La résistance des républicains au coup d’Etat

article paru dans Claude Latta, Les résistances au coup d’Etat du 2 décembre 1851, Montbrison, Village de Forez, 2002 (commander cet ouvrage)

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La résistance des républicains au coup d’état du 2 décembre 1851

150e anniversaire

 

 par Claude Latta

 

première partie

Le coup d’état du 2 décembre 1851 est un événement en grande partie oublié. Encore plus méconnue et oubliée la résistance qu’opposèrent quelques dizaines de milliers de républicains à ce coup d’état. La commémoration de la résistance au coup d’état, pourtant inscrite officiellement dans les célébrations nationales de l’année 2001[1], a d’ailleurs été très discrète au niveau national. Il n’y a eu, sauf erreur, aucune cérémonie à laquelle aurait participé le président de la République ou le premier ministre. Sur le plan historique, un colloque national a, certes, eu lieu à Lyon du 28 novembre au 1er décembre 2001, organisée par la Société d’Histoire de la Révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle qui a aussi publié, par ailleurs, un numéro spécial de la Revue du XIXe siècle[2]. Aucun article n’a paru dans Le Monde qui fait souvent une place importante aux anniversaires historiques. Un seul ouvrage, celui de Gonzague Saint-Bris[3], a été publié par une maison d’édition nationale ; l’ouvrage, de seconde main, fait peu de place à l’étude des résistances provinciales au coup d’état.

Cependant la mémoire de la Résistance était restée vive dans les départements du sud-est de la France où elle prit parfois les allures d’une véritable révolution armée. L’Association pour le 150e anniversaire de la résistance au coup état du 2 décembre 1851 (Association 1851-2001, devenue aujourd’hui Association 1851 pour la mémoire des Résistances républicaines) présidée par René Merle, a heureusement, depuis quatre ans, multiplié colloques, manifestations, commémorations dans le Var, les Alpes-de-Haute-Provence, la Drôme, l’Ardèche, le Vaucluse. Un Bulletin, très étoffé, a eu 20 numéros. Quatre ouvrages ont été publiés[4] et un site internet a fait mieux connaître les études faites. L’étude et la célébration de cette résistance républicaine se sont appuyées sur les militants locaux en quête de racines, les descendants des proscrits, les historiens régionaux. Toute une mémoire a alors ressurgi, donnant à tous la fierté de leur histoire et le désir de mieux la connaître.

C’est dans la double optique de l’histoire et de la mémoire que se situe cette étude : rappel modeste qui étudie le sujet au niveau national, tout en l’éclairant des apports récents de la recherche et de quelques faits de l’histoire forézienne ou vécue par des Foréziens et qui sont présentés dans des encarts qui accompagnent le texte général. Les arrestations opérées à Montbrison, Sury-le-Comtal et Boën, dans une région où il n’y avait pas eu de soulèvement, nous montrent bien que Louis-Napoléon Bonaparte voulut frapper l’ensemble du parti républicain. Les arrestations d’Eugène Baune, président de la « Montagne » à l’Assemblée nationale et de son frère Aimé Baune, dans la nuit du 1er au 2 décembre 1851, mais aussi le rôle joué par Victor Fialin de Persigny dans la préparation du coup d’état nous rappellent que des Foréziens furent acteurs de cette histoire au niveau national et montrent quelle était la division des Français.

Il était impossible de parler de la résistance au coup d’état sans dire comment et pourquoi le coup d’état avait eu lieu et avait finalement réussi. C’est ce que nous avons fait dans les 1ère et 2e partie avant de développer davantage l’étude d’une résistance occultée par le second Empire en analysant les formes prises par cette résistance et les causes de son échec. L’étude de la mémoire du coup d’état nous invite encore à réfléchir sur la transmission de la mémoire collective.

 

 

I. La situation politique

La fin de l’illusion lyrique de 1848

 

Le 24 février 1848, les barricades parisiennes ont renversé la monarchie de Juillet, le régime de Louis-Philippe. Un gouvernement provisoire qui compte parmi ses membres Lamartine, Louis Blanc et François Arago, est acclamé à l’hôtel de Ville de Paris, haut lieu de toutes les révolutions parisiennes. La République est proclamée. Une ère nouvelle semble s’ouvrir : proclamation du suffrage universel, suppression de l’esclavage dans les colonies (Victor Schoelcher), suppression de la peine de mort en matière politique (on brûle la guillotine sur la place publique), proclamation du droit au travail et journée de 10 heures…

L’illusion lyrique est de courte durée : l’assemblée constituante qui est élue en avril comporte surtout des républicains modérés alors que les républicains avancés et les socialistes sont minoritaires ; lors des journées de Juin 1848 c’est l’écrasement de l’insurrection des ouvriers parisiens révoltés par la suppression des ateliers nationaux : 3 000 ouvriers gisent sur le pavé parisien et les pleins pouvoirs sont donnés au général Cavaignac – républicain mais homme d’ordre – qui vient de mater l’insurrection de Juin 1848. La république a réprimé l’insurrection ouvrière plus durement que les insurrections républicaines ne l’avaient été par Louis-Philippe : il y a là un fait essentiel pour comprendre pourquoi les résistances au coup d’état n’ont pas été plus fortes à Paris en 1851.

Les révolutions qui s’étaient produites partout en Europe (Italie, Allemagne, Pologne, Hongrie) sont progressivement écrasées. C’est la fin du « printemps des peuples ».

 

 

La Constitution de 1848

L’assemblée constituante avait élaboré une constitution qui fut proclamée en novembre 1848. Elle établissait un régime présidentiel :

§         Le président de la république était élu au suffrage universel pour un mandat de quatre ans non renouvelable immédiatement. Le débat avait été vif entre les partisans d’une élection au suffrage universel (Lamartine) et ceux qui souhaitaient une élection par l’assemblée (Jules Grévy). L’existence d’un président de la république était une innovation inspirée de la constitution des Etats-Unis : existence d’un président de la République, désignant les ministres mais qui n’était pas lui-même responsable devant l’assemblée. L’assemblée ne pouvait pas renverser le président mais le président ne pouvait pas la dissoudre. On n’avait pas prévu de solution s’il y avait conflit entre le président et l’assemblée. C’était l’établissement d’un régime présidentiel, accentué encore par son application. La constitution avait prévu aussi la responsabilité des ministres devant l’assemblée, mais de façon peu explicite[5] et sans préciser les modalités d’un vote de défiance provoquant la chute du gouvernement. L’assemblée renonça, de facto, à renverser les ministres désignés par le président de la république et responsables devant lui.

§         Le pouvoir législatif était confié à une assemblée législative unique élue aussi au suffrage universel, direct et secret, pour trois ans. L’assemblée était élue au scrutin de liste départemental. Les députés devaient avoir au moins 25 ans. Ils touchaient une indemnité de 25,00 F. par jour de session parlementaire : mesure démocratique parce qu’elle permettait désormais à tous de siéger au Palais-Bourbon ; mais le montant de cette première forme d’indemnité parlementaire parut exorbitant et la rendit impopulaire parmi les ouvriers.

 

Louis-Napoléon Bonaparte, président de la république

 

Le président de la république fut élu le 10 décembre 1848. Mais il était dit dans la Constitution que l’élection aurait lieu au mois de mai « dans la quatrième année qui suit l’élection » ; le premier renouvellement se ferait donc en mai 1852 et le mandat du premier président de la République ne serait donc que de trois ans et demi.

Louis-Napoléon Bonaparte, élu député en 1848 lors d’une élection partielle, était le neveu de l’empereur Napoléon Ier, le fils de Louis Bonaparte, qui avait été roi de Hollande, et d’Hortense de Beauharnais. Il posa sa candidature à la présidence de la république. Il avait comploté contre Louis-Philippe et tenté deux fois de prendre le pouvoir, en 1836 à Strasbourg et en 1840 à Boulogne : emprisonné au fort de Ham, il s’était finalement évadé. Il était en grande partie un inconnu pour les Français mais il sut jouer des ambiguïtés de sa candidature qui fut « un immense quiproquo » (Victor Hugo). Secret et intrigant, il était surtout animé par une croyance absolue en son étoile et dans son destin qui était, pensait-il, de restaurer l’Empire.

Louis-Napoléon Bonaparte eut le soutien du comité de la rue de Poitiers qui groupait les royalistes – rebaptisés conservateurs – qui ne souhaitaient pas présenter de candidat : leurs chefs (Adolphe Thiers, Odilon Barrot, François Guizot) qui avaient servi Louis-Philippe sentaient eux-mêmes qu’ils incarnaient de façon trop voyante le régime qui venait d’être balayé par la Révolution de Février ; ils étaient, en outre, paralysés par les conflits dynastiques qui opposaient depuis 1830 les légitimistes (favorables au comte de Chambord, petit-fils de Charles X) et les orléanistes (partisans du comte de Paris, en faveur duquel Louis-Philippe, son grand-père, avait abdiqué). Ils pensaient que Louis-Napoléon serait un président facile à manœuvrer et Thiers avait assuré : « c’est un crétin que l’on mènera ». Il apparaissait aux conservateurs comme un homme d’ordre et avait donné toutes les assurances qu’on lui avait demandées. De la même façon, il avait promis aux catholiques (Montalembert, Falloux) la liberté d’enseignement qu’ils n’avaient pas obtenue de Louis-Philippe.

Les nostalgiques de la gloire impériale se tournèrent évidemment vers Louis-Napoléon Bonaparte ; il bénéficiait de la légende napoléonienne, confortée par les chansons de Béranger, les poèmes de Victor Hugo et le Mémorial de Sainte-Hélène qui avait présenté Napoléon comme le continuateur de la Révolution et la victime de « l’Europe des rois » : le « martyr de Sainte-Hélène ». Beaucoup de Français avaient oublié la dictature intérieure, la conscription et l’hécatombe des guerres napoléoniennes pour ne garder que le souvenir de la gloire de nos armes. On dit même que, dans les campagnes, certains croyaient que c’était l’empereur Napoléon qui était revenu !

§         Enfin, Louis-Napoléon avait la réputation d’être sensible au sort des ouvriers et, dans une démarche populiste, il encourageait cette vision : ancien saint-simonien, il avait écrit une brochure sur « l’extinction du paupérisme ». Ne siégeant pas à l’assemblée en juin 1848, il n’avait, en outre, aucune responsabilité dans la répression de l’insurrection ouvrière. Le bonapartisme avait constamment, entre 1815 et 1848, fait alliance avec les républicains dont le rapprochait un patriotisme sourcilleux.

Les cartes de la politique traditionnelle étaient donc brouillées par une candidature qui attirait des hommes et des groupes sociaux très différents.

Louis-Napoléon Bonaparte l’emporta facilement aux élections présidentielles de décembre 1848 sur ses concurrents : il avait obtenu 5,4 millions de voix. Le général Cavaignac, chef du pouvoir exécutif, candidat des républicains modérés et favori de l’élection, n’en obtenait que 1,4 million : les conservateurs n’avaient pas voté pour lui, le trouvant trop républicain. Pour les ouvriers, il était l’homme de la répression sanglante des journées de Juin 1848. « Cavaignac, prince du sang », avaient écrit quelques ouvriers parisiens sur leur bulletin de vote. Mais beaucoup avaient directement voté pour Louis-Napoléon Bonaparte pour éliminer Cavaignac.

La gauche radicale subissait une sévère défaite : Ledru-Rollin n’obtenait que 371 000 voix et payait, lui aussi, les ambiguïtés de son attitude en juin 1848. Les socialistes étaient, eux, désorganisés par la répression, désemparés par l’arrestation de leurs chefs : Barbès et Blanqui étaient retournés en prison depuis la journée du 15 mai 1848 ; la candidature de Raspail, incarcéré lui aussi, était surtout symbolique. Il n’eut que 37 000 voix. Quant à Lamartine, il avait perdu toute popularité et fut ridiculisé par le scrutin, n’obtenant que 14 000 voix.

 

L’assemblée législative

 

Les élections législatives eurent lieu en mai 1849, avec 40 % d’abstentions qui montraient la désillusion de l’opinion :

– La province vota massivement pour les conservateurs, puissamment soutenus par le clergé. 500 furent élus : légitimistes, orléanistes et bonapartistes du Comité de la rue de Poitiers. C’était la revanche des ennemis de la République, la victoire des notables.

– Les républicains modérés subissaient une défaite complète : ils n’étaient plus que 80 contre 600 à l’assemblée constituante. Ils payaient, comme Cavaignac, leurs erreurs politiques.

– La surprise vint du résultat des Montagnards ou « démocrates-socialistes » (« les démoc.-soc. ») qui rassemblaient radicaux et socialistes en faveur de l’établissement d’une « République démocratique et sociale ». Ils avaient mené depuis plusieurs mois une ardente campagne de propagande et d’organisation, dans les villes mais aussi dans les départements, auprès des paysans pauvres (fermiers et métayers). Leurs forces étaient fédérées par la Solidarité républicaine, d’abord créée pour soutenir la candidature, en 1848, de Ledru-Rollin ; elle était présidée par Martin Bernard et regroupait députés montagnards, directeurs de journaux républicains et organisations locales. Ils avaient 180 députés. Plusieurs départements de province avaient donné leurs voix aux Montagnards, dans le sud-est de la France et dans le Massif Central. Dans la Loire, Martin Bernard, Eugène Baune, Laurent Chavassieu, Tristan Duché étaient élus. L’opinion conservatrice fut littéralement épouvantée par ce résultat des hommes de la Montagne.

 

Les Montagnards furent cependant immédiatement affaiblis par l’échec de la manifestation du 13 juin 1849 contre l’expédition romaine. Le 13 juin 1849, les Représentants de la « Montagne » appellent, à Paris, les démocrates à manifester contre l’expédition romaine. Le gouvernement français a, en effet, envoyé à Rome un corps expéditionnaire, commandé par le général Oudinot. Son intervention aboutit à l’écrasement de la République de Mazzini et Garibaldi et au rétablissement du pouvoir temporel du pape Pie IX. Ledru-Rollin, leader des députés de la Montagne, a dénoncé la violation de la constitution de 1848 qui interdisait que la République française employât ses armes « contre la liberté d’aucun peuple » et a demandé la mise en accusation de Louis-Napoléon Bonaparte, président de la république, et de ses ministres. Celle-ci ayant été repoussée, il a appelé les Parisiens à descendre dans la rue pour appuyer la protestation de la « Montagne ». Mais la manifestation, improvisée, est un échec. Les Représentants du peuple qui échappent à l’arrestation (Ledru-Rollin, Martin Bernard) doivent s’exiler. A Lyon, les ouvriers de la Croix-Rousse qui s’étaient soulevés furent durement frappés. L’assemblée vota des lois qui restreignaient la liberté de la presse et la liberté de réunion.

 

Les lois conservatrices

 

Journal pour rire, 7 novembre 1851

Louis-Napoléon Bonaparte s’était d’abord tenu en retrait et avait gouverné avec les conservateurs, les hommes du « parti de l’ordre » : Odilon Barrot, un ancien ministre de Louis-Philippe qui forma le gouvernement, Thiers, Montalembert, le comte de Falloux, Tocqueville. Le président laissa l’assemblée voter des lois qui permettaient aux conservateurs de renforcer l’ordre social.

Plusieurs grandes lois furent votées à la suite de la journée du 13 juin 1849 et des victoires des Montagnards aux élections partielles :

§         La loi Falloux (mars 1850) établit la liberté de l’enseignement secondaire réclamée par l’Eglise et par les conservateurs – catholiques ou voltairiens – qui voyaient dans l’influence de l’Eglise un élément important de l’ordre social : la liberté de l’enseignement secondaire était établie. On pouvait désormais ouvrir un établissement secondaire à condition d’être titulaire du baccalauréat et les ecclésiastiques étaient même dispensés de cette obligation. L’Eglise gagnait sur tous les plans puisqu’elle obtenait aussi un droit de surveillance sur l’enseignement public. Le curé surveillait l’école de la commune et l’instituteur était désormais nommé par le préfet. Les autorités ecclésiastiques entraient dans les conseils d’Académie et au conseil supérieur de l’instruction publique. Plus de 200 collèges privés furent créés en quelques années. La France fut désormais coupée en deux par la question de la laïcité.

§         La loi du 31 mai 1850 restreignit le suffrage universel. Sans supprimer officiellement le suffrage universel, la nouvelle loi imposa certaines conditions pour être inscrit sur les listes électorales. Il fallait n’avoir subi aucune condamnation même politique. Surtout il fallait résider depuis au moins trois ans dans le même canton. La preuve devait être apportée par le paiement de la contribution mobilière. La loi excluait donc tous ceux qui se déplaçaient fréquemment – les ouvriers qui allaient de ville en ville -, ceux qui n’étaient pas chefs de famille payant la contribution mobilière (les domestiques, les ouvriers logés par leur patron, les jeunes logeant chez leurs parents). Le corps électoral passa de 9,6 M. à 6,8 M.

 

Dessin de Charles Vernier publié dans Le Charivari

 


[1] Cf. le volume Célébrations nationales 2001, publié, comme chaque année par le ministère de la Culture.

[2] Revue d’Histoire du XIXe siècle, n° spécial Autour de Décembre 1851, s.d. de Raymond Huard, n° 22, 2001/1. (sommaire, avec accès aux résumés et à certains articles en texte intégral)

[3] Gonzague Saint-Bris : Le coup d’état du 2 décembre 1851, Paris, 2001.

[4] Provence 1851, une insurrection pour la République, Actes des journées d’étude de 1997 à Château-Arnoux et de 1998 à Toulon, Les Mées, Association 1851-2001, 2000

Frédéric Négrel : Clandestinité et réseau républicain dans le Haut-Var. La société secrète montagnarde d’Artignosc (1849-1851), préface de Jean-Marie Guillon, Les Mées, Association 1851-2001, 2001. (texte intégral)

1851, une insurrection pour la République, tome 2, Actes des journées d’études de 1999 à La Tour d’Aigues et de 2001 à Ste Tulle, Les Mées, Association 1851-2001, 2002.

Dominique Lecoeur : Louis Langomazino (1820-1885). Un missionnaire républicain de la Provence aux îles Marquises, Alpes de lumière/Association 1851, Les Mées, 2002.

[5] François Luchaire : Naissance d’une constitution : 1848, Paris, Fayard, 1998. François Luchaire publie le texte intégral de la constitution de 1848 et analyse sa rédaction et son interprétation. Pour la responsabilité des ministres devant l’assemblée, cf. p. 125-126.