Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES de PIERRE JOIGNEAUX Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or
TOME PREMIER [page 169] Une révocation de maires Mon début dans l’application de la mesure ne fut pas heureux, mais j’en décline la responsabilité. Un individu que je ne connaissais pas se présente un matin chez moi et m’exhibe une lettre de James Demontry, qui avait été, je crois, son condisciple au séminaire de Plombières. James me recommandait de révoquer le maire de la commune de Touillon et de recevoir les communications du citoyen Guilleminot, ancien greffier. Le citoyen en question était précisément le porteur de la lettre. Je lui promis sans hésiter la destitution demandée, mais comme il me fallait un successeur immédiat, je consultai mon visiteur sur le choix à faire. Il me répondit qu’il accepterait volontiers ces fonctions municipales. Je les lui conférai officiel- [page 170] lement. Puisqu’il avait la confiance du commissaire du département, je pouvais bien lui accorder la mienne. Le nouveau maire est dans la joie. Il part le même jour pour Touillon, qui occupait alors l’extrême limite de l’arrondissement du côté de Montbard, et le soir il fait annoncer sa nomination à son de caisse comme on annoncerait un triomphe éclatant. C’était en effet, et à son insu, un triomphe de coterie de village. La nomination de l’ancien greffier produisit dans la commune une émotion considérable et pénible. Le lendemain, trois des habitants vinrent me trouver et me dirent que la République avait tout à perdre à pareils choix, que, bien sûr, ma religion avait été surprise, que je ne connaissais pas le citoyen Guilleminot et qu’ils étaient en mesure de me le faire connaître. Et l’un d’eux tira de sa poche deux ou trois pièces judiciaires qu’il me remit avec prière de les parcourir. Il résultait de ces pièces que Guilleminot avait été condamné plusieurs fois pour diffamation. Je n’avais pas à hésiter dans la circonstance. Quand on fait le mal, il faut le réparer, et le plus tôt, c’est le meilleur. Donc le jour même, sans songer à prendre l’avis du commissaire général, j’annulai la nomination du maire de Touillon ; un gendarme porta l’arrêté dans la commune en question, arrêté qui fut publié dans la soirée, à la nuit close. Cet acte de réparation produisit un excellent effet. Guilleminot fut attéré sous le coup. Il réclama ; je lui opposai son dossier et le mis à la porte de l’hôtel. [page 171] En général, les nominations que je fis furent accueillies favorablement, à l’exception de trois ou quatre qui me suscitèrent de l’ennui. Parmi les maires destitués, un seul protesta et me dit que j’avais eu tort de ne pas le maintenir, attendu qu’il était, quoique républicain du lendemain seulement, parfaitement disposé en faveur du nouvel ordre de choses. Le réclamant était un Monsieur Lambert, de Villaines, créature de M. Désiré Nisard sous Louis-Philippe, et plus tard bonapartiste ardent à la dévotion du colonel Vaudrey. En temps de révolution, il faut, je le sais, procéder révolutionnairement. C’est ce que je faisais à l’égard des municipalités, mais sans espoir de rendre un service marqué à la République, puisque dans la plupart des communes je ne trouvais pas un seul républicain à mettre à la place des autorités congédiées. J’en étais réduit souvent à recruter parmi les hommes de la nuance Odilon Barrot. J’accomplissais là une pauvre besogne ; je ne pouvais pas le moins du monde compter sur le zèle des nouvelles municipalités, et je faisais un ennemi à la République de tout homme neutre que je destituais. Il eût peut-être mieux valu, pour l’arrondissement de Châtillon, s’en rapporter au suffrage universel. Une corvée en amène une autre. La réorganisation des municipalités n’était pas encore terminée que je reçus la visite du commissaire de police de la ville. Le pauvre homme voulait à toute force faire du zèle pour conserver sa place, mais il ne savait pas comment [page 172] s’y prendre. Il venait de recevoir directement du ministère de l’Intérieur une invitation à lui adresser, tous les deux jours au moins, un rapport sur la situation des esprits dans la localité. Le commissaire de police, qui avait tout juste l’intelligence voulue pour faire exécuter les arrêtés du maire et des adjoints, vint me prier de lui rédiger un rapport. Je lui rendis ce service. Il copia le rapport, l’envoya au ministère et revint le surlendemain m’en demander un second. Je lui répondis que c’était inutile. – Mais, citoyen, on me destituera si je n’écris pas au moins tous les deux jours. – N’ayez pas peur. – Vous répondez de la chose, citoyen ? – Certainement, j’en réponds. – Alors je peux être tranquille ? – Parfaitement. Je ne comprends pas que des hommes de valeur aient pu compter, pour connaître l’état de l’opinion, sur des commissaires de police de province, presque tous incapables de ce travail d’observation. Les clubs agitaient le département de plus en plus. Chaque ville en comptait plusieurs, les uns royalistes cachés, les autres démocratiques de diverses nuances. L’institution de ces réunions était excellente, assurément, mais on se savait pas en tirer parti. On aurait dû mettre à profit cet instrument de propagande pour enseigner la vérité aux populations, pour discuter les projets de réformes à réaliser de suite, pour créer en [page 173] un mot à la République des défenseurs intelligents et convaincus ; on n’en fit rien. La tribune n’était occupée d’ordinaire que par des faiseurs de discours sans idées qui visaient aux effets de mots et de gestes pour échauffer l’auditoire et recueillir des battements de mains. De cette façon, il était à peu près certain que les honneurs de la séance appartiendraient aux orateurs les plus violents dans la forme et presque toujours les plus nuls au fond. Les clubs, je le dis à regret, ont servi la plupart du temps à mettre en relief des médiocrités trompeuses, tandis qu’ils auraient pu et dû servir à l’enseignement. Dans les villes, les aspirants à la candidature occupaient la tribune populaire pour se produire ; dans les campagnes, les clubs étaient froids et quelques citoyens de bonne volonté, pour la plupart incapables d’improviser, se bornaient à lire des proclamations officielles et des articles de journaux. Il me tardait de voir les listes électorales définitivement arrêtées, et surtout les élections faites, non point par ambition personnelle, mais uniquement pour quitter mon poste de sous-commissaire et retrouver, s’il était possible, un peu de repos à la ferme. Je fis tout ce qu’il fallait pour ne point figurer sur les listes de candidats à l’Assemblée nationale ; j’envoyai, je l’ai déjà dit, mon refus formel écrit et signé à la Tribune de Beaune, qui l’imprima et le publia, ce qui me valut de nombreux reproches, non seulement de la part de quelques vieux amis, mais aussi de la part de quelques adversaires politiques. Parmi ces derniers, je citerai M. Alfred de [page 174] Vergnette-Lamotte, ancien élève de l’école polytechnique, viticulteur distingué, mort à Beaune en 1886. Sa lettre me fut d’autant plus agréable qu’elle me venait d’un royaliste avec lequel j’avais eu quelques démêlés à l’occasion des dernières élections sous la monarchie. On ne tint compte ni de mes protestations, ni de mes refus ; on peut en juger par cette lettre que m’écrivait M. Masson, instituteur à Genlis, le 27 mars : « Je m’empresse de vous faire connaître que le comité électoral du canton de Genlis, dont je suis secrétaire, vous a désigné hier comme un des candidats à présenter au choix des électeurs pour la nomination des représentants à l’Assemblée nationale. Toutes les sympathies des membres qui composent le bureau vous sont acquises ; les instituteurs du canton n’oublieront pas, du reste, les services que vous leur avez rendus ; je leur rappellerai constamment combien ils sont intéressés à faire triompher votre candidature. « Je vous prierai de m’envoyer par le retour du courrier, s’il est possible, une profession de foi. Pour nous, elle est inutile, mais vous savez que partout il se trouve des détracteurs. Nous soutiendrons vivement votre candidature et nous avons la conviction que vous sortirez dans la première moitié des dix candidats. « Le citoyen Louis-Basile est aussi au nombre de ces dix candidats, mais il serait bon qu’on eût des renseignements précis sur sa manière de voir. Ne le connaissant pas, on est obligé de s’abstenir de répondre aux opposants. [page 175] « Un des rédacteurs de la Réforme, Baune, a rencontré une vive opposition. N’aurait-il pas été instituteur ? « Tous les socialistes de Dijon vous portent comme candidat. « Je pense que vous mettez de côté les courges et potirons, c’est pourquoi je ne me suis pas empressé de vous en procurer comme vous me l’aviez demandé. Néanmoins j’en tiens à votre disposition. « Voici les noms des candidats que l’on porte pour le moment dans le canton de Genlis : James Demontry, Magnin-Philippon, Gaulin, Godard-Poussignot, Louis-Basile, Maire (de Montbard), Mauguin, Perrenet, etc. » On voit par cette lettre combien les républicains étaient mal renseignés, lorsqu’il était facile aux commissaires et sous-commissaires de les bien renseigner. M. Louis-Basile, par exemple, sur le compte duquel l’instituteur me demandait des notes, était le même qui fonda à Châtillon, le fameux club des francs-républicains ; il était en un mot le chef de la réaction royaliste, mais comme il avait appartenu aux 221 de l’opposition sous le ministère de Villèle, il faisait valoir avec habileté ce précédent, et bon nombre de démocrates allaient se laisser prendre à ces faux semblants de patriotisme. J’écrivis en toute hâte au citoyen Masson et contribuai pour ma bonne part à l’échec de la candidature de M. Louis. Je lui fis opposer celle de M. Édouard Bougueret. Il fallait aux électeurs châtillonnais un homme de l’arrondissement qui eût de la surface comme en avait M. Louis. Cet homme était [page 176] M. Bougueret. Il n’y avait pas à choisir. On l’estimait d’ailleurs ; il avait rendu des services, il était généreux, il était presque populaire ; on le savait homme d’honneur, et du moment qu’il se déclarait républicain, on comptait sur lui. M. Édouard Bougueret était, en effet, plein de bonnes intentions, mais il n’était point homme politique et son entourage exerçait sur son caractère une pression regrettable. Les républicains de Genlis ne se trompaient pas seulement sur le compte de M. Louis, puisque, parmi leurs candidats, figurait M. Gaulin, qui devint un des rédacteurs les plus fougueux et fut décoré, je crois, par Bonaparte. M. Louis devint député de la chambre napoléonienne à la suite du coup d’État de décembre 1851, tandis que l’instituteur Masson, qui, un moment, avait accepté la candidature en 1848, se trouva frappé par la commission mixte. Malgré les votes favorables dont j’avais été l’objet dans diverses réunions préparatoires, je maintenais ferme ma résolution de ne rien accepter et je l’eusse maintenue jusqu’au bout sans les circonstances que voici : trois lettres m’arrivèrent coup sur coup, deux de Dijon et une de Vitteaux. Dans la première, on m’annonçait que les meneurs du chef-lieu se montraient malveillants envers moi. Ils me tenaient pour un homme usé qu’il fallait laisser en repos dans la ferme des Quatre-Bornes. Ils affectaient d’oublier que j’avais été le rédacteur en chef du principal organe du dépar- [page 177] tement et ils me désignaient avec l’intention évidente de m’amoindrir comme étant le rédacteur en chef du Châtillonnais. D’autres ne voulaient pas entendre parler de ma candidature, uniquement parce que j’avais l’appui des phalanstériens, en ma qualité de socialiste. Notez que tout mon socialisme consistait à encourager les associations entre cultivateurs et les sociétés de secours mutuels. Ce n’était pas bien méchant, mais c’était trop aux yeux des politiciens purs. La seconde lettre était de Gédéon Flasselière, qui me disait en quatre ou cinq lignes écrites à la hâte : « Mon cher ami, lorsque j’étais à Châtillon, tu m’as assuré que tu n’accepterais à aucun prix une candidature aux prochaines élections. J’attends de toi, poste par poste, une déclaration signée de la main, que nous publierons dans le Courrier républicain, afin de prévenir des voix. » La malveillance des républicains dijonnais m’avait vivement froissé ; la lettre trop pressante de Flasselière m’indigna. Je découvris dans mon ancien collègue en sous-commissariat un compétiteur qui craignait de ne pas trouver place dans la liste des candidats et je me sentis d’autant plus blessé par son procédé que je venais de passer plusieurs jours à combattre les calomnies qui le poursuivaient dans la ville de Châtillon. La troisième lettre était du citoyen Millot, vétérinaire à Vitteaux, homme sûr, d’un jugement droit et d’une influence méritée. Celui-ci me disait que j’avais tort de m’éloigner de la liste, que l’on m’en saurait mauvais gré et que je serais accusé de défection par les démocrates. Ce mot de défection me fit bondir ; mon amour-propre n’y tint plus. Ce fut alors et seulement à cause de ces considérations que ma résistance fléchit et que je changeai de résolution.
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