Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES de PIERRE JOIGNEAUX Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or
TOME SECOND [page 253] La paix ou la continuation de la guerre en 1871 A moins d’avoir été un peu mêlé aux hommes et aux choses dont on parle et d’avoir respiré le même air, il est impossible de les bien apprécier. A mesure que l’on s’éloigne d’une date, on perd de vue le milieu où l’on se trouvait, et puis les impressions auxquelles on obéissait se dérobent ou s’affaiblissent. L’état des esprits se modifie, les souvenirs s’obscurcissent ; ceux qui ont vu et senti ont de la peine à se retrouver, et à plus forte raison, par conséquent, ceux qui n’ont rien vu et rien senti doivent se trouver dans un embarras extrême. Il m’arrive parfois de m’orienter difficilement à travers mes souvenirs lointains ; je n’y peux rien. J’en [page 254] laisse et ne prends que les faits saillants qui m’ont le plus impressionné. Dans le nombre figure nécessairement la question de paix ou de guerre agitée et résolue de l’Assemblée de Bordeaux, le 1er mars 1871, pendant l’armistice. On ne saurait imaginer une question plus grosse d’émotions douloureuses et plus troublante. Devait-on voter la paix ? devait-on voter la guerre ? Les députés se montraient fort perplexes, et avant de s’abandonner à leurs colères, ils tâtaient prudemment leurs populations. D’aucunes étaient attristées, fatiguées de misères et n’en pouvaient plus ; d’autres, au contraire, très surexcitées et ne songeant qu’à la vengeance, ne se résignaient point dans la défaite. La population parisienne était de celles-ci. De leur côté, nos populations de l’Est, qui avaient été exceptées de l’armistice, qui étaient traitées en ennemies, trépignaient de colère et brûlaient du désir de prendre une revanche. Depuis que le canon se taisait et qu’on avait pu examiner de près les vainqueurs, il s’était produit un regain d’énergie. On se causait à l’oreille, et on se disait tout bas qu’avec de la bonne volonté et un suprême effort on pourrait faire mordre la poussière à l’ennemi. Ils avaient vu de près les Allemands trembler de peur, se gardant jour et nuit, ne dormant que d’un œil, n’allant et ne venant que par groupes, jamais seuls, regrettant leur pays, impatients de le revoir. Quand on leur parlait de Graveloote, ils pâlissaient et semblaient prêts de tomber en défaillance. Le nom seul de Garibaldi leur [page 255] causait de l’effroi, en un mot, ils ne montraient pas du tout d’humeur belliqueuse. – Quoi ! s’écriaient nos paysans de l’Est, qui ne tenaient aucun compte de la puissance de la discipline, est-il possible qu’on ait été battu par ces gens-là ? Est-il possible que nous ayons lâché pied devant des individus qui tendent le dos pour recevoir la schlague et qui diraient volontiers merci, si on l’exigeait d’eux ? C’est humiliant. La plupart des députés de l’Est s’inspiraient aisément de ces sentiments de dépit et de haine qu’ils avaient eux-mêmes au cœur, et se sentaient disposés à voter la continuation de la guerre. Je savais très bien que dans mon département, en partie occupé par l’ennemi, il existait un fort courant d’opinion dans ce sens. J’étais d’ailleurs en plein dans ce courant, après avoir supposé toutes les misères du siège de Paris ; et j’eusse été bien autrement enragé, si j’avais su en ce moment que ma modeste habitation de Varennes servait de résidence à un ivrogne d’officier prussien qui commandait une compagnie de Bavarois et d’Hanovriens. J’eusse frémi de colère à la pensée que le drapeau allemand flottait au-dessus de ma porte. Mais tout cela n’eût servi à rien à Bordeaux. La politique doit se faire de bonnes raisons plutôt que de ressentiments, et comme les bonnes raisons ne manquaient d’aucun côté, pas plus du côté de ceux qui tenaient pour la paix forcée que du côté de ceux qui tenaient [page 256] pour la continuation de la guerre, j’éprouvais un embarras extrême. Personnellement j’inclinais vers la guerre. Toutefois, je me pris à réfléchir, et avant de m’abandonner à mes sentiments personnels, je voulus connaître ceux des hommes du métier. Or, en cette circonstance, le hasard du tirage au sort des bureaux de l’Assemblée me servit merveilleusement. Dans mon bureau qui était, je crois, le quatrième, se trouvaient le général Chanzy et le général Billot. La discussion eut de l’intérêt, et je ne vous cache pas que je faisais en moi-même des vœux ardents pour que leur opinion fût conforme à la mienne. Quand on n’est pas suffisamment sûr de soi, le mieux est de s’appuyer sur des personnes autorisées. Au temps de l’exil, Lamoricière m’avait demandé à Bruxelles des conseils sur la culture de ses prairies de la Normandie, dont Mme de Lamoricière venait d’hériter ; il était donc tout aussi naturel que je prisse l’avis de deux généraux sur une affaire militaire. J’attachais d’autant plus d’importance à cet avis, que les deux généraux avaient fait bonne figure dans la malheureuse campagne de France. Je n’eus pas la peine de les interroger. Un député du Finistère, M. de Tréveneuc, qui faisait partie de mon bureau, désirait, lui aussi, s’éclairer. En conséquence, il posa les trois questions suivantes au général Chanzy : – Disposez-vous, général, d’un corps d’armée considérable ? Vos hommes sont-ils animés d’un bon esprit ? [page 257] Pensez-vous qu’il soit possible de chasser l’ennemi de notre territoire. Le général Chanzy répondit : – Il me reste une armée de 70,000 hommes, pourvue de ce qu’il faut, animée d’un excellent esprit, et sur laquelle je peux compter absolument. Je crois qu’il est possible de chasser les Allemands de notre territoire, mais, c’est à la condition que la France entière se lèvera pour seconder les efforts de l’armée. Le général Billot ajouta que, de son côté, il disposait de 30,000 hommes dont il répondait également. Ces déclarations me soulagèrent beaucoup. Il en résultait pour moi que si la continuation de la guerre était une entreprise difficile, elle ne serait cependant pas une folie, et que du moment où 100,000 hommes solides et deux généraux habiles se montraient prêts à marcher, il ne devait pas être impossible de soulever les populations pour une action décisive. Cela eût été rude, mais moins douloureux que le payement de cinq milliards et l’abandon de l’Alsace et de la Lorraine. Je n’hésitai plus après cela à voter la continuation de la guerre, sans blâmer aucunement ceux qui furent d’un avis contraire. Je ne regrette point mon vote, et le regrette d’autant moins que nous savons aujourd’hui combien le découragement avait affaibli nos ennemis. Ils en conviennent eux-mêmes, leurs pertes ont été considérables, et n’eût été la trahison de Bazaine, leur écrasement aurait été certain. Ils redoutaient plus que nous la prolongation des hostilités, et quelques semaines de [page 258] plus d’une résistance énergique auraient probablement changé à notre avantage la face des choses. Nous avons eu le grand tort de faire chorus avec l’ennemi quand il qualifiait de fous furieux les défenseurs de notre pays. Un peu plus de ces fous furieux et un peu moins de pleurnicheurs eussent bien fait notre affaire. Nous n’avons pas assez remarqué que les expressions dédaigneuses et dénigrantes rentraient dans le système de fanfaronnades des Allemands. Ils affectaient de rire de nos fous parce qu’ils en avaient peur, comme ils affectaient de chanter toutes les fois qu’ils avaient eu le dessous dans un engagement. Dans la Côte-d’Or, le dernier des paysans ne se laissait plus prendre à ce genre de manifestation et chacun avait fini par en rire. Vous vous souvenez de la bataille de Nuits, qui coûta si cher aux Allemands. Personne à Dijon n’avait de nouvelles sur les résultats de cette bataille ; mais aussitôt que les Allemands en retraite arrivèrent en chantant à gorge déployée, chacun se dit avec assurance : Bravo ! ils ont dû recevoir une rude frottée, car ils n’ont jamais chanté avec autant d’entrain. Et c’était vrai ! De même, on peut être assuré que la peur les tenait quand ils faisaient semblant de se moquer des fous furieux.
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