LE COUP D’ETAT DU 2 DECEMBRE
LE COUP D’ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE 1851
PAR LES AUTEURS DU DICTIONNAIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE [Joseph Décembre et Edmond Allonier]
3e ÉDITION PARIS 1868
DÉCEMBRE-ALONNIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR IX Arrestation des questeurs, des généraux et des députés.
Les arrestations à opérer concernaient deux catégories de personnes : dix-huit représentants du peuple, considérés comme les chefs parlementaires les plus redoutables par leur célébrité, leur patriotisme ou leur influence sur le peuple, et soixante citoyens ayant présidé des sociétés secrètes ou conduit le peuple dans nos luttes pour la liberté.
C’étaient, parmi les représentants, MM. les généraux Changarnier, Cavaignac, Lamoricière, Leflô et Bedeau, le colonel Charras, M. Thiers, si redouté à la tribune, M. Baze, questeur de l’Assemblée, Beaune, le capitaine Cholat, MM. Lagrange, Greppo, Miot, Nadaud, Roger du Nord et le lieutenant Valentin.
Parmi les autres citoyens, on distinguait MM. Mayen, Cahaigne, Malapert, Wasbenter, Geniller, Beaune, le frère du représentant, etc.
« Quelques-uns de ces personnages, appartenant à l’Assemblée, dit M. Belouino , étaient depuis longtemps signalés par leurs violences de langage, par leurs menaces. Ils trahissaient ainsi d’une façon ostensible pour les moins clairvoyants, leurs desseins contre l’élu du 10 décembre. Leur plan d’attaque était préparé ; il était connu jusque dans ses plus secrets détails, et leur arrestation, si elle n’était pas la condition indispensable du succès, avait certainement pour résultat de paralyser la lutte et d’en amoindrir considérablement les conséquences toujours fatales. Il y avait environ soixante-dix-huit personnes à enlever dans la matinée du 2. Depuis à peu près quinze jours toutes leurs démarches étaient surveillées par des agents secrets qui ne se doutaient aucunement des motifs de la surveillance qu’ils exerçaient vis-à-vis d’eux et n’avaient aucune idée de l’ensemble de la mesure.
Il existe dans tous les quartiers de Paris des bureaux de police, où chaque soir les agents qui ont été de service pendant le jour, se réunissent pour répondre à l’appel. C’est de là qu’ils partent pour retourner chez eux. Dans un grand nombre de ces bureaux, les agents furent consignés et enfermés, le soir du lundi 1er, à onze heures. Ordre leur fut donné d’attendre qu’un commissaire ou un officier de paix vînt les prévenir de ce qu’il y aurait à faire. A la préfecture de police, on consignait également un grand nombre d’agents et une partie des brigades de sûreté. On donnait pour motif de ces mesures la présence dans la capitale de MM. Ledru-Rollin, Louis Blanc et des autres réfugiés de Londres. Les commissaires et officiers de paix, qui avaient consigné les agents dans leurs bureaux respectifs, avaient dû venir immédiatement à la préfecture de police. A minuit, on les faisait entrer dans des salles séparées, où ils devaient attendre des ordres.
Ceux qui n’avaient pas eu des agents à consigner ne furent prévenus qu’à trois heures du matin.
Tout le personnel nécessaire à l’action était sous la main du préfet une heure plus tard. Ce fut à cinq heures que les commissaires de police furent appelés séparément dans le cabinet de M. Maupas, où ils reçurent leurs instructions et leurs mandats. A chacun, on donnait, pour l’accompagner dans sa mission, des hommes choisis et d’exécution. Ces agents secondaires ignoraient dans quel but on procédait aux arrestations ; mais les commissaires recevaient du préfet de police la confidence précise du coup d’Etat fait par le président. Tous lui promirent leur concours dévoué et partirent, décidés à ne reculer devant aucun obstacle, à surmonter toutes les difficultés[1]. Pas un des commissaires n’hésita ; pas un ne fit une objection. En descendant de la préfecture, les commissaires trouvaient sur les quais des voitures qui les attendaient, et qui les emportaient rapidement sur les points où ils avaient à agir. Les uns emmenaient des escouades de la préfecture même, les autres allaient prendre les agents qu’ils avaient consignés dans leurs quartiers respectifs. Seize mandats étaient décernés contre des représentants, sous prévention de complot contre la sûreté de l’Etat[2].
Toutes les arrestations devaient être faites au même instant et précéder d’un quart d’heure environ l’occupation des points stratégiques par les troupes. Le palais de l’Assemblée devait être envahi au moment même où on procédait aux arrestations sur les différents points de Paris. Tout fut exécuté avec une admirable ponctualité. A six heures les sergents de ville se promenaient dans les rues par groupes aux environs des numéros désignés, prêts à agir si on réclamait leur concours. A six heures cinq minutes les commissaires procédaient à toutes les arrestations. Elles furent promptement faites, à l’exception de quelques-unes qui donnèrent plus de mal[3]. » Les personnes arrêtées devaient être conduites à Mazas, ce modèle des prisons modernes, selon l’expression de M. Belouino.
Cette prison était gardée par de nombreux corps d’infanterie, d’artillerie et de cavalerie, sous le commandement du colonel Thiérion, qui s’y était établi à cinq heures du matin. Quoique la plupart des historiens du 2 décembre aient loué la fermeté qu’il joignit à la courtoisie, et qu’ils se soient plu à citer certains propos des citoyens mis en arrestation qui peignaient leur découragement, il est beaucoup plus vrai de dire que tous montrèrent autant de dignité que de courage, et que l’amour-propre du colonel Thiérion eut cruellement à souffrir de certains reproches qui lui furent adressés à brûle-pourpoint, et qu’il ne put relever.
Les circonstances dans lesquelles les arrestations furent opérées firent naître quelques incidents curieux et instructifs.
L’occupation du palais de l’Assemblée nationale pouvait présenter quelques difficultés. Le général de division Renaud, spécialement chargé des opérations sur la rive gauche de la Seine, avait choisi, pour occuper le palais de l’Assemblée, le colonel Espinasse, déjà connu par l’expédition de Rome. Depuis quelque temps, et notamment la veille, il avait étudié les abords du palais législatif et sa disposition intérieure.
Dans la nuit du lundi 1erdécembre, l’Assemblée était gardée par un bataillon du 42e de ligne, commandé par le chef de bataillon Meunier, et une batterie d’artillerie. Ces troupes étaient sous les ordres supérieurs dur lieutenant-colonel Niol du 44e de ligne, qui avait été appelé à ce commandement par les questeurs de l’Assemblée, et qui était sous les ordres immédiats des questeurs et du Président ; elles étaient casernées dans les dépendances du palais, et relevées chaque jour, de telle sorte que les officiers et sous-officiers ne pouvaient entretenir avec les membres de l’Assemblée des rapports constants, qui eussent altéré l’obéissance absolue que le pouvoir exécutif exigeait d’eux.
Les auteurs du coup d’Etat avaient bien songé à gagner le lieutenant-colonel Niol ; mais son patriotisme, son dévouement bien connu à l’Assemblée, son attachement à la Constitution et aux lois, avaient bientôt fait juger qu’un caractère aussi trempé était inaccessible à la trahison. On crut cependant qu’il était prudent de s’assurer la coopération des officiers du bataillon posté à l’Assemblée. Un de ces officiers fut mandé secrètement, dans la nuit, à l’Ecole militaire, où le général Renaud tenait son quartier général.
A quatre heures du matin, M. de Persigny arrivait chez le général Renaud pour lui porter l’ordre d’agir ; et une heure après, toutes les troupes étaient sur pied, ignorant encore leur destination.
La réussite du coup d’État dépendait assurément du succès du coup de main qui allait être tenté contre l’Assemblée nationale. On ne doutait pas que M. Dupin, dont la pusillanimité dépassa même l’attente de ceux qui conspiraient contre l’Assemblée, se garderait bien d’opposer la moindre résistance ; mais on avait tout à craindre des deux questeurs, le général Leflô et M. Baze, qui étaient logés dans le palais avec le président de l’Assemblée.
Ces deux hommes, à qui le patriotisme devait inspirer la plus grande énergie, pouvaient, si l’éveil leur était donné, se défendre derrière les grilles du palais, et , par une résistance même momentanée, donner à la capitale le signal d’une lutte terrible, et dont les conséquences pouvaient être désastreuses pour ceux qui avaient machiné le coup d’État. Mais un concours de circonstances heureuses pour ces derniers devait faciliter leur tâche.
Le chef de bataillon Meunier, qui n’avait pas été mis dans la confidence, ainsi que les autres officiers placés sous ses ordres, avait pris, comme de coutume, la consigne du lieutenant-colonel Niol. A minuit, celui-ci avait fait sa ronde habituelle, et était allé prendre du repos. Vers deux heures du matin, le commandant Meunier, en faisant à son tour une ronde, entendit quelques chuchotements qui lui parurent suspects, et remarqua quelques allées et venues de mauvais présage. Il chercha le capitaine adjudant-major ; mais cet officier avait été mandé à l’École militaire par le colonel Espinasse. On sut plus tard dans quel but, car ce fut lui qui facilita au colonel Espinasse l’entrée du palais législatif.
De plus en plus inquiet, le commandant essaya d’arriver jusqu’au lieutenant-colonel ; mais il ne put trouver son appartement. Ce fut seulement à cinq heures et demie du matin qu’il put l’aborder et lui manifester ses craintes. Le lieutenant-colonel se leva en toute hâte ; il était déjà trop tard, le palais était envahi.
A cinq heures et demie précises, le colonel Espinasse partait de l’Ecole militaire avec quatre compagnies d’élite seulement, des deux bataillons de son régiment, le 42e, qui restaient au quartier. Les sapeurs l’accompagnaient. Le reste des deux bataillons devait se porter sur l’Assemblée à six heures moins un quart. La marche fut silencieuse. On fit halte assez loin de la grille pour n’être pas aperçu. Le colonel s’avança avec ses sapeurs, qu’il laissa à distance, et leur montrant une petite porte qui donne sur la rue de l’Université, il leur dit :
— « Je vais frapper à cette porte ; si on l’ouvre, dès que vous me verrez entrer, vous arriverez. »
« On l’aurait certainement enfoncée si on eût refusé de l’ouvrir[4]. »
La capitaine adjudant-major, qui avait été gagné, comme nous l’avons déjà dit, ouvrit la petite porte par laquelle le colonel Espinasse entra avec ses sapeurs, qui furent bientôt suivis par les grenadiers.
Le commandant Meunier, qui sortait de chez M. Niol, aperçoit alors son colonel, à la tête de sa troupe, dans l’allée qui conduit à l’hôtel de la présidence, et l’arrête en disant :
« Mon colonel, que venez-vous faire ici ?
— Je viens renforcer la garde de l’Assemblée, répond le colonel, et en prendre le commandement, suivant les ordres du prince. »
Le commandant ayant fait des objections et opposé sa consigne :
« Vous me reconnaissez pour votre colonel, répliqua M. Espinasse ; en cette qualité, je vous ordonne d’obéir.
— Ah ! vous me déshonorez, colonel. »
Telle fut la réponse du brave commandant Meunier, et, en disant ces mots, il arracha ses épaulettes et brisa son épée, dont il jeta les débris aux pieds du colonel Espinasse.
M. Belouino jette un peu d’ombre sur cette scène, dont il abrège le récit en disant :
« Le commandant crut devoir donner sa démission, et retourna immédiatement à son logis, au quartier militaire. »
Le bataillon et l’artillerie de garde furent renvoyés au quartier, et immédiatement remplacés par les deux autres bataillons du 42e, qui occupèrent tous les postes et toutes les issues du palais.
M. de Persigny, qui observait d’assez près la première partie de l’exécution du coup d’État, se rendit en toute hâte à l’Élysée pour y annoncer que tout allait bien.
Le colonel Espinasse, guidé par un des agents de service auprès de l’Assemblée, se porta vers l’appartement de M. Niol. En le voyant, le lieutenant-colonel, qui n’avait pas achevé de se vêtir, fit un mouvement pour s’emparer de son épée ; mais on s’empressa de la saisir.
« Vous faites bien de la prendre, dit-il alors à Espinasse, car je vous l’aurais passée à travers du corps. »
Il fut immédiatement arrêté.
En même temps arrivèrent les deux commissaires chargés de procéder à l’arrestations des questeurs ; chacun d’eux était accompagné de dix agents, et soutenu par une compagnie du 42e.
Le général Leflô dormait encore, quand le commissaire Bertoglio pénétra, suivi de ses hommes, dans une première pièce où dormait un enfant, le fils du général.
Cet enfant, ne concevant aucune défiance, conduisit M. Bertoglio dans la chambre de son père. Celui-ci sautait du lit, lorsqu’on se jeta sur lui. Dans l’impossibilité de résister, il dédaigna de dire un mot aux agents de la police, et s’adressant aux soldats présents, il leur parla le langage du devoir et de l’honneur. On l’entendait dire, tout en s’habillant à la hâte : « Ah ! Napoléon veut faire son coup d’Etat ! Eh bien, nous le fusillerons à Vincennes ; et vous, nous ne vous bannirons pas à Noukahiva, nous vous fusillerons en même temps que lui.
— Ne résistez pas, répondit le commissaire, nous sommes en état de siège ; en qualité de militaire, vous savez ce que cela veut dire. »
Mme Leflô, enceinte de cinq mois et malade, assistait à cette lamentable scène ; son jeune fils, âgé de huit ans, sanglotait de désespoir ; se reprochant d’avoir dirigé les agents vers le lit de son père ; il s’adressait à tous ceux qui étaient présents, les suppliant de ne point faire de mal à son père.
Le général se revêtit de son uniforme, et suivit M. Bertoglio. Au bas de l’escalier, il se trouva face à face avec le colonel Espinasse, qui semblait faire le guet et écouter ce qui se passait. Son indignation redoubla à la vue de cet officier supérieur.
« Le colonel Espinasse, rapporte M. Granier de Cassagnac, lui imposa silence, et les soldats croisèrent la baïonnette sur lui. »
Une légère variante est ici nécessaire. Le général imposa silence au colonel Espinasse, qui voulait prendre la parole. Ce brave et digne officier ne cessait de haranguer les soldats et de faire appel à leur loyauté ; mais on l’entraînait rudement. Apercevant sur son passage un officier supérieur du 42e, dont les cheveux avaient blanchi au service :0
« Quoi ! lui dit-il, vous, un vieux soldat, vous consentiriez à vous rendre complice d’une trahison, à porter la main sur vos chefs ?
— Allez, répliqua l’officier, nous avons assez des généraux avocats et des avocats généraux. »
Le général Leflô fut poussé dans une voiture, entre plusieurs agents, et conduit à Mazas.
M. Baze, outre qu’il était doué d’une énergie dont on craignait l’explosion, inspirait aux hommes du 2 décembre un certain ressentiment.
M. Primorin, commissaire de police, escorté d’agents et de soldats, sonna doucement à la porte de l’appartement de M. Baze, on ouvrit ; les agents se précipitèrent aussitôt à l’intérieur et coururent à la chambre à coucher du questeur. Celui-ci passa à la hâte une robe de chambre ; et comme les agents se ruaient sur lui avec violence, il leur résista avec une énergie qui ne saurait se décrire. Madame Baze, demie-nue-, ouvrit une fenêtre et appela au secours ; mais elle n’entendit pour toute réponse que les rires des soldats. Les agents osèrent alors porter la main sur elle. Pendant ce temps-là, son mari, qui continuait à lutter contre les agents, fut enlevé, par les hommes de police, entraîné, presque nu, jusqu’au poste de la place de Bourgogne. Là seulement il lui fut permis de se vêtir, et bientôt après, un fiacre, bien escorté, le transportait à Mazas.
Les troupes furent bientôt massées autour de l’Assemblée : la brigade Ripert, dont le 42e de ligne faisait partie, occupait le palais ; la brigade Forey stationnait sur le quai d’Orsay. La brigade de Cotte couvrait la place de la Concorde ; la brigade Dulac, le jardin des Tuileries ; la brigade Canrobert protégeait l’Elysée et s’étendait jusqu’à l’avenue Marigny ; une brigade de lanciers, commandée par le général Reybell et une division de cuirassiers, aux ordres du général Korte, se tenaient dans les Champs-Élysées. Ces forces composaient un ensemble de 25,000 fantassins et 6,000 cavaliers et artilleurs[5].
Pendant l’occupation du palais de l’Assemblée, les commissaires de police se répandaient dans les divers quartiers pour mettre leurs mandats à exécution.
L’arrestation la plus importante était celle du général Changarnier, qui avait conservé une certaine autorité sur l’armée ; on s’attendait de sa part, à une énergique résistance.
Cette arrestation faillit être prévenue par un incident ainsi raconté par M. Véron :
« Le capitaine d’un régiment en garnison à Courbevoie, couché à Paris, fut réveillé au milieu de la nuit par son brosseur, qui vint l’informer que le régiment allait prendre les armes. Le capitaine, surpris, inquiet, eut la pensée d’aller prévenir de ce fait le général Changarnier. Mais quand il eut frappé à la porte cochère de la maison où habitait le général, ont tarda à ouvrir, et bientôt il réfléchit que cette prise d’armes n’avait peut-être aucune importance, que son émotion, sa démarche, pourraient exciter la moquerie de ses camarades. Il ne prévint personne, et se rendit tout droit à la caserne. Un ensemble de circonstances providentielles protégea toutes les arrestations si importantes de la nuit[6]. »
Deux hommes déterminés avaient été choisis pour l’arrestation du général Changarnier ; c’étaient : le commissaire de police Lerat et le capitaine de la garde républicaine Baudinet ; ils étaient accompagnés de quinze agents de police, choisis parmi les plus robustes, et de quarante soldats de la garde républicaine.
Le général, qui, pendant plusieurs jours, s’était tenu sur ses gardes, avait alors perdu toute méfiance, et n’avait plus la crainte d’un coup d’Etat ; il avait d’ailleurs été rassuré par les prétendues confidences de M. Carlier, dont le coup d’État allait presque faire un proconsul dans la Nièvre.
M. Lerat se dirigea, ainsi escorté, vers la demeure du général, rue du Faubourg-Saint-Honoré, n°.3. Il sonne ; le concierge refuse d’ouvrir. Pendant qu’un agent reste à la grande porte pour occuper le concierge et l’empêcher d’avertir, le commissaire et les autres agents pénètrent dans la maison par une boutique d’épicier déjà ouverte, qui avait une porte de communication dans la maison. Cependant le concierge avait agité une sonnette qui correspondait de sa loge à l’appartement du général. L’alarme ainsi donnée, le domestique du général s’élança dans l’escalier, ayant à la main la clé de l’appartement. Le fidèle serviteur se heurta contre les agents qui lui arrachèrent la clé. En même temps que le commissaire ouvrait la porte de l’appartement, le général, de son côté, ouvrait celle de sa chambre à coucher ; il venait de sauter à bas de son lit, et tenait un pistolet à la main. On se jette sur lui et on le désarme. Toute résistance eût été désormais inutile ; le général se laissa jeter dans un fiacre et conduire à Mazas, escorté par les gardes républicaines à cheval.
Nous n’enregistrons pas les ridicules paroles que M. Belouino met dans la bouche du général, ni les remerciements qu’il aurait adressés au commissaire pour les égards avec lesquels il avait été traité. On voit aisément qu’il y avait un parti pris, de la part des premiers historiens du coup d’Etat, de dénaturer des faits fort graves ou des protestations capables d’impressionner l’opinion publique, quand ils n’allaient pas jusqu’à calomnier des sentiments ou des intentions généreuses.
L’arrestation du général Cavaignac par le commissaire Colin n’offrit aucun incident remarquable : il fut surpris au lit, ainsi que tous les autres. M. Belouino a cru devoir sacrifier un peu d’encens à ce grand citoyen qui n’en avait pas besoin pour attirer sur lui l’admiration universelle par sa loyauté et son courage civique.
« Nous concevons parfaitement, ajoute M. Belouino, l’irritation qu’il éprouva, et qu’on lui a reprochée. »
Le commissaire Hubault, chargé de l’arrestation du général Bedeau, vice-président de l’Assemblée nationale, se présenta à son domicile, rue de l’Université, 10. L’illustre général dormait paisiblement, quand le commissaire, entrant brusquement dans sa chambre avec six agents, le réveilla en sursaut. Le commissaire avait abordé le concierge avec une politesse trompeuse, et usé de ruse pour se faire conduire à l’appartement du général. Quand il eut sonné, le domestique qui vint ouvrir le prit d’abord pour M. Valette, secrétaire de la présidence de l’Assemblée, et s’avance vers la chambre à coucher pour annoncer M. Valette.
Le commissaire et ses agents, écartant brusquement le domestique, firent irruption dans la chambre. Comme il exhibait son mandat, en mettant en avant sa qualité de commissaire de police.
« J’en doute, répondit le général. Vous violez la Constitution et vous vous mettez hors la loi. Vous ignorez probablement que je suis non-seulement représentant du peuple, mais encore vice-président de l’Assemblée nationale. Je ne conspire pas ; la Constitution me couvre ; vous ne pouvez pas attenter à mon inviolabilité, ce serait un crime.
— Je sais qui vous êtes, répliqua le commissaire ; mais j’ai un mandat, et j’ignore s’il n’y a pas flagrant délit.
— Oui, flagrant délit de sommeil ; mais, dites-moi votre nom ?
— Je suis le commissaire Hubault.
— Vous m’étonnez ; j’ai vu ce nom plusieurs fois honorablement cité dans la presse ; mais, puisque vous êtes magistrat, votre devoir est de faire respecter la loi et non de la violer. M’arrêter serait un attentat. » M. Hubault donna lecture du mandat d’arrêt, où il était question, comme nous l’avons déjà dit, de complot et de détention d’armes de guerre. Une telle accusation ne surprit pas médiocrement le général Bedeau, qui invita le commissaire à fouiller ses papiers pour y trouver la preuve du prétendu complot, et à faire perquisition pour chercher les armes de guerre dont la détention lui était reprochée assez arbitrairement. Le commissaire s’y refusa, et somma le général de s’habiller sans retard et de le suivre, en ajoutant qu’il était en force.
« J’ai bien des fois joué ma vie, répliqua le général Bedeau, et si je voulais résister, la vôtre ne serait plus à vous. Faites sortir vos gens, je vais m’habiller. »
Le général s’habillai en effet avec une lenteur, que M. Granier de Cassagnac a qualifiée de désespérante, dans l’espoir de ne pas sortir avant le jour ; car il espérait que la nouvelle de son arrestation se répandant dans le voisinage, le peuple tenterait un mouvement en sa faveur. Quand il fut vêtu, il s’adossa à sa cheminée, et dit au commissaire avec le plus grand calme :
« Je vous ai averti du privilège constitutionnel qui me couvre ; j’ai essayé de vous faire comprendre la portée du crime que vous commettez ; maintenant, allez jusqu’au bout si vous voulez; faites entrer vos hommes, je ne sortirai d’ici que si l’on m’en arrache. »
Le commissaire fit entrer ses agents, et leur ordonna de saisir le général.
« Voyons, leur dit M. Bedeau, en les fixant, oserez-vous arracher d’ici, comme un malfaiteur, le général Bedeau, vice-président de l’Assemblée nationale. »
Ces hommes hésitèrent. M. Hubault, leur donnant alors l’exemple, prit le général au collet ; les agents s’enhardissant alors, se jetèrent sur lui et le traînèrent, malgré sa résistance désespérée, jusqu’au fiacre qui stationnait à la porte. Le général Bedeau criait d’une voix tonnante :
« A la trahison ! Je suis le vice-président de l’Assemblée nationale ! »
Déjà les passants s’attroupaient, quelques citoyens se disposaient même à délivrer le général, lorsque une nuée de sergents de ville se rua, l’épée à la main, sur les groupes menaçants, et les dispersa par la force. La voiture partit aussitôt au galop.
A son arrivée à Mazas, le général Bedeau essaya de haranguer les gardes républicains ; mais ces hommes, esclaves de la consigne, l’écoutèrent avec plus d’étonnement que d’intelligence.
Les historiens déjà cités se sont imposé la tâche difficile de disculper les commissaires et leurs agents du reproche de violence et de brutalité. Mais leurs récits sur ce point délicat touchent quelque fois à la naïveté.
« Ai-je été convenable dans ma mission près de vous ? aurait demandé M. Hubault à son prisonnier.
— Oui, Monsieur, aurait répondu celui-ci.
M. Belouino, qui paraît s’intéresser à la dignité du général Bedeau, apprécie ainsi sa résistance :
« Malgré soi, on éprouve un sentiment pénible en voyant ce brave soldat employer la résistance physique devant la force publique, surtout quand il sait que la lutte est impuissante, et qu’il est en face d’hommes qui ne doivent pas discuter leur mandat. »
Le général Lamoricière fut appréhendé, rue Las-Cases, 11, à peu près de la même manière que ses collègues. M. Belouino raconte ainsi les circonstances de cette arrestation :
« Le concierge refusa à M. le commissaire Blanchet l’indication de l’appartement du général Lamoricière, et ne voulut pas donner de lumière pour y monter. Au premier étage, le domestique ouvre et referme la porte ; puis il revient, tenant à la main une lampe qu’il éteint en apercevant l’écharpe du commissaire, et descend rapidement un escalier dérobé en criant : Au voleur ! Des sergents de ville l’arrêtent à la porte de l’hôtel, et, dans la lutte, il reçoit dans la cuisse une blessure légère qui ne l’empêche pas de remonter et de guider le magistrat à la chambre du général. Peut de temps après, ce domestique était complètement guéri. Nous tenons du médecin que la plaie était fermée le quatrième jour. »[7]
Tant de sollicitude pour les victimes du 2 décembre rappelle volontiers certaine scène du Médecin malgré lui. Quelques coups de bâton on fait l’affaire. Mais ensuite, que d’affabilité de la part des agents ! Ils ont besoin de certificats et de procès-verbaux attestant leur aménité dans l’exercice de la poigne.
Le général, jetant les yeux sur sa cheminée, s’adressa en ces termes à son domestique :
« Qu’est devenu l’argent que j’avais mis sur cette cheminée ? — Il est en sûreté. — Monsieur, lui dit le commissaire, ce que vous venez de dire est outrageant pour moi. — Qui me dit que vous n’êtes pas des malfaiteurs. »
Le commissaire crut devoir exhiber son écharpe ; puis il reprit :
« M. Maupas veut qu’on vous traite avec infiniment d’égards ; promettez-moi de ne faire aucune tentative de fuite, et vous monterez dans un coupé seul avec moi.
Je ne vous promets rien, répondit le général. Traitez-moi comme vous voudrez. »
M. Lamoricière fut placé dans un fiacre, avec des agents. En passant devant le poste de la Légion-d’Honneur, il mit la tête à la portière et voulut haranguer la troupe[8].
Le commissaire de police Courteille mit moins de formes à l’égard du colonel Charras ; il enfonça la porte de son appartement, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 14. En entrant dans la chambre à coucher, il sauta sur un pistolet à deux coups placé sur un meuble.
« Oh ! fit le colonel Charras, il est déchargé ; je ne croyais plus au coup d’Etat. Il est heureux pour vous que vous ne soyez pas venu quelques jours plus tôt, je vous aurais brûlé la cervelle. » Quand il fut arrivé à Mazas, le colonel Charras, apercevant un officier supérieur auprès du directeur de la prison, lui :
« Voici un officier de l’armée, commandeur de la Légion d’Honneur ; ce doit être un honnête homme ; je le prends à témoin de la violence faite à un membre inviolable de l’Assemblée nationale ! »
Cet officier fit un mouvement pour cacher son visage. Le colonel Charras apprit plus tard qu’il n’était autre que le colonel Thiérion, qui avait pris le commandement de Mazas, transformé en prison d’Etat.
Le commissaire Hubault aîné s’empara de M. Thiers, place Saint-Georges, 1. M. Thiers dormait profondément, et son domestique dut le réveiller. M. Belouino assure que M. Thiers ne reprit courage que sur l’assurance que sa vie n’était pas menacée ; mais l’embarras même de son récit réfute cette assertion. Que M. Thiers , réveillé si brusquement et dans une telle circonstance, ait été surpris, rien de plus aisé à croire. Mais l’attestation du commissaire, que le grand orateur politique n’eut jamais un air plus narquois ni plus railleur, suffit pour donner la mesure d’un courage civique incontestable.
L’attitude décidée de M. Thiers fut même peu rassurante pour le commissaire :
« Savez-vous que vous pourriez bien porter votre tête sur l’échafaud ? lui dit-il. Si je vous brûlais la cervelle ? »
Il ne voulut pas signer le procès-verbal d’arrestation, voyant dans ce fait la reconnaissance d’une autorité illégitime.
L’amour-propre du commissaire eut sans doute beaucoup à souffrir, puisque- M. Belouino ajoute, en laissant percer un certain esprit :
« Avec l’esprit de convenance qui le distingue, le commissaire Hubault n’a pas pris garde à l’attitude assez peu digne de l’ex-ministre, et n’a pas entendu certaines plaisanteries qu’il a crut pouvoir se permettre. Nous caractériserons d’un mot cette arrestation : le commissaire de police est resté plein de convenances et de dignité[9]. »
Le représentant Greppo, dont on a essayé de salir la réputation d’honnêteté et de bravoure incontestable, parla aussi hautement que ses collègues. Le lieutenant Valentin vit le commissaire Dourlens et ses agents à son chevet, sans avoir été prévenu ; il supposa que sa domestique avait été gagnée par les agents. Nadaud se laissa prendre par ruse : le commissaire lui fit croire qu’il allait le transporter à son bureau pour une simple perquisition, et le conduisit à Mazas. Cholat fit quelque résistance, et poussa des cris pour appeler aux armes. Les représentants Beaune, Miot et Roger (du Nord) furent arrêtés dans des circonstances identiques.
Parmi les citoyens que l’énergie de leur patriotisme et de leurs convictions républicaines recommandait à l’attention de la police, et qui furent également jetés à Mazas, nous citerons MM. Artaud, Baillet, Beaune-, frère du représentant, Billotte, Bonvallet, Bréguet, Brun, Buisson, Boireau, Cahaigne, Cellier, Choquin, Crousse, Curnel, Delpech, Grignan, Geniller, Guiterie, Gabriel, Houl, Hilbach, Jacotier, Kuch, Lecomte, Lemerie, Lasserre, Lucas, Magen, Malapert, Meunier, Michel, Noguez, Philippe, Polino, Schmidt, Six, Stévenot, Thomas, Vasbenter, Voinier.
Deux citoyens seulement échappèrent à l’exécution des mandats lancés contre eux. Parmi eux se trouvait Dulac, qui, les jours suivants, protesta contre le coup d’Etat, les armes à la main, et se retira en Belgique après l’action.
Les arrestations avaient été faites avec un tel ensemble, qu’aucune ne demanda plus de vingt minutes, à l’exception de celle de M. Thiers. A sept heures, tous les prisonniers étaient à Mazas. Déjà, vers six heures du matin, le préfet de police écrivait à M. de Morny, ministre de l’intérieur :
« Nous triomphons sur toute la ligne. »
Paris était encore plongé dans le sommeil à l’heure où s’opéraient les arrestations. Quelques voitures, les balayeurs publics, un petit nombre d’ouvriers se rendant à leur travail, furent les premiers témoins de l’appareil déployé par la police et des dispositions des troupes. Mais en peu d’instants, la capitale se réveilla comme agitée par une secousse électrique. On s’interroge : le Président de la République a fait un coup d’Etat, l’Assemblée est dissoute, le suffrage universel rétabli, Paris en état de siège.
La foule s’empresse autour des affiches, les lit avidement pour en pénétrer le sens, et se livre aux commentaires les plus divers ; on se raconte à voix basse les incidents de la nuit et l’occupation du palais législatif.
Disons la vérité les masses furent indifférentes : l’abrogation de la loi du 31 mai semblait une satisfaction donnée à la liberté ; puis la proclamation au peuple portait que le coup d’Etat était dirigé contre les hommes qui avaient déjà perdu deux monarchies, et qui voulaient renverser la République.
MM. Thiers, Changarnier et Lamoricière étaient suffisamment désignés par ces mots, et ce ne fut pas sans une certaine satisfaction, que les républicains apprirent leur arrestation, car, dans l’espoir que la République serait maintenue, ils faisaient bon marché d’une majorité qui avait constamment violé la Constitution dans son esprit, et poussé la nation dans les voies les plus rétrogrades ; le général Cavaignac, peu sympathique aux faubourgs depuis les journées de juin, partageait jusqu’à un certain point l’impopularité de ceux qui passaient pour les chefs royalistes. On ignorait encore que le coup d’État eût frappé les républicains eux-mêmes avec plus de rigueur que les chefs des anciens partis. Cette première impression se traduisit par un mot qu’on a mis depuis dans la bouche de Lagrange : C’est bien joué !
Ainsi, dans l’esprit du peuple, la république avait été sauvée des intrigues et des conspirations royalistes par le chef du pouvoir exécutif. L’appel au peuple semblait aussi une garantie contre les tentatives ambitieuses du Président de la République. Mais, le mode de scrutin souleva de nombreuses protestations ; il en était de même de la mesure qui mettait en état de siège la première division militaire. La proclamation à l’armée laissait, toutefois, percer des sentiments un peu différents.
Les plus intelligents, parmi les ouvriers, comprirent cependant que la République était perdue, et que le renversement de la constitution était le prélude du rétablissement de l’Empire. La bourgeoisie le sentit fort bien ; et si l’on en excepte ceux qui étaient naturellement attachés par leurs intérêts au nouveau régime, et ceux qui restaient fidèles aux vieux partis monarchiques, sous la bannière de l’ordre, il y avait presque unanimité pour se prononcer, contre le coup d’État. On s’explique ainsi comment l’agitation partit d’abord de la bourgeoisie.
La classe ouvrière, fortement irritée contre la bourgeoisie, qui l’avait si malmenée en juin, fut tentée de laisser celle-ci se démêler avec le Président de la République et de rester neutre dans la lutte. L’ancienne majorité qui avait accueilli avec tant de mépris leurs théories socialistes, ne leur paraissait digne d’aucune sympathie, et la violation de la légalité commise à l’égard de cette majorité, satisfaisait parfaitement de profondes rancunes.
Ces divisions assuraient déjà le triomphe du Président de la République.
Nous devons ajouter que les premières impressions populaires se modifièrent beaucoup pendant la journée même du 2 décembre, et surtout les jours suivants, lorsqu’on vit clairement le véritable caractère du coup d’État, mais il était trop tard pour entamer la lutte avec quelque chance de succès : toutes les forces vives du parti républicain, enlacées et paralysées, ne pouvaient plus donner que le spectacle d’une héroïque agonie.
Les historiens du coup d’État ont fait le tableau le plus riant du spectacle qu’offrirent les rues de Paris, dans la journée du 2 décembre. Nous devons surtout admirer le lyrisme de M. Belouino, qui va jusqu’à l’épanouissement :
« Au milieu de ces événements si graves, Paris, tumultueux, mais calme, épanche ses flots de promeneurs sur sa ceinture de boulevards. Comme aux jours de fête, il met sa parure brillante, ce qu’il a de plus cher : les enfants et les femmes, qu’il cache dans ses flancs quand il a peur ; il leur dit : « Allez ! le ciel est à l’espérance ; il n’y aura pas aujour’d’hui de danger pour vous, allez. » Et ils vont partout où doit passer celui qui vient de sauver la France. Partout, les boutiques sont ouvertes, les affaires se font, les tribunaux sont en séance. La société se sent protégée déjà par une main forte et puissante, tout le monde a des pressentiments de bonheur à venir. Jusqu’à neuf heures environ, l’affluence est immense sur les boulevards ; mais bientôt la foule se retire ; les citoyens paisibles regagnent leur logis[10]. »
M. Véron a joui du même spectacle.
Cependant cette tranquillité apparente est un peu troublée par le récit suivant que nous donne le même M. Véron :
« Je me rendais matin et soir au ministère de l’intérieur, et j’y fus témoin de plus d’une scène dont le récit serait une indiscrétion. Plus d’une physionomie pâlissait, s’allongeait à la moindre alerte. Plus d’un personnage murmurait entre ses dents : « Partout s’élèvent des barricades… c’est toujours comme ça que ça commence. Vous verrez que ça finira comme au 24 février ! » D’autres interrogeaient avec une fébrile anxiété les allants et les venants : « Le peuple est-il pour nous ? Que disent les faubourgs ? Peut-on compter sur l’armée ? » M. de Morny, je dois le dire ici pour rendre hommage à la vérité, M. de Morny et quelques amis résolus qui l’entouraient, rassuraient tous ces trembleurs, qui se tenaient toujours assez volontiers dans le voisinage des portes de sortie[11]. »
Ici le récit de M. Belouino se trouve rectifié par un officier dévoué à la même cause (M. Mauduit).
« Je me promenais, dit-il, en serpentant, au milieu de cette foule de bonne compagnie, étudiant son esprit, ses intentions et ses voeux. Ses sentiments étaient évidemment hostiles au Président et à l’armée ; je le déplorais, car là se trouvaient un grand nombre de personnes pour qui l’uniforme doit toujours avoir un caractère sacré[12], quelle que soit l’épreuve à laquelle soit soumis l’homme qui le porte !… L’esprit de parti ne devrait jamais aller jusqu’à méconnaître la vertu du devoir militaire… Mais, hélas ! de nos jours, quelle vertu est à l’abri de la haine politique ? [13]»
Les mêmes appréhensions sont exprimées dans les dépêches suivantes :
Le préfet de police au gébéral magnan.
2 décembre 1851.
Les sections socialistes commenceront à dix heures du soir. Les principaux quartiers sont, pour les barricades, faubourgs du Temple, Marceau, Saint-Antoine, barrière du Trône. Les sections sont convoquées pour dix heures ; à dix heures quarante-cinq minutes, chacun sera à son poste.
Le ministre de l’Intérieur au préfet de police.
2 décembre.
Le ministre a de graves raisons pour que l’on n’inquiète pas Emile de Girardin.
Dès onze heures du matin, les chefs les plus ardents du parti républicain se réunissaient par groupes ; les cerveaux s’exaltaient dans les établissements publics ; les bureaux des journaux étaient encombrés de citoyens qui venaient demander un mot d’ordre aux célébrités de la presse démocratique ; des émissaires se croisaient dans tous les sens pour rallier les hommes d’action et exciter le peuple à la résistance. Mais ce qui arrêtait tous les efforts, c’est que les principaux chefs du parti, en qui le peuple avait mis sa confiance, n’étaient plus là pour le diriger. Pour appuyer le mouvement de la capitale, des agents furent dirigés dans les départements, pour tenter de les soulever. Un grand nombre de représentants, réunis chez M. Crémieux, prennent déjà des mesures pour convoquer les membres de l’Assemblée restés fidèles à la Constitution.
M. de Rochejacquelein se distingue entre tous par l’énergie de ses protestations :
« Si le peuple est assez lâche pour accepter cette humiliation, s’écrie-t-il en pleine rue, dans le faubourg Saint-Germain, il est digne de la tyrannie. »
Un groupe de représentants de la majorité, parmi lesquels on remarquait MM. Léon Faucher et Montalembert, se présenta au ministère de l’intérieur. Tous exhalèrent leur colère en violents propos et en menaces, reprochant à M. de Morny l’arrestation de leurs collègues.
« J’ai la conviction, répondit froidement M. de Morny, que j’assure le salut de la France et de la société. Je joue ma tête dans cette entreprise : vous voudrez bien me permettre de prendre toutes les mesures que je juge nécessaires. »
Diverses proclamations républicaines sont élaborées au sein des sociétés populaires qui se forment de toutes parts, aux barrières de Paris ; la plus importante est réunie rue du faubourg Saint-Denis, 162. Bientôt le parti démocratique a adopté un plan d’insurrection : les représentants et les journalistes se répandront dans les rues et harangueront les groupes pour les appeler aux armes, en montrant le coup d’Etat comme une trahison. Il est convenu qu’on ne fera point résistance jusqu’à ce que l’armée insurrectionnelle puisse se présenter en force, et que jusque-là on propagera l’agitation.
Dans l’après-midi, des représentants escortés d’une foule considérable, paraissent en effet sur les boulevards, où ils sont salués par les cris enthousiastes de Vive la République ! Vive la Constitution ! Des manifestations menaçantes se produisent aussi dans les rues du Temple, Saint-Denis, Saint-Martin et Montorgueil.
A deux heures, les murs des boulevards sont couverts d’affiches où on lit l’avis suivant :
« Nous, citoyens français,
Vu l’urgence ;
Vu l’article 68 de la Constitution, au nom de la haute cour de justice, ordonnons à tous les huissiers, sergents et autres de saisir et arrêter partout où sera possible le citoyen Louis-Napoléon Bonaparte, ex-président de la République, et tous ses complices dans l’attentat de ce jour.
Paris, 2 décembre 1851.
Signé ROUGET, ED. MEQUET, etc.“
D’autres proclamations d’un meilleur style ne tardèrent pas à être affichées dans la soirée.
La garde nationale ne fut pas convoquée pendant les événements de décembre.
Dans la matinée du 2, le colonel d’état-major Vieyra avait reçu un ordre écrit de la main même du Président, pour qu’il s’opposât à toute prise d’armes de la garde nationale. Le prince ajoutait que, s’il avait besoin de légions dévouées, il donnerait des ordres plus tard. On savait en effet, à l’Elysée, qu’il était impossible de compter sur la garde nationale, à l’exception de quelques compagnies de la 2e légion. Si quelques dévouements isolés se produisirent, on reconnu l’impossibilité de les utiliser.
M. Vieyra fit signer au général Lawoestine des lettres adressées aux colonels des diverses légions de Paris, faisant défense de laisser battre le rappel, sous aucun prétexte, sans un ordre exprès de l’état-major général.
Des dépôts d’armes et de munitions existaient dans plusieurs mairies ; il y avait là 7,303 fusils et 132,000 cartouches. On s’empressa de les enlever et de les transporter à Vincennes.
Malgré ces précautions, le général Lauriston, colonel de la 10elégion, qui était opposé au coup d’Etat, et qui avait éprouvé l’attachement de ses gardes nationaux aux institutions républicaines, convoqua les officiers de sa légion, en habit bourgeois, s’assura de leur dévouement à la Constitution, et leur fit jurer de la défendre les armes à la main. Les tambours furent envoyés chez les gardes nationaux pour les convoquer en armes, à domicile.
A cette nouvelle, M. Vieyra, comprenant le danger, chargea M. Albert Courpon, chef d’escadron de l’état-major, de signifier au colonel Lauriston que tous les gardes nationaux qui paraîtraient armés seraient fusillés. Des mesures militaires prises sur-le-champ appuyèrent ces menaces, et la réunion de la légion ne put avoir lieu.
Quelques gardes nationaux bravèrent cependant la menace et purent le faire impunément ; mais ils se retirèrent, en apprenant que le général Lauriston avait donné sa démission[14].
M. Véron rapporte que deux mille officiers ou gardes nationaux se rendirent isolément et en bourgeois à l’état-major de la garde nationale, demandant à concourir à la défense du nouveau gouvernement ; mais il ajoute aussitôt ce correctif qui détruit une unanimité si touchante :
« Je pourrais citer tel nom, tel empressé auprès du pouvoir, comblé de faveurs, qui, le 2 décembre, comptait dans les rangs ennemis. »
Quelques arrestations furent opérées, le 2 décembre, parmi les gardes nationaux.
Les imprimeries de tous les journaux furent occupées militairement, dès huit heures du matin ; les journaux conservateurs furent également l’objet de cette mesure. Le Constitutionnel et la Patrie dont le- dévouement pour la cause impériale était à toute épreuve, furent seuls exceptés.
La police ne put empêcher qu’une protestation ne fût rédigée dans les bureaux de la Révolution ; elle était signée de MM. Xavier Durrieu, ancien constituant, Kesler, Gasperini, Merlet et quelques autres citoyens.
Vers midi, les principaux rédacteurs des feuilles indépendantes étaient réunis dans les bureaux du Siècle, rue du Croissant. Là fut publiée une protestation collective. En même temps les journalistes s’engagèrent à continuer la publication clandestine de leurs feuilles par tous les moyens possibles.
Des proclamations terminées par un appel aux armes furent rédigées séance tentante, et bientôt après imprimées dans les ateliers du Siècle, malgré la présence des agents, à l’aide de caractères et de brosses détournés de l’imprimerie et transportés dans une maison du voisinage. Les bureaux de la Presse en imprimèrent par le même moyen. Des milliers d’exemplaires de ces proclamations, des décrets rendus dans la journée par l’Assemblée et la haute cour de justice, purent ainsi être répandus et affichés dans la nuit.
A trois heures de l’après-midi, les typographes des journaux suspendus ou supprimés, parurent sur les boulevards, et principalement sur celui des Italiens, répandant les proclamations du parti démocratique ou même les affichant, pendant que des journalistes haranguaient les groupes. Le mouvement allait devenir sérieux, quand la brigade du général Korte, débouchant de la Madeleine, balaya la ligne des boulevards, recueillant sur cet immense parcours les huées et les sifflets de la multitude, et répondant par des menaces au défi qui leur était porté de toutes parts ; mais le peuple, désarmé, ne fit aucune résistance sérieuse.
« Cette fois, ce n’était pas l’armée du désordre, les rôdeurs de barrières, les voyous parisiens, ces chacals de l’émeute, les repris de justice, suivant les pittoresques expressions de ceux qui ont écrit cette histoire avant nous, que l’armée trouvait devant elle ; c’était, nous dit M. Garnier de Cassagnac, la bourgeoisie des quartiers riches, la jeunesse dorée. »
A la hauteur de la Porte Saint-Martin, le colonel Fleury, l’un des aides de camp du Président de la République, qui était à la tête d’une colonne de cavalerie, reçut une balle à la tête ; on le crut mort, mais il se releva et put rentrer à l’Elysée.
Le 2 décembre, le Président de la République s’était levé à cinq heures du matin. Deux heures après, le 12e dragons arrivait de Saint-Germain et se rangeait en bataille aux Champs-Elysées. La grosse cavalerie, attendue de Versailles, tardait à venir. L’inquiétude commençait à gagner l’entourage du Président. Pour dissiper les craintes dont il reconnaissait le danger, Louis-Napoléon résolut de monter à cheval et de se présenter aux troupes échelonnées de l’Élysée aux Tuileries. A sa sortie de l’Elysée par la grille du jardin, il y eut un moment de troubles ; l’avant-garde du 12e régiment de dragons, obéissant à une consigne sévère, se refusa pendant quelques instants à laisser passer le prince. Cet incident avait fait douter des bonnes dispositions de cette troupe, et un moment d’hésitation s’en était suivi parmi les officiers qui entouraient le prince. On ne tarda pas à s’expliquer, et le prince Louis-Napoléon, suivi de ses aides de camp et officiers d’ordonnance, passa en revue les troupes rangées en bataille sur les quais depuis la rue du Bac jusqu’au palais Bourbon ; dans le cortège on remarquait le prince Jérôme, le général Excelmans, le général Magnan, etc. Arrivé devant le guichet du pont National, aujourd’hui guichet de l’Empereur, le cortège fut encre arrêté, soit par un excès de zèle, soit par suite d’un mal-entendu ; cependant il finit par entrer ; la foule envahit la place du Carrousel et se porta vers les grilles ; il y avait dans la cour des Tuileries au moins deux régiments de ligne. Le prince se tenait à trois ou quatre longueurs de cheval en avant de son once, qui portait son chapeau en bataille, puis venaient les généraux à la suite les uns des autres. Cette entrée, nous devons le dire, manquait de tenue, ce n’était pas ce cortège qu’on est habitué à voir de nos jours ; le premier régiment prit les armes, mais les tambours demeurèrent muets ; le second régiment demeura l’arme au pied et les tambours se tenaient devant leurs caisses, qui étaient posées à terre. Il n’y eut aucun cri. La foule se contentait de crier Le voilà ! rien de plus. Le prince et son cortège sortirent par le guichet de l’Echelle ; là, l’accueil de la foule ne dépassa pas la curiosité. Nul cri, de l’indifférence, rien de plus ; on entendit tout au plus quelques cris de Vive la République ! Vive la Constitution ! Vive l’Assemblée nationale !
A midi, le Président et son état-major étaient de retour à l’Elysée.
Vers deux heures et demie, le Président sortit encore avec un nombreux état-major et parcourut la ligne des boulevards, à la tête d’une brigade de cavalerie. Les cris de Vive la République ! Vive la Constitution ! ne cessèrent de retentir sur son passage avec une intensité croissante.
[1] « Une conspiration, avait dit M. Maupas aux commissaires, est sur le point d’éclater contre le président de la république. Nous connaissons tous les complices, LA JUSTICE EST SAISIE. Voici des mandats d’arrêt contre les généraux Cavaignac, Lamoricière, Changarnier, Leflô, contre le colonel Charras, contre MM. Thiers, Baze, tous compromis dans cette affaire. Il faut que ces arrestations soient faites très-secrètement avant le lever du jour. » (Véron, Mémoires d’un Bourgeois de Paris, p. 180)
[2] Les mandats, tous semblables, énonçaient l’accusation de complot contre la sûreté de l’Etat et détention d’armes de guerre.
[3] M. Belouino, Histoire d’un coup d’Etat, pages 70 et suiv.
[4] M. Belouino, Histoire d’un coup d’Etat, p. 86. Voir également Paris en décembre 1851, par Eugène Ténot, p. 114 et suivantes.
[5] A huit heures du matin, nous vîmes arriver un vieillard de nos amis, qui était plongé dans la plus profonde stupéfaction.
« Mais que se passe-t-il, nous dit-il, j’arrive des Champs-Élysées, que j’ai bien eu de la peine à traverser, tellement il y a de la troupe ; il y a des pièces de vin à la disposition des soldats ; ils disent que cette nuit on a voulu assassiner le président de la République, et les musiques jouent la Marseillaise. » — Pauvre Marseillaise ! on s’est montré bien ingrat vis-à-vis d’elle plus tard.
[6] Véron, Mémoires d’un Bourgeois de Paris, p. 181.
[7] M. Belouino, Histoire d’un coup d’Etat, p. 77 et 78.
[8] Dans les deux premiers tirages de notre livre, se trouvait le passage suivant :
« … Le commissaire de police Blanchet ôta aussitôt un bâillon de sa poche, en menaça le général de le bâillonner s’il ajoutait un mot. MM. Belouino et Granier de Cassagnac ont sans doute eu quelque honte du bâillon car ils glissent sur ce fait avec l’aplomb d’un bulletin de l’armée autrichienne. M. Belouino dit simplement : « Le commissaire l’en empêcha vivement et le menaça d’user des moyens de rigueur. — Comme il vous plaira, aurait dit le général. »
Nous avons reçu de M. Blanchet une lettre dans laquelle il proteste contre le fait du bâillon ; nous avons répondu à M. le commissaire de police que ce fait avait été imprimé plusieurs fois sans soulever de sa part aucune espèce de protestation, mais que néanmoins nous ne demandions pas mieux que d’insérer dans notre livre telle rectification qu’il jugerait convenable de nous adresser, en tant qu’elle serait compatible avec notre dignité ; nous regrettons que M. Blanchet n’ait pas cru devoir accepter notre proposition.
[9] M. Belouino, Histoire d’un coup d’Etat, p. 80.
[10] M. Belouino, Histoire d’un coup d’État, p. 136.
[11] Véron, Mémoires d’un bourgeois de Paris, p. 187 et 188.
[12] Nous n’inventons rien : c’est dans le texte du capitaine Mauduit.
[13] Révol..milit. du 2 décembre, par le capit. Mauduit, p. 149
[14] Véron, Mémoires d’un Bourgeois de Paris, p. 211 et suiv.
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