À propos de la chanson Adieu paura aigla…
À propos de la chanson Adieu paura aigla…[1], chantée en Provence à la chute du Second Empire. René Merle Il est encore fréquent en Provence d’entendre évoquer par des personnes âgées le souvenir de leurs anciens chantant ce refrain républicain. Ainsi, en 2002, Mme Claire Partage, de Varages (Var), nous montrait une lettre où sa maman, décédée en 1991, écrivait : « De notre aïeul, grand-père décédé en 1910 à Varages, un pur républicain, nous avons gardé un souvenir inoubliable des récits et des chants révolutionnaires : — Adiou, paouro aiglo, fallas (*) plus jamaïs d’uou, La Républico t’a cordula (*) lou cuou… ».[2] (* le « r » provençal est souvent prononcé « l » dans notre région). Couplet définitif dans sa cruelle et quelque peu sadique cruauté, qui témoigne d’une radicalité populaire quelque peu dérangeante au regard de la conscience républicaine « éduquée ». Souvent d’ailleurs, qui plus est, le « paura aigla » est remplacé par « puta d’aigla ». La revue de l’A.V.E.P, dirigée par notre ami et adhérent R.Gensollen, a également donné version de cette chanson dans ses évocations de 1851. Notre association 1851 vient de mettre en ligne une version communiquée par notre Présidente Colette Chauvin, version bas-alpine bien intéressante, chantée au moment de la Commune de Paris[3]. Ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait que le drapeau rouge fut alors arboré dans les manifestations de soutien de Forcalquier et de Sisteron. Version bien intéressante, mais très curieuse et révélatrice aussi dans son montage, nous y reviendrons. Ainsi, la chanson de l’Aigle s’inscrit dans la mémoire républicaine avancée de la Provence « rouge ». Par contre, tout à fait ignorée est l’origine de cette chanson, qui était déjà familière aux grands parents de ceux qui la chantaient en 1870-1871. Je me permets à cet égard de renvoyer à mes recherches antérieures en matière d’écrit provençal. Ainsi, je peux lire dans les “ Mémoires ” manuscrites du dessinateur toulonnais Letuaire[4], un souvenir de jeunesse (Letuaire est né en 1798) des manifestations royalistes lors du retour des Bourbons, en 1814 : « A propos de l’Aigle on entendait : Pauro gallino ! n’en faras plus gés d’uous ! leï royalistos, T’an cordura lou cuou… »[5] Ainsi, loin d’être création spontanée, la chanson de 1870 reprend celle de 1814, on applique au Neveu ce qui avait déjà été appliqué à l’Oncle. Mais ceux qui chantaient en 1814 étaient « blancs », et ceux de 1870 sont « rouges ». On ne saurait mieux illustrer à la fois la profonde mutation politique méridionale et, dans le même temps, une continuité souterraine très intéressante. La mutation a évidemment frappé tous les contemporains de la Seconde République. Le Midi Blanc avait viré au Rouge. Ce que Ténot résume clairement dans l’introduction de son étude sur l’insurrection de 1851 en Provence et Languedoc[6] : Après avoir évoqué les terribles conflits civils de la Révolution et de 1814-1815, puis « les paisibles années qui s’écoulèrent de 1835 à 1848 », il ajoute : « Mais les haines sommeillent dans ces pays-là, elles ne s’éteignent pas. Elles s’étaient réveillées, ardentes et terribles, dès 1849. […] Ouvriers et paysans, royalistes en 1815, même en 1830, fils de blancs, comme ils disaient avec fierté, étaient passés en immense majorité au parti révolutionnaire ». Surprise pour nombre de contemporains. Mais de bons observateurs ne s’en étonnaient pas, qui, dès les débuts de la Monarchie de Juillet, pointaient dans l’engagement populaire « blanc » de 1814-1815 la racine de la mutation ultérieure vers le « rouge ». Ainsi, j’avais pu retrouver et présenter en 1986 un texte totalement oublié du publiciste provençal Scipion Marin, « monté » à Paris d’où il avait lancé son : Aux Provençaux, sur leurs projets de séparation et de République provençale, Paris, Barbier, 1831[7]. Marin y écrit de ce peuple provençal : « C’est par un républicanisme instinctif, mais aveuglément élaboré, que les prolétaires, en 1814 et 1815, se sont groupés autour des Bourbons, avec plus de bruit que les autres Français ». Et il en tire grande confiance dans une conversion au républicanisme conscient de ce peuple, pour autant que la propagande des « Bleus » sache le toucher, en respectant ses croyances et sa culture. Et, si nous remontons à la source, nous pouvons constater que, si dans les chansons royalistes de 1815 écrites par de petits notables passe tout le mépris sociologique pour ces prolétaires, cette « canaille », qui fournirent le gros des Fédérés bleus des Cent jours, on peut aussi repérer, dans d’autres chansons royalistes, trace de ce républicanisme égalitaire spontané. Nous en avons donné un exemple avec « Royal Sibo »[8]. Ainsi, au-delà des opportunistes alliances d’appareils carlistes-républicains que la Provence pourra connaître sous la Monarchie de Juillet, on peut repérer dans ce fruste substrat populaire une des racines de la mutation. Mais il va de soi que sans la conscientisation militante apportée le plus souvent par les républicains « bourgeois » ou « petits bourgeois », par la jeunesse éduquée, sans le rôle décisif de la presse, les idéaux républicains avancées n’auraient pas pénétré aussi profondément et durablement le peuple rural. À tous ces égards, le texte communiqué par Colette Chauvin, texte « chimère », est un vrai document. Son premier couplet est en fait la réactualisation d’un couplet saluant l’arbre de la Liberté de 1848, et il se termine par l’anathème jeté sur les royalistes légitimistes, ces « Carlistes » qui menaçaient autant en 1849 qu’en 1871-1872. Le drapeau rouge brandi en 1848 comme en 1851 est dorénavant aussi (mais allusivement seulement) celui de la Commune. Le second couplet est encore une charge contre les partisans du drapeau blanc, si menaçants en ces débuts de la Troisième République. Et le troisième couplet, couplet d’insulte à l’égard de Napoléon III, renvoie Badinguet… à l’Ile d’Elbe, comme le faisaient les royalistes de 1814, dans la même brutalité « fanatique » que regrettait Ténot, et qui effarouchera tant Duteil, le « général » de l’insurrection varoise de 1851…[9]
René Merle [1] Adieu paura aigla / Faras plus jamai d’uòus / La Républica / T’a cordurat lo cuòu… (graphie occitane) Adieu pauro aiglo / Faras plus jamai d’uou / La Republico / T’a courdura lou cuou… (graphie mistralienne) Adieu pauvre aigle / Tu ne feras plus jamais d’œufs / La République / T’a cousu le cul. (“aigle” est un substantif féminin en langue d’oc). [2] René Merle, « Fidélité. Varages (Var) : une mémoire républicaine et résistante », Bulletin de l’Association 1851-2001, n°20, mai 2002. [3] I — An plantat l’aubre / Qu’aviam tant desirat, / Lo drapèu roge , / Lo tendrem arrosat ! / L’arrosarem de flors / De totei lei colors, / Quand lei trufos florisson, / Aquò sarà la mòrt / Dei grands Carlistes. II — Aquelei dròlles, – D’anar s’imaginar – Que lei preguieras – Lei faran retornar ! – N’atubon de flambèus – Lei ciergis lei plud bèus – E quauquei bèlei branchas, – Jamai lo chifon blanc – Vendrà en França. III — Ò puta d’aigla ! – Faras jamai plus d’uous – La Republica – T’a cordurat lo cuòu ! – T’en anaras cagar – Ont’ Badinguet sarà – Notr’ Emperor de merda – S’anara plus cagar – Qu’à l’isla d’Elba. <http://www.1851.fr/themes/canson_comuna.htm> [4] Manuscrit, Musée des Amis du Vieux Toulon. Letuaire relate ce souvenir sous le Second Empire, donc avant l’apparition de la chanson de 1870. [5] Sur les chansons royalistes de 1814-1815, cf. René Merle, L’écriture du provençal de 1775 à 1840, inventaire du texte occitan, publié ou manuscrit, dans la zone culturelle provençale et ses franges, Béziers, 1990, (thèse) — « V — La Restauration — V — 1 — Le retour des Bourbons ». [6] Eugène Ténot, La province en décembre 1851, Paris, 1865, réédition en 1868. Réed. La province en décembre 1851. Etude historique sur le coup d’Etat, Paris, 1877. ch.V — « départements du Midi ». [7] On en trouvera le texte dans René Merle, Inventaire du texte provençal de la Région toulonnaise, de la pré-Révolution à la Seconde République, GRAICHS, 1986, et de longs extraits dans René Merle, Thèse (op. cit.) : VI — La Monarchie de Juillet. VI-III, « L’écriture libérale ». [8] René Merle, “Royal Sibo”, Provence historique, 149, 1987, p.447-449. Texte et commentaire. [9] Cf. Camille Duteil, « Trois jours de généralat » (1852), Bulletin de l’Association 1851 pour la mémoire des résistances républicaines, 2006.
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