LE COUP D’ETAT DU 2 DECEMBRE

LE COUP D’ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE 1851

 

PAR LES AUTEURS DU DICTIONNAIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

[Joseph Décembre et Edmond Allonier]

 

3e ÉDITION PARIS 1868

 

DÉCEMBRE-ALONNIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

VI.

Message du Président. — Demande d’abrogation de la loi du 31 mai. — Singulière situation faite à la gauche de l’Assemblée. — Illusions des républicains. Circulaire du général Saint-Arnaud.

 

 seconde partie

Revenons à la proposition des questeurs. Elle avait pour objet de mettre l’Assemblée en état de défense ; le projet primitif était ainsi conçu :

 

« Art. 1er. Le président de l’Assemblée nationale est chargé de veiller à la sûreté intérieure et extérieure de l’Assemblée. — Il exerce, au nom de l’Assemblée, le droit conféré au pouvoir législatif par l’article 32 de la Constitution, de fixer l’importance des forces militaires que réclame sa sûreté, d’en disposer, et de désigner le chef chargé de les commander. — A cet effet, il a le droit de requérir la force armée et toutes les autorités dont il juge le concours nécessaire. — Ces réquisitions peuvent être adressées directement à tous les officiers, commandants ou fonctionnaires, qui sont tenus d’y obtempérer immédiatement, sous les peines portées par la loi.

 

Art. 2. Le président peut déléguer son droit de réquisition aux questeurs ou à l’un d’eux.

 

Art. 3. La présente loi sera mise à l’ordre du jour de l’armée, et affichée dans toutes les casernes sur le territoire de la République. »

 

Cette proposition, qui émanait de MM. Baze, Leflô et de Panat, ne tarda pas à être modifiée par ses auteurs eux-mêmes, qui reculèrent devant l’idée d’investir les questeurs de pouvoirs exceptionnels. Le projet définitif portait :

 

« Sera promulguée comme loi mise à l’ordre du jour de l’armée, et affichée dans les casernes, la disposition de l’article 6 du décret du 11 mai 1848 dans les termes suivants :

 

Le président de l’Assemblée nationale est chargé de veiller à la sûreté intérieure et extérieure de l’assemblée.

 

Il a le droit de requérir la force armée et toutes les autorités militaires dont il juge le concours nécessaire.

 

Les réquisitions peuvent être adressées directement à tous les officiers, commandants et fonctionnaires, qui sont tenus d’y obtempérer immédiatement, sous les peines portées par la loi. »

 

Le projet de décret des questeurs était parfaitement constitutionnel. Le pouvoir exécutif avait reconnu antérieurement le droit de réquisition de la force armée par l’Assemblée dans les termes du décret précité du 11 mai 1848. L’année suivante, l’Assemblée avait pu, sans que le pouvoir exécutif y mit obstacle, ordonner que ce décret fut mis à l’ordre du jour de l’armée, imprimé et rendu public par tous les chefs de corps. On sait qu’en conséquence le décret avait été affiché dans les casernes de la garnison de Paris. Comment cette mesure, parfaitement justifiée dans un temps, et qui était d’ailleurs dans l’esprit d’une constitution qui n’avait pas prétendu subordonné le pouvoir législatif au pouvoir exécutif, pouvait-elle être considérée, en novembre 1851, comme une menace autorisant un coup d’Etat ?

 

Les adversaires du projet disaient :

 

« Dispenser l’Assemblée ou son président de demander des troupes au pouvoir exécutif; permettre à M. Dupin ou à tout autre de désigner les chefs des forces destinées à la garder ; chercher enfin dans cette disposition la consécration du droit revendiqué par les partis, du droit de réquisition directe, c’est outrager le bon sens et le pacte fondamental ; c’est dire que la Constitution aurait voulu exposer les soldats à recevoir de deux chefs différents des ordres contradictoires, ou, pis encore, c’était vouloir organiser l’anarchie et la guerre civile. »

 

Un tel langage eût pu se concevoir si la Constitution avait considéré les deux pouvoirs législatif et exécutif comme tellement indépendants qu’aucun d’eux ne fût soumis au contrôle de l’autre. Mais l’Assemblée, qui pouvait même user du droit de mettre le chef du pouvoir exécutif en accusation, aux termes de la Constitution, avait évidemment ce droit de contrôle et de surveillance ; elle représentait ainsi, dans le système constitutionnel, le premier pouvoir, la tête de la nation, et le pouvoir exécutif n’était que le bras chargé d’exécuter les ordres et les prescriptions émanant des délégués du souverain. L’immixtion du pouvoir législatif dans le domaine du pouvoir exécutif était donc un fait possible, prévu et légalement constitutionnel. Tout obstacle opposé par le pouvoir exécutif à ce jeu naturel des institutions républicaines était au contraire un empiétement et un coup d’Etat.

 

Ces observations, et nous en ajouterons encore quelques autres, n’ont d’autre objet que de prouver que l’Assemblée nationale se maintenait dans la légalité.

 

Les représentants de la Montagne crurent que la proposition des questeurs n’était au fond qu’un moyen pour la partie droite de l’Assemblée pour opérer une réaction blanche et se débarrasser du Président d’abord et de la gauche ensuite.

 

Les craintes de la part de la Montagne étaient-elles fondées ?

 

Sur la possibilité d’un coup d’Etat émanant de la partie royaliste de l’Assemblée, les avis sont partagés ; cependant il est à peut près certain que la droite avait l’intention de mettre en accusation le Président de la République aussitôt que celui-ci aurait tenté de se mettre au-dessus de la loi, et de donner ensuite la présidence au général Changarnier ; en cela, on doit le reconnaître, l’Assemblée était dans unie voie droite, puisqu’elle était décidée à n’user du droit qu’elle avait de mettre le ministère et le Président de la République en accusation que le jour où ce dernier serait sorti de la légalité.

 

Les écrivains bonapartistes vont plus loin ; ainsi, beaucoup affirment, et cela sans preuves, que la proposition des questeurs n’était au fond qu’un moyen pour l’Assemblée de compter ses forces avant de porter le dernier coup au chef du pouvoir exécutif ; d’après eux, si l’Assemblée avait voté le projet, il y aurait eu une séance de nuit dans laquelle ont eût décrété d’accusation les ministres alors présents et Louis-Napoléon lui-même. La majorité eût en même temps élevé le général Changarnier à la présidence, en remplacement de M. Dupin, peu fait pour occuper un poste périlleux. Le nouveau président se serait alors entouré immédiatement des troupes de ligne et des gardes nationales de Paris, de manière à rendre impossible toute tentative de la part du Président.

 

Nous n’hésitons pas à dire que la crainte d’un coup d’Etat par l’Assemblée était au moins absurde. En effet, comment la majorité de l’Assemblée qui aurait fait appel à la nation pour protéger la légalité, aurait-elle put en sortir elle-même ?

 

Pouvait-elle en même temps faire appel à l’union des partis contre des tentatives inconstitutionnelles, et compromettre cette union par des proscriptions que rien ne justifiait ?

 

Le Président de la République sentait bien que la proposition des questeurs était un coup qui devait mettre à néant toute tentative de coup d’Etat de sa part, il n’avait que deux partis à prendre : ou se soumettre à la majorité parlementaire ou essayer de la briser violemment, avant qu’elle n’eût pris des mesures propres à déconcerter ses mouvements. C’est ce dernier parti qu’il adopta.

 

L’élaboration de la proposition des questeurs au soir d’une commission parlementaire donna lieu à un incident qui modifia les dispositions d’une partie des représentants de la gauche. MM. de Thorigny, ministre de l’intérieur, et Saint-Arnaud, ministre de la guerre avaient déclaré devant les trente-deux membres de la commission, et le procès-verbal en faisait foi, qu’ils considéraient le projet des questeurs comme inopportun et d’ailleurs inutile, attendu que le décret du 11 mai 1848 n’avait pas cessé d’être en vigueur. Le procès-verbal contient en effet, la déclaration suivante de M. de Thorigny :

 

« Le décret existe, il est sous les yeux des troupes ; tous les droits contenus dans l’article 32 de la Constitution et dans le décret sont reconnus. Il est donc inutile d’aller au delà, et le vote de la proposition, dans le moment actuel donnerait lieu à des interprétations fâcheuses. »

 

Cependant, le lendemain même, MM. de Thorigny et Saint-Arnaud adressaient à la commission une lettre dans laquelle ils contestaient cet aveu.

 

« Je déclare donc, disait M. de Thorigny, que dans ma conviction le décret du 11 mai 1848 ne peut être considéré comme étant encore en vigueur, et je n’ai pas dit un mot qui puisse établir le contraire. »

 

La commission persiste néanmoins à défendre l’exactitude de son procès-verbal ; laissant au public à juger qui avait pu mentir avec tant d’impudence des trente-deux membres de la commission alors présents ou de MM. de Thorigny et Saint-Arnaud.

 

En conformité de la nouvelle attitude des ministres, le général Saint-Arnaud fit arracher dans toutes les casernes de Paris les copies du décret du 11 mai 1848 qui y étaient restées affichées depuis le 10 mai 1849.

 

C’était un véritable outrage à la dignité de l’Assemblée nationale et une déclaration de guerre. Un grand nombre de députés de la gauche le comprirent malheureusement ainsi et se séparèrent de leurs collègues de la Montagne. Tous, unanimement, avaient blâmé la proposition des questeurs dans laquelle ils ne voyaient qu’une misérable querelle suscitée par le dépit que causait à la majorité le projet de rétablissement du suffrage universel ; mais du moment que le Président de la République et ses ministres contestaient à l’Assemblée le droit de réquisition directe, les rôles étaient intervertis : l’agression venait évidemment du pouvoir exécutif. Aussi une grande partie de représentants républicains se rallièrent à la proposition des questeurs, tandis que les autres persistèrent à la repousser dans la crainte de prêter les mains à la dictature blanche du général Changarnier.

 

La droite n’était pas moins divisée entre les représentants liés à la cause de Louis-Napoléon, et qui se trouvaient plus ou moins dans la confidence de ses projets, bon nombre de conservateurs, façonnés aux habitudes monarchiques, habitués à voir dans le chef du pouvoir exécutif et non dans une Assemblée nationale le souverain pondérateur des droits, l’arbitre de tous, crurent qu’ils deviendraient factieux en votant avec les chefs de la coalition parlementaire. L’appoint de ces hommes de la plaine, unis aux Montagnards les plus avancés, devait décider la victoire de la présidence.

 

La discussion était fixée au 17 novembre.

 

M. Vitet, rapporteur de la commission, monta le premier à la tribune pour rappeler que si les conclusions du rapport étaient prises en considération, l’Assemblée serait invitée à nommer une commission pour statuer sur le fond.

 

M. Ferdinand de Lasteyrie prit ensuite la parole pour formuler un projet de transaction : il offrait le retrait de la proposition des questeurs, si le gouvernement consentait à reconnaître que le droit de réquisition de l’Assemblée résultait de l’article 32 de la Constitution. M. Vitet, au nom de la commission, se déclara prêt à accepter la proposition nouvelle.

 

Une telle modération eût embarrassé les ministres, s’ils n’avaient été décidés à accepter une lutte qui devait conduire au coup d’État.

 

Le général Saint-Arnaud se chargea d’exprimer l’avis du pouvoir exécutif sur la proposition des questeurs, sans répondre à la proposition nouvelle :

 

« Nous ne demandons pas aux auteurs de la proposition, dit-il, pourquoi ils ont choisi le moment où le calme le plus profond régnait dans le pays, et où le Message faisait appel au sentiment de conciliation, pour remettre en vigueur un décret de la Constituante, voté aux approches du 15 mai, peu de jours avant l’insurrection de juin.

 

Nous ne voulons examiner que la question légale.

 

La Constituante était un pouvoir souverain, absolu, et l’on conçoit que, pendant toute sa durée, le décret du 11 mai ait eu force de loi. Mais après la Constituante, ce décret, qui devint une partie de son règlement, fut abrogé de plein droit, puisque l’Assemblée législative, en faisant un règlement nouveau, ne l’a pas reproduit.

 

C’est donc dans la Constitution seule qu’il faut chercher les droits de chacun.

 

Or, que dit l’article 32 ?

 

L’Assemblée fixe l’importance des forces militaires établies pour sa sûreté et elle en dispose.

 

La proposition des questeurs a-t-elle pour objet de fixer l’importance des forces militaires ?

 

Nullement.

 

Elle demande, pour le président de l’Assemblée, un droit de réquisition directe, illimitée, absolue, sur l’armée tout entière, au lieu d’un droit limité à une force militaire déterminée par avance.

 

Aux termes du projet, il n’est plus un officier de l’armée qui ne puisse être requis directement par le président de l’Assemblée.

 

C’est là un empiétement véritable, contre lequel il est impossible de ne pas protester.

 

L’article 32 attribue à l’Assemblée, pour sa sûreté, la disposition des forces détachées dont elle aura préalablement déterminé l’importance. Ce droit, nul ne le consteste ; mais il faut le renfermer dans les limites prescrites par la Constitution.

 

Le Président de la République ne peut pas être dépouillé des attributions que les articles 19, 50 et 64 de la Constitution lui ont conférées.

 

Ces articles dérivent d’un principe fondamental, condition première des gouvernements libres, la séparation des pouvoirs.

 

Si vous adoptez la proposition des questeurs, si vous inscrivez dans un décret le droit absolu, illimité, de réquisition directe pour le président de l’Assemblée, vous faites passer dans sa main le pouvoir exécutif tout entier. (A droite : Non, Non ! A gauche : C’est vrai, c’est vrai !)

 

Ce droit qu’on demande pour lui ne serait pas seulement la violation du grand principe de la séparation des pouvoirs, ce serait aussi la destruction de toute discipline.

 

La condition essentielle de cette discipline, c’est l’unité du commandement. Or, le projet donne un nouveau chef à l’armée, le président de l’Assemblée législative. (Réclamations à droite.)

 

Maintenant, supposez une insurrection, des ordres contradictoires, puisqu’ils pourraient émaner de deux chefs différents ; que devient sa force, son action ? Là où il n’y a plus de principe d’unité dans le commandement, il n’y a plus d’armée. (Murmures à droite.)

 

Ainsi, inopportune, inconstitutionnelle, destructive de l’autorité militaire, la proposition accuse, malgré la modération du langage, une méfiance injuste envers le pouvoir exécutif ; elle répand l’anxiété dans le pays, l’étonnement dans les rangs de l’armée.

 

Au nom du salut du pays, nous vous demandons de ne point prendre ce projet en considération. »

 

Le générai Leflô, l’un des questeurs, répondit qu’il était impossible, en principe, de contester à l’Assemblée législative un droit reconnu à l’Assemblée constituante ; que ce droit était sans limites, il est vrai, mais que l’Assemblée n’userait jamais de ce droit dans toute son étendue, en présence d’un pouvoir exécutif qui se renfermerait lui-même dans les limites de la Constitution. L’honorable général protesta contre l’assertion du ministre de la guerre, que la proposition des questeurs troublerait la discipline militaire, comme si l’obéissance aux lois pouvait constituer un état de désordre.

 

Le colonel Charras, représentant de la gauche républicaine, monta à son tour à la tribune pour exposer les sentiments qui le séparaient de la majorité.

 

Le lieutenant colonel Charras

« Messieurs, dit-il, en commençant ce que j’ai à vous dire sur la grave question qui est soulevée devant vous, je tiens à faire une déclaration, c’est que, jusqu’au moment où j’ai lu, à la suite du rapport de la Commission, la déclaration ou plutôt la rétractation faite par MM. les ministres, jusqu’au moment où j’ai lu que le pouvoir exécutif, par l’organe de MM. les ministres de la guerre et de l’intérieur, niait à l’Assemblée le droit de pourvoir à sa souveraineté, à la défense de cette souveraineté comme elle l’entend, j’ai changé d’opinion. Avant, j’aurais voté contre la proposition de MM. les questeurs ; aujourd’hui, et après la déclaration renouvelée à cette tribune par M. le ministre de la guerre, je déclare que je voterai pour la proposition des questeurs. (Marques assez générales d’étonnement.)

 

Jusqu’ici le droit de réquisition directe n’avait jamais été contesté à l’Assemblée, j’en atteste les souvenirs de M. Odilon Barrot, qui a reconnu ce droit ; jusqu’à ce jour, ce droit de réquisition n’avait pas été contesté par le gouvernement de M. Bonaparte, président de la République. Aujourd’hui on le conteste de la manière la plus formelle… Sur la question de principe ainsi posée L’Assemblée à laquelle le peuple français a délégué le pouvoir législatif a-t-elle, oui ou non, le droit de se sauvegarder comme elle l’entend, comme elle le croit bon, comme elle le croit nécessaire, comme elle le croit indispensable ? Sur cette question ainsi posée, sur ce terrain, je crois qu’il ne peut se produire le moindre dissentiment dans cette Assemblée, si ce n’est sur les bancs du ministère.

 

Cette majorité qui, jusqu’ici, avait laissé passer presque sans contestation les faits les plus considérables, les faits, je le dirai, les plus scandaleux (Marques d’approbation sur plusieurs bancs de la gauche) qui se sont accomplis, je n’ai pas besoin de dire où, ni comment. Si le moindre doute s’élevait ici, je citerais quelques noms, Satory… (Approbation, à gauche. —Rumeurs sur quelques bancs). Comment ! Il n’est pas inouï d’avoir vu des officiers, ceux qui avaient poussé ces cris inconstitutionnels, ces cris factieux, devenir l’objet de faveurs non moins scandaleuses ? (A gauche : C’est vrai ! c’est vrai !)

 

« Eh bien, je dis, pour moi qui suis très-attentivement tous les mouvements qui se font dans la tête et dans le corps même de l’armée de Paris, je dis que ce sont les hommes qui ont éclaté en actes de dévouement à la personne du Président de la République, et, je dirai plus, peut-être dans leur haine pour la République, ce sont ces hommes qu’on appelle à Paris, auxquels on confie les plus hautes positions ; je dis qu’à l’heure qu’il est, dans les salons…, je ne dirai pas lesquels, tout le monde le devine, on parle, avec un laisser-aller inimaginable, de quoi ? De fermer les portes de cette Assemblée, et de proclamer ce que vous savez. (Exclamations diverses. Sourires et dénégations au banc des ministres.)

 

M. Michel (de Bourges) et plusieurs autres membres de la gauche : Les salons ne font pas les peuples !

 

M. Charras.— Jusqu’à ce qu’il y ait une réponse dans le sens contraire à celle qui a été faite par M. le ministre, je regarde comme constant que le droit de l’Assemblée a été nié formellement. (M. le ministre fait un signe de dénégation.)

 

Il ne faut pas jouer ici sur les mots et dire que vous reconnaissez à l’Assemblée un droit en théorie, lorsqu’en fait vous venez dire que vous ne le reconnaissez pas. Quant à la question d’opportunité de la proposition, je vous l’ai déjà dit, pour moi elle résulte tout entière de la déclaration faite par le gouvernement ; elle est là, elle n’est pas ailleurs.

 

Un membre. — L’ennemi est dans les rangs de la majorité.

 

M. Charras. — On me dit que l’ennemi est là (la droite). Il est bien ailleurs aussi.

 

M. Mathé. — Le plus dangereux est là (la droite).

 

M. Charras. — Non, je le dis en terminant, je ne crois pas que la majorité soit un danger plus sérieux pour la Constitution et pour la République dans les termes où est posée la question maintenant, que le Président qui siège à l’Elysée ; non, je ne crois pas qu’il vienne de sa part un danger plus immédiat, un danger plus imminent que celui qui peut venir de l’endroit que j’ai indiqué. (Rires.)

 

Mais la majorité se trouve sur le terrain du principe constitutionnel, sur le terrain de l’indépendance des assemblées. La majorité, à mon sens, est dans le vrai. C’est pour cela que je voterai avec elle. »

 

Michel (de Bourges) prit la parole après Charras. Il somma les auteurs de la proposition de dénoncer hautement les complots du pouvoir exécutif.

 

« Il s’agit de périls théoriques, dit-il. Savez-vous quand vous les avez découverts ? Vous les avez découverts le 4 novembre, lorsqu’on a retiré la loi du 31 mai. Voilà le péril : le péril, c’est que la monarchie est menacée ; c’est que la République commence à être inaugurée, voilà le péril. (Bruyants applaudissements à gauche.) Vous avez peur de Napoléon Bonaparte, et vous voulez vous sauver par l’armée. L’armée est à nous, et je vous défie, quoi que vous fassiez, si le pouvoir militaire tombait dans vos mains, de faire un choix qui fasse qu’aucun soldat vienne ici pour vous contre le peuple.

 

Non, il n’y a point de danger, et je me permets d’ajouter que s’il y avait un danger, il y a aussi une sentinelle invincible qui vous garde ; cette sentinelle, je n’ai pas besoin de la nommer, c’est le peuple. » (Vifs applaudissements à gauche.)

 

M. Vitet interrompit Michel de Bourges par la provocation suivante :

 

« Vous me demandez où est le péril ? Eh bien ! il est dans cette alliance avec celui que vous protégez ! »

 

Ce mot imprudent souleva d’immenses clameurs, car il tendait à faire croire que la proposition des questeurs était dirigée aussi bien contre la gauche républicaine que contre le Président.

 

« Vous l’avouez donc, dit M. Schoelcher, la proposition est dirigée contre nous, et vous voulez que nous la votions ! »

 

Charras vint même dire qu’il était venu dans l’intention de voter le projet, mais qu’il se rétracterait s’il devait atteindre une fraction des mandataires du peuple.

 

« Non, non, jamais ! » s’écria M. Vitet ; mais le coup était porté, et les suites d’une parole imprudente étaient irréparables.

 

M. Crémieux s’exprima dans le même sens :

 

« Votre loi ne dit pas tout ce qu’elle renferme. Demandez à la majorité ce qu’elle fera, lorsque le président de l’Assemblée aura le droit de réquisition directe. Dites nettement ici tout ce qu’on dit ailleurs. Quant à nous, la Constitution nous suffit. »

 

M. Thiers essaya de réparer la faute commise par M. Vitet, et faisant descendre la question du domaine de la théorie dans celui des faits :

 

« Voici, dit-il, la cause de la proposition. Si elle a été présentée, c’est parce que la récente circulaire de M. le général Saint-Arnaud, s’écartant de celles de ses prédécesseurs, parle aux soldats de la discipline, et omet de faire mention de l’obéissance aux lois. Approuvez-vous que M. le ministre de la guerre, parlant de l’obéissance, parlant de la discipline, ne parle pas du respect dû aux lois ? Tel a été le but de la proposition. »

 

Ces paroles changeaient le terrain du débat. De bruyantes interruptions, parties des bancs de la Montagne, couvrirent la voix de l’orateur et l’obligèrent à descendre de la tribune.

 

Le général Saint-Arnaud adressa la réponse suivante à M. Thiers :

 

« On me reproche de n’avoir pas rappelé à l’armée le respect des lois et de la Constitution. Ce ne sont plus mes paroles que l’on interprète, c’est mon silence.

 

Messieurs, je sais respecter les lois, et je suis de ceux qui savent les faire respecter, par mes actes plus que par mes paroles. Mais le soldat n’est pas juge de la loi. Je n’ai trouvé ni utile ni digne de recommander à des chefs le premier de tous les devoirs… Je n’ai pas songé à faire descendre la loi des hauteurs où elle réside, dans un ordre du jour, pour l’y placer dans une hypothèse de violations qui n’est pas acceptable. L’obéissance aux lois, c’est le principe vital de toute société. Qui donc en doute ?…

 

M. le rapporteur vous a dit qu’il ne fallait pas d’équivoque ; je suis de son avis. Il faut que l’Assemblée accepte ou rejette la proposition. L’Assemblée est complètement maîtresse de fixer l’importance des forces qu’elle entend consacrer à sa garde ; mais pour en disposer, ce qui ne lui sera jamais refusé, elle doit passer par la hiérarchie[1]. »

 

Jules Favre monta à la tribune pour défendre le droit de réquisition directe, mais en niant que ce droit eût besoin d’être reconnu par une loi nouvelle :

  Jules Favre

« Il arrive, dit-il, que le pouvoir exécutif vous conteste ce droit. Qu’avez-vous à faire ? L’affirmer par une loi nouvelle ? Quoi ! messieurs, s’il plaît au pouvoir exécutif de contester l’autorité des lois, il faudra que vous les refassiez ? Le moyen de sortir d’une pareille difficulté, c’est d’ordonner l’exécution de la loi.

 

Requérez demain, et vous verrez que le pouvoir exécutif cédera. Et s’il ne cède pas, il sera mis en accusation. (Agitation en sens divers.)

 

De deux choses l’une, ou vous croyez que le pouvoir exécutif conspire : accusez-le ; ou vous feignez de croire qu’il conspire, et c’est que vous conspirez vous-mêmes contre la République, et voilà pourquoi je ne vote pas avec vous. »

 

La discussion semblait épuisée, quand le général Bedeau la raviva, en demandant s’il était vrai que le décret du 11 mai 1848, affiché dans les casernes, eût été récemment enlevé, par ordre de la présidence. Un tumulte indescriptible accueillit cette question.

 

« Il est vrai, répondit le ministre de la guerre, que le décret avait été affiché. Il n’existait, lors de mon entrée au ministère, que dans très-peu de casernes. Mais en présence de la proposition des questeurs, et comme il y avait doute si ce décret devait être exécuté, pour ne pas laisser d’hésitation dans les ordres donnés, je dois le déclarer, j’ai ordonné qu’on le retirât. »

 

A cette révélation inattendue, des cris violents accueillirent le ministre ; les interpellations les plus énergiques s’échangèrent entre les représentants, d’un banc à l’autre. La gauche était vraiment hésitante ; des députés de la majorité avaient envahi les bancs de la Montagne pour décider leurs collègues à s’associer au vote de la proposition. Les conservateurs, au contraire, entouraient le banc des ministres comme pour leur demander un mot d’ordre :

 

« Faites ce que vous voudrez, messieurs, leur répondit M. de Thorigny, nous sommes prêts à tout. »

 

A ces paroles, dites avec calme, rapporte M. Granier de Cassagnac, les interlocuteurs se regardèrent, et, sûrs de ne pas mettre leur courage au service d’un gouvernement timide, ils allèrent voter résolument[2].

 

M. de Morny, qui avait un rôle à jouer près du président, dans le cas où l’Assemblée adopterait la proposition des questeurs, sortit avant le vote ; le général Saint-Arnaud se leva et se penchant à l’oreille de M. de Thorigny, lui dit :

 

« Si je sortais, à tout événement ?

 

Oui, répondit le ministre de l’intérieur ; sortez, nous resterons jusqu’à la fin. »

 

Le général de Saint-Arnaud se leva aussitôt de son banc, et sortit, en effet, après avoir adressé un regard significatif au général Magnan, commandant en chef de l’armée de Paris, qui assistait à la séance, et qui se trouvait avec M. de Maupas, préfet de police, dans une tribune. Comme il arrivait près de la porte de la salle, le ministre de la guerre répondit en riant à un collègue qui s’étonnait de le voir parti avant le vote :

 

« On fait trop de bruit dans cette maison ; je vais chercher la garde. »

 

Et il y allait, comme il le disait.

 

En ce moment, un officier du 49ede ligne se faisait ouvrir la tribune où était le général Magnan, et le frappant doucement sur l’épaule :

 

« Sortez bien vite, lui dit-il, l’ordre vient d’être donné de vous arrêter[3]. »

 

Le général se leva sur-le-champ, ainsi que M. de Maupas, et tous deux se rendirent au quartier-général de l’armée de Paris, aux Tuileries. Le ministre de la guerre venait d’y arriver avant eux pour accomplir les dernières dispositions ; et ils allèrent prendre les ordres suprêmes à l’Elysée[4]. »

 

Le vote sur la proposition des questeurs donna les résultats suivants : sur sept cent huit votants, trois cents se prononcèrent pour la prise en considération, et quatre cent huit contre la proposition ; c’était une majorité relative de cent huit voix.

 

La gauche de l’Assemblée eût certainement modifié ce résultat par son unanimité ; car cent cinquante républicains au moins repoussèrent la proposition. On remarqua que les représentants républicains appartenant à l’armée votèrent tous pour la proposition. Certes, l’opinion particulière du général Cavaignac, du colonel Charras, des capitaines Bruckner, Millotte, Tamisier et du lieutenant Valentin, que leur profession mettait journellement en rapport avec les autres officiers de l’armée, n’était point à dédaigner de leurs collègues de la Montagne. Grévy, l’auteur du fameux amendement contre l’établissement d’un pouvoir exécutif indépendant, auquel les circonstances donnaient enfin raison, Pascal Duprat, Marc Dufraisse, etc., émirent le même vote.

 

Pendant toute cette journée, le Président de la République se tint prêt à marcher sur la Chambre, dans le cas où la proposition serait pris en considération. Depuis le matin, il portait même son pantalon garance, pour pourvoir revêtir au plus vite l’uniforme de général. Deux régiments déroutés se tenaient prêts dans leurs casernes ; trois cent cinquante gardes nationaux du 2e bataillon de la 1ère légion, commandés par les chefs de bataillon Vieyra et Ledieu, s’étaient offerts aussi à marcher contre la Chambre.

 

Le coup d’État du 17 novembre 1851 eût été un 18 brumaire ; reste à savoir si l’on aurait réussi.

 

« Pendant toute la durée de la discussion[5], le Président de la République resta à l’Elysée, en compagnie de M. Mocquart. Le prince était calme et attendait avec aussi peu d’anxiété que d’impatience le dénouement de la journée. A l’arrivée du ministre de la guerre, de M. le comte de Morny et Edgar Ney, le prince se montra résolu. Des ordres immédiats allaient être expédiés, lorsque M. Rouher vint apporter à l’Elysée le résultat du vote. Le Président ne montra aucune émotion, et il se contenta de dire avec la plus complète indifférence à tous ceux qui l’entouraient :

 

« Ça vaut peut-être mieux. »

 

Il est donc bien établi que le vote de la proposition des questeurs eût précipité les événements et mis aux prises, dans la journée du 17 novembre, l’Assemblée nationale et le Président de la République.

 

Là était le danger, et la gauche républicaine fut aussi imprudente en repoussant les avances de la majorité, que celle-ci l’avait été en s’opposant au rétablissement du suffrage universel. Sans doute une lutte violente eût éclatée ; mais le succès pouvait-il en être douteux ?

 

Le peuple de Paris, immédiatement rallié autour des mandataires de la nation, n’eût-il pas fait reculer les généraux qui eussent osé faire une tentative contre l’Assemblée ? Le tocsin, dont la voix ne se fit pas entendre dans la journée du 2 décembre, eût aussitôt retenti, et la garde nationale appelée à dire le dernier mot. Les généraux Lamoricière, Leflô, Cavaignac, Bedeau, Changarnier et Charras eussent vraisemblablement contrebalancé, auprès de l’armée, l’influence des hommes nouveaux qui avaient pris la direction du parti bonapartiste.

 

Les conséquences du vote de l’Assemblée nationale étaient ainsi déduites par le Journal des Débats. On y lisait, dans le numéro du 18 novembre :

 

« Interrogez quiconque a assisté à cette scène, pour laquelle nous voudrions qu’on eût déclaré le huis-clos ; tous vous diront que jamais, à aucune des époques les plus tumultueuses et les plus orageuses, l’Assemblée n’a présenté une plus désolante image du désordre. Dans les batailles rangées, où chacun se serre et combat autour de son drapeau, il y a du moins de la grandeur et quelque chose qui élève les âmes, et la défaite est aussi noble que la victoire ; mais ce qu’on a vu hier, ce n’était point une lutte, c’était l’anarchie générale, c’était le chaos, c’était la dissolution.

 

Nous ne craignons pas les coups d’État. Non ; nous ne nous attendons pas à des tentatives de violence et d’usurpation[6]. Nous n’avons point cette crainte, et ce qu’il y a de plus triste, c’est que nous en sommes à regretter de ne pas l’avoir. Mais pourquoi les ennemis du pouvoir parlementaire, s’il y en a, iraient-ils compromettre par des violences inutiles une oeuvre qui s’accomplit si complaisamment sans eux ? Pourquoi tenteraient-ils les hasards d’un conflit avec l’Assemblée, quand l’Assemblée travaille avec une activité si fébrile et si fatale à sa propre ruine ?

 

« Nous ne pouvons songer sans une inquiétude profonde à l’impression que produira dans le pays la séance d’hier. Comment voulez-vous que cette malheureuse nation qui se sent sur le bord de l’abîme, qui ne se voit pas de lendemain, qui marche dans la nuit et demande sa route à ceux qui sont à sa tête, comment voulez-vous, quand elle regarde en haut et y voit cet affreux désordre, qu’elle ne désespère pas de la liberté, et ne se jette pas dans les premiers bras qui lui paraîtront un refuge ?

 

Oui, c’est vrai, le pouvoir exécutif paye cher son triomphe, puisqu’il ne le doit qu’à ses ennemis, à la Montagne. Mais le Président ne peut-il pas répondre, à son tour, que la minorité, composée principalement de conservateurs, a recherché, demandé, quêté ce concours, qu’elle lui reproche d’avoir accepté ? »

 


[1] En relisant cette phrase nous ne comprenons pas qu’en l’entendant, l’Assemblée n’ait pas bondi d’indignation, et n’ait pas décrété immédiatement d’accusation le ministre assez audacieux pour avoir osé la prononcer. Quoi ! l’Assemblée, émanation suprême du peuple souverain, devait passer par la hiérarchie pour exercer les droits qu’elle tenait de la Constitution ! Mais, hélas, cette malheureuse Assemblée composée en majeure partie de gens aspirant à la monarchie n’ayant aucunement le sentiment de la situation, flottait dans l’indécision et par sa mollesse justifiait à l’avance le coup d’Etat qui devait, en la dissolvant, renverser la République.

 

[2] L’aveu de M. Granier de Cassagnac est précieux à enregistrer.

 

[3] Nous ne pouvons admettre ce propos que MM. Mayer, Granier de Cassagnac mettent dans la bouche de cet officier.

 

[4] Granier de Cassagnac, Histoire de la chute de Louis-Philippe, pp. 340 et 341

 

[5] Véron, Mémoires d’un Bourgeois de Paris, p. 165 et 166.

 

[6] L’auteur de l’article était peu perspicace. Pour tout le monde dans Paris, le rejet de la proposition des questeurs fut considéré comme une abdication de la part de l’Assemblée.