéaliste, et de la glace amère d’une brisure. Mes affaires sont en ordre, le bagage est prêt, je rentre à Manosque, la ville des collines et des hirondelles.

Aux premières lueurs de l’aube de la République, j’espère toujours le lever du soleil.

 

                                                                                    p. c. c.  Georges Bésinet

 

Ce vrai faux témoignage s’inscrit dans les traces bien réelles laissées par Eugène Ténot  (« La province en 1851″) et Christian Maurel (« Chronologie de l’insurrection de 1851 dans les Basses-Alpes » in Bulletin de l’Association 1851-2001, N° 11 – septembre 2000).