LE COUP D’ETAT DE 1851
LE COUP D’ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE 1851
PAR LES AUTEURS DU DICTIONNAIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE [Joseph Décembre et Edmond Allonier]
3e ÉDITION PARIS 1868
DÉCEMBRE-ALONNIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR III.
Ministère du 24 janvier 1851. — Demande d’indemnité en faveur du Président. — Des Conseils généraux demandent la révision de la Constitution. — M. de Morny sonde les dispositions de la majorité. — Loi sur la déportation.
Le nouveau ministère, constitué le 24 janvier 1851, déposa une demande de 1,800,000 francs de crédit supplémentaire pour frais de représentation de la présidence ; jamais demande ne fut plus mal accueillie par la majorité.
« La Chambre, disaient publiquement les représentants, n’accordera au prince Louis-Napoléon ni un jour, ni un écu. »
Les partisans du Président ne contestaient pas les embarras pécuniaires de Louis-Napoléon ; la plupart de ses amis n’étaient pas eux-mêmes en état de le soutenir. Ceux-ci disaient volontiers qu’un supplément de crédit était nécessaire au Président pour secourir de vieux soldats et distribuer des aumônes aux malheureux[1]. Bien que les divers partis donnassent ainsi le spectacle de leur division, on s’attendait généralement à les voir se rapprocher sur le terrain de la révision de la Constitution de 1848, que l’article 3 de la Constitution autorisait, à la condition que la révision fût admise à la majorité des trois quarts des votants.
Personne n’ignorait que la minorité républicaine serait franchement hostile à cette mesure, et que le nombre de ses membres suffirait pour faire rejeter la demande ; mais il importait aux intéressés de montrer au moins qu’ils réunissaient une majorité imposante dont l’autorité aurait peut-être suffi pour autoriser certaines mesures inconstitutionnelles, présentées avec un caractère de salut public.
Les conseils généraux des départements formulèrent des voeux sur le même objet ; un grand nombre proposèrent directement l’augmentation du traitement et la prolongation des pouvoirs du Président de la République.
Les employés des différentes administrations chauffèrent dans le même but les populations des campagnes. Plus d’un million de signatures furent ainsi obtenues par des moyens qui échappaient à tout contrôle, et que les journaux du temps relevèrent de manière à faire douter de l’authenticité de ces signatures. Quatre cent mille signataires seulement demandaient expressément la prolongation des pouvoirs présidentiels.
Alors que ces faits se manifestaient, la crainte d’un coup d’Etat était entretenue dans le public. Bien peu croyaient que ce coup d’État pût venir de la majorité de l’Assemblée nationale. Une telle entreprise demandait un secret rigoureux qu’on ne pouvait attendre de la part de représentants unis contre la présidence, mais divisés entre eux sur la forme du gouvernement à substituer à la République.
Le Président ne trouvait-il pas, à certaines heures, des flatteurs et des complaisants, même parmi certains chefs de la majorité qui passaient pour les plus hostiles à sa personne ?
Vers la fin de 1850, M. le comte Molé n’était-il pas venu dire au Président :
« Prince, la Commission de permanence veut vous faire arrêter ; des propositions m’ont été faites, que j’ai repoussées avec indignation, et j’ai dit que je vous préviendrais. »
On devait, ajoute M. de Céséna, mettre le prince à Vincennes ; le général Changarnier allait être proclamé chef du pouvoir exécutif par la Commission de permanence, en attendant la convocation de l’Assemblée, et ensuite on espérait s’entendre pour faire une restauration[2].
Quoi qu’il en soit, la présidence et la majorité semblaient d’accord pour poursuivre la révision de la Constitution, afin de parer à ce qui était considéré de part et d’autre comme un danger : la consolidation de la République par le renouvellement régulier de l’Assemblée législative.
M. le comte de Morny fut chargé par le Président de sonder les dispositions des chefs de la majorité, et eut, à cet effet, une conférence dans un des bureaux de la Chambre avec MM. Molé, de Broglie et Berryer. Il proposa la prorogation des pouvoirs présidentiels, par la révision de la Constitution.
« Tout cela, Messieurs, dit-il, peut se faire avec vous, sans vous et même contre vous. Est-il un seul parti, en France, qui compte des chances certaines ? Ce qui manque à la France, ce ne sont pas les prétendants ! Nous en avons trois, nous avons ici chacun le nôtre ! Mais avant de songer à rien faire de stable et de définitif, il faut rétablir le respect de la monarchie, de l’autorité, la discipline, les croyances. Pour accomplir ce miracle, je ne vois que le prince Louis-Napoléon, dont le nom est une puissance, dont l’éducation et les sentiments sont une garantie : il est là, disponible. Ce changement de nos moeurs politiques et de nos institutions, en nous entendant tous, se fera sans secousse ; avec le concours des modérés, il aura sa limite ; tandis que sans vous on peut aller plus loin que vous ne le voudrez ; réfléchissez-y ! La Chambre elle-même, fort discréditée dans l’opinion publique, n’a point d’avenir.
« La révision de la Constitution et la prorogation des pouvoirs du Président, proposées et soutenues par vous, c’est-à-dire par les honnêtes gens de tous les partis, sont un coup d’État facile ; pas de crise pour le pays, pas de sang répandu ; l’opinion publique applaudirait certainement à cette courageuse entreprise. »
M. Louis Véron, qui nous fournit ces détails, ajoute :
« Si je suis bien informé, M. le duc de Broglie aurait refusé de se prêter à de pareils projets, estimant que l’Assemblée législative, touchant bientôt à l’expiration de ses pouvoirs, n’aurait ni assez de résolution, ni assez d’énergie, ni assez d’autorité pour accomplir un pareil acte.
Si je suis biens informé, M. Berryer n’aurait point regardé cette transaction comme possible.
Un coup d’État, qu’il vienne du Président de la République ou même de la Chambre, ça ne se prépare pas, ça se fait un beau matin sans avertir personne[3]. »
D’autres projets succédèrent à celui-ci. L’un des plus curieux fut celui qu’appuyèrent plus de soixante députés de la majorité, et qu’ils s’engagèrent même à proposer à l’Assemblée législative.
La Constitution devait être modifiée, en dehors des voies constitutionnelles, par l’Assemblée législative dans les termes suivants :
« Le Président est déclaré rééligible.
Le pouvoir législatif sera divisé en deux chambres ; L’Assemblée législative organisera les pouvoirs des deux chambres et votera la loi électorale.
Ces modifications seront ratifiées par le suffrage universel. »
Il était convenu entre les partisans de ce projet, que si l’Assemblée nationale hésitait à lui donner force de loi, ils donneraient leur démission de représentants et iraient se rallier autour du Président de la République, qui serait alors tenu de se prononcer. On ne vit pas sans étonnement M. Montalambert soutenir la proposition.
« Vous défendez ce projet, lui dit M. Daru, l’un des vice-présidents de l’Assemblée législative, et s’il était voté, avant quinze jours vous vous repentiriez de l’avoir fait réussir. »
Quoi qu’il en soit, plusieurs de ceux qui entraient dans ces vues se promettaient bien de ne pas appuyer le Président de la République dans ses projets quoiqu’ils admissent en principe la rééligibilité. Ils ne voyaient dans la combinaison proposée qu’un moyen d’en finir avec la Constitution républicaine, sauf à compter ensuite avec les événements imprévus ou même avec la pression de l’opinion publique, pour le choix d’un nouveau souverain.
Le refus du Président de la République fit échouer ce projet ; il préférait exécuter le coup d’Etat sans le concours de la majorité qui renfermait trop de personnages hostiles à ses vues personnelles et même contre cette majorité. L’abrogation de la loi électorale du 31 mai était d’ailleurs l’arme dont il voulait se servir contre l’autorité législative ; il gagnait ainsi l’appui de tous ceux qui n’écoutaient que leurs ressentiments contre une Assemblée discréditée et éminemment impopulaire. Néanmoins, le chef du pouvoir exécutif et l’Assemblée législative, jugeant nécessaire de se ménager mutuellement, tant qu’ils n’auraient pas pris de grandes mesures pour réduire les républicains à l’impuissance, essayèrent encore leur force contre les Montagnards et éprouvèrent une fois de plus leur patience. La loi de déportation à Noukahiva fut votée, et appliquée aux condamnés de Lyon, quoiqu’ils fussent couverts par le principe de non-rétroactivité.
Ces derniers faits se passaient en août 1851.
[1] Véron, Mémoires d’un Bourgeois de Paris, t. VI, p. 127
[2] Histoire d’un Coup d’Etat, par Bélouino, p. 48.
[3] Véron, Mémoires d’un Bourgeois de Paris, t. VI, pages 142 et 143.
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