PIERRE JOIGNEAUX
PIERRE JOIGNEAUXsa vie et ses oeuvres par A.-J. Devarennes Paris, Imprimerie de la Bourse du Commerce, 1903
[page 38] IV a la constituante et a la législative. – les « paysans sous la royauté ». – la « feuille du village ». – l’élection présidentielle. – la « réforme ». – le coup d’état du 2 décembre 1851. – la proscription. – a bruxelles. – a saint-hubert. – la situation des proscrits. – loin des yeux, loin du cœur. – le collège de virton. – le dr charles moreau. – comment les proscrits français se firent estimer. – pierre joigneaux se livre a l’agriculture et a l’horticulture dans l’ardenne. – ses succès. – la « feuille du cultivateur ». – conférences agricoles et horticoles dans les provinces de luxembourg et de namur. – l’amnistie. – p. joigneaux quitte la belgique. – témoignages de sympathie.
Après avoir siégé à la Constituante, Pierre Joigneaux fut encore nommé par son département, à la Législative, sans avoir sollicité ce mandat et sans s’être présenté une seule fois devant les électeurs. A quoi, du reste, aurait servi sa présence dans les réunions électorales ? Son passé répondait de lui ; l’auteur des Paysans sous la Royauté, l’agronome vulgarisateur, avait des amis dévoués dans toutes les circonscriptions et il s’entretenait constamment avec les électeurs de la campagne, dans la Feuille du Village, et dans ses Lettres aux Paysans qui se répandaient par milliers dans les communes rurales. [page 39] Le succès de ses publications fut tel que la réaction résolut de faire disparaître le journal qui dirigeait Pierre Joigneaux, en l’écrasant sous les amendes et les mois de prison. Cependant, la rédaction tint ferme et [illustration légendée Pierre Joigneaux, représentant du peuple en 1848.] bientôt la popularité de Joigneaux devint si grande, que bien qu’il ne fut nullement candidat à la présidence de la République, un nombre considérable de voix se portèrent sur son nom lors de l’élection présidentielle. La popularité, Pierre Joigneaux, n’y tenait guère ; mais il avait, du moins, la satisfaction du devoir accompli ; il avait rendu, à la cause démocratique, le plus signalé service ; en instruisant nos populations rurales, en leur montrant les bienfaits de la Révolution, en [page 40] les initiant aux bonnes méthodes de culture, il les avait entraînés dans la voie du progrès en politique comme en agriculture.
* * *
Vous pensez bien que ces résultats n’étaient pas faits pour tranquilliser les monarchistes. Aussi avaient-ils en sainte horreur, ce rédacteur de la Réforme et de la Feuille au Village qui prêchait ouvertement l’union entre les ouvriers des villes et des campagnes, qui démasquait la réaction et lui enlevait son plus puissant appui dans le pays. On le traitait de rouge, de buveur de sang, selon le vocabulaire de l’époque ; c’était la suprême injure, de 1849 à 1851. Depuis, les Jésuites ont fait des progrès. Le spectre rouge n’ayant plus le don d’effrayer la bourgeoisie et nos campagnards, ils ont trouvé tout naturel de traiter les meilleurs républicains de voleurs. Malheureusement, en 1851, le prince Louis-Napoléon était président de la République et, tandis que ses agents affolaient la bourgeoisie avec le spectre du socialisme, que ses amis cherchaient, par tous les moyens, de déconsidérer au Parlement, l’homme qui, vingt ans plus tard, devait capituler devant l’ennemi, à Sedan, renversait la Constitution qu’il avait juré de défendre. Avec l’aide des cléricaux, l’appui de tous les gens de sac et de corde qu’il avait réunis autour de lui et fait entrer dans l’armée de Paris : les Saint-Arnaud, les Magnan, les Forey, les Fleury, et autres misérables, il faisait le Coup d’Etat du 2 Décembre 1851. Pierre Joigneaux eut l’honneur de figurer un des premiers sur les tables de proscription de Louis Bonaparte ; mais les policiers de Décembre ne purent l’arrêter. Avisé dans la nuit, par un contre-maître de la maison Cail, du crime qui se commettait, il fit prévenir [page 41] aussitôt plusieurs de ses collègues et se rendit à la Chambre des députés, d’où il fût expulsé par la troupe avec nombre de représentants. Après avoir, sans succès, essayé d’organiser la résistance, il se rendit chez un médecin des hôpitaux, le docteur Guérin, de Vannes, qui lui avait offert un asile et il y resta jusqu’à son départ pour la Belgique. Le docteur Guérin ne s’occupait pas de politique ; c’était un travailleur, un savant arrivé à une belle situation à la force du poignet et grâce à son talent. Il avait collaboré à la Feuille du Village où il enseignait l’hygiène aux cultivateurs, et il avait beaucoup d’affection pour Joigneaux qu’il avait connu dans les jours difficiles. Au moment du Coup d’Etat, le docteur Guérin habitait le boulevard Poissonnière, juste en face de la maison Vilcoq qui fut canonnée par les soldats de Louis-Bonaparte. Peu de temps après, Pierre Joigneaux faisait courir le bruit qu’il allait se rendre à Varennes pour régler des affaires de famille et, pendant que la police cherchait à l’arrêter chez sa mère, il passait à l’étranger.
* * *
Quand il arriva à Bruxelles, il y trouva de nombreux camarades ; beaucoup de proscrits avaient gagné la frontière belge ; il y en avait de tous les départements et de toutes les conditions, sans compter les exilés des pays étrangers, de l’Allemagne et de la Hongrie. Quelques-uns furent autorisés à résider à Bruxelles, d’autres à Liège, à Grand, à Bruges ; Pierre Joigneaux fut invité à se rendre dans la province de Luxembourg et dans la partie la plus aride, la plus sauvage et la plus froide. Il avait exprimé, tout d’abord, le désir de rester à Bruxelles ou d’aller à Liège ; mais un chef de bureau de la Sûreté publique, en relations suivies avec [page 42] la police de Paris, lui avait répondu d’un ton railleur : « Vous envoyer à Liège ! Il n’y faut pas songer ; ce serait jeter une boîte d’allumettes enflammées sur un tas d’amadou. Nous avons pensé, qu’en votre qualité d’agronome, vous seriez mieux à votre affaire dans le Luxembourg, soit à Neufchâteau, soit à Saint-Hubert, où il existe des milliers d’hectares de bruyères à mettre en culture. » Pierre Joigneaux se résigna et choisit, comme résidence, Saint-Hubert, dans l’Ardenne, où il devait se rendre, avec quelques camarades d’exil ; mais au moment de partir, il se trouva seul ; les autres avaient reculé devant un internement dans la petite localité où, chaque année, des milliers de pèlerins allemands, mordus par des chiens enragés, vont demander l’immunité de l’étole du patron des chasseurs.
* * *
« Quand nous arrivâmes, dit Pierre Joigneaux, dans ses Souvenirs Historiques, la terre était couverte de neige ; nous étions dans la Sibérie de la Belgique. Saint-Hubert occupe le fond de ce que Considérant appelait une cuillère à pot et, pour le bien voir, il ne faut pas le regarder à distance ; il faut être dedans. » La réception ne fut pas chaude ; les journaux belges, à de rares exceptions près, avaient présenté à leurs lecteurs les républicains de 1848, sous un jour peu favorable. Ils n’avaient épargné que les Orléanistes et les célébrités littéraires ; les autres avaient été calomniés et présentés aux populations comme des insurgés et de malhonnêtes gens. Aussi, disait-on tout haut, que le moment était venu de mettre des verrous aux portes. « Quand j’entends dire autour de moi, écrivait Pierre Joigneaux, que la proscription fait des martyrs auxquels on s’intéresse, et par contre-coup des idoles, je [page 43] réponds qu’il faut aller conter cela à d’autres. Qu’elle fasse des martyrs, je le veux bien, au moins toutes les fois qu’elle frappe des hommes sans moyens d’existence ; pour ce qui est des idoles, je n’en crois absolument rien. Ce qu’il y a de vrai dans la situation des proscrits, c’est le vieux proverbe que vous connaissez tous : Loin des yeux, loin du cœur. « Personne en France, en dehors des membres de la famille, ne nous donnait signe de vie. Cela se comprenait ; on était en pleine Terreur, chacun devait songer à soi et il convenait d’être prudent, car, à la poste, on ouvrait les lettres sans cérémonie. Dans les premiers temps de l’exil, un ancien collègue des Ardennes, Toupet-Desvignes, passa par Saint-Hubert, s’y arrêta un moment et oublia de me faire une visite ; quelques jours après, Charles Cunin-Gridaine, de Sedan, m’envoya le bonjour par son hôtelier. L’unique républicain français, non proscrit, qui, dans ces moments difficiles, ne craignit pas de se compromettre en venant me voir, fut mon compatriote beaunois, Poidevin, qui devint maire de Beaune plus tard.
* * *
« Au bout d’un an ou de dix-huit mois de séjour, après qu’on me sût enraciné dans le pays et en bonnes relations avec les principaux habitants, un certain nombre de compatriotes, tous adversaires politiques que je ne fréquentais pas en France, pensèrent que je pouvais leur être utile à quelque chose et me visitèrent. Ces gens-là faisaient le commerce des vins, se donnaient obstinément pour mes amis intimes et me fréquentaient afin que l’on n’en doutât pas. Quand je parcourais les villages de la province de Luxembourg pour donner des conférences aux Sociétés agricoles ou aux instituteurs, on me citait fréquemment des négociants bona- [page 44] partistes, qui se disaient mes camarades, afin de mener leurs affaires à bien. D’aucuns, même, affirmaient effrontément, que j’avais un intérêt dans leurs opérations et que je les chargeais de vendre les grands vins de mes vignes fines. Vous remarquerez qu’on ne faisait, chez moi, que du gamay et que je ne possédais pas une souche de vigne fine. « Je revis ces farceurs en France, à partir de 1860, se donnant de grands airs d’importance et jouant les rôles d’hommes respectables.
* * *
« Maintenant que vous savez les sympathies ardentes qui accompagnent les proscrits jusque sur la terre d’exil, voyons ce qui se passait en France où certainement j’avais laissé des amis. « Ceux-ci ne songeaient, naturellement, qu’à éviter les tracasseries de nos adversaires et les pièges de la police impériale. Ils ne s’appartenaient plus ; ils n’avaient plus la force de manifester leurs sentiments ; en voici une preuve entre mille. « J’avais fondé, à Bruxelles, un journal exclusivement agricole, la Feuille du Cultivateur, et j’espérais retrouver en France, un nombre de lecteurs qui m’en eût assuré le succès. Il en vint, en effet, quelques centaines ; mais à chaque renouvellement, le chiffre diminuait dans des proportions inattendues. Les facteurs de la poste impériale, avaient reçu l’ordre de travailler au désabonnement, et, ma foi, ils s’y employaient avec beaucoup de zèle. « – Est-ce que vous ne craignez pas de vous compromettre en recevant ce journal ? demandait-on à l’abonné. « – Nullement, répondait celui-ci ; c’est une publication qui ne s’occupe que de choses agricoles. [page 45] « – Cela ne fait rien ; elle rappelle trop, par son format, l’ancienne Feuille du Village, et puis vous montrez, en vous y abonnant, des sympathies pour son rédacteur. J’entends causer de cela, au bureau. « Sous le régime de la terreur où l’on vivait alors, les timorés refusèrent le journal bien qu’ils l’eussent payé. Il s’en trouva toutefois qui tinrent ferme et ne se laissèrent pas intimider. Toujours est-il que par les moyens odieux auxquels on avait recours, on atteignait plus ou moins rapidement le but poursuivi. » Si les proscrits étaient généralement mal vus dans les petites villes de la Belgique, leurs enfants étaient aussi mal accueillis dans les écoles. On nous traitait de païens, sans se soucier des observations des professeurs. Aussi, mon père jugea-t-il à propos de m’envoyer au collège de Virton, une jolie petite localité située près de la frontière française. Là, du moins, je trouvai de braves cœurs qui battaient à l’unisson des nôtres. La haine de l’Empire, en effet, ne nous empêchait pas d’admirer la valeur de nos soldats, et après avoir trinqué, à Saint-Hubert, au milieu des proscrits, au succès de nos armes en Crimée, j’étais bien heureux, au collège, de célébrer, plus tard, avec mes camarades, les hauts faits de nos troupiers en Italie.
* * *
Mais revenons à Saint-Hubert. Voilà Pierre Joigneaux dans l’Ardenne belge, rédigeant la Feuille du Cultivateur, qui s’imprime à Bruxelles, chez l’éditeur, E. Tarlier. Il n’est plus seul à Saint-Hubert ; d’autres Français sont venus le rejoindre : sept nouveaux proscrits de la Bourgogne, de l’Alsace, de la Lorraine, du Poitou et de la Touraine. Dans le nombre, se trouvait le Dr Charles Moreau, [page 46] de Saulieu, qui fut le camarade d’exil de Joigneaux et vécut sous son toit. Moreau, n’était pas seulement un médecin et un chirurgien de haute valeur, c’était un botaniste distingué, un savant, un lettré doué d’une mémoire prodigieuse ; ajoutez à cela qu’il était taillé en hercule, qu’il avait, au suprême degré, les qualités d’énergie et de tenacité des hommes du Morvan et qu’il ne se trouvait pas trop dépaysé sous le rude climat de l’Ardenne, au milieu des bruyères, des genêts et des forêts où pousse l’airelle. Toujours la canne à la main, la boîte à herboriser sur le dos, dès que la température s’adoucissait, il parcourait les champs, les prés, les landes, les bois et les marais où il entrait gaillardement ayant souvent de l’eau jusqu’à la ceinture et quelquefois votre serviteur sur les épaules, pour lui éviter les rhumes de cerveau et les enrouements. Moreau adorait les enfants et quand il pénétrait dans un village, aux environs de Saint-Hubert, la marmaille de l’endroit l’entourait, l’appelait et lui souhaitait le bonjour. Il avait toute la clientèle dans le pays : les gens riches qui payaient et qu’il soignait en consultation avec d’autres médecins du pays, pour éviter des difficultés avec ses confrères belges, et les malheureux de la ville et des campagnes auxquels il donnait gratuitement ses soins. J’ai dit que les proscrits français avaient reçu un accueil assez froid à leur arrivée à Saint-Hubert ; un événement leur valut bientôt l’estime de la population. C’était en plein hiver, la neige couvrait le sol et atteignait une hauteur considérable, surtout en tournant des routes, dans les tranchées ; par une température de 20° au-dessous de zéro, la gelée avait durci la neige et la diligence de Namur à Arlon, n’était pas arrivée à Saint-Hubert où l’on était très inquiet. Le bourgmestre [page 47] demanda des hommes de bonne volonté pour aller à la découverte, et tous les insurgés français, comme on les appelait, partirent de suite. Ils eurent bientôt la joie de découvrir la diligence qui s’était perdue dans les champs et de ramener les voyageurs sains et saufs, après avoir fait dételer les chevaux et abandonner la voiture. A partir de ce moment, on fit meilleure mine aux réfugiés, et le brave bourgmestre, Dechesnes, n’eut [illustration légendée Ancienne propriété de P. Joigneaux, à St-Hubert.] plus à recommander, à ses administrés, de se montrer plus respectueux pour des hommes que le malheur avait frappés et qu’il avait lui-même en haute estime. D’ailleurs, les proscrits de Saint-Hubert n’étaient pas précisément besoigneux ; bien qu’ils eussent perdu leur situation, la plupart recevaient des subsides de leur famille et l’un d’entre eux, même, avait d’assez belles rentes. Ce fut, si je ne me trompe, celui-là qui, le premier, quitta l’Ardenne pour aller en Amérique faire de l’élevage et chasser le bison. Il se nommait Bolotte. Esprit aventureux et d’une originalité rare, il [page 48] partit avec le Dr Dumès, pour les Etats-Unis, fit de l’élevage en grand au Texas, à Topéca-City, s’adonna à la chasse et prit pour femme, la fille d’un chef indien. Cependant, la colonie française diminuait de jour en jour et bientôt il ne resta plus, à Saint-Hubert, que Ch. Moreau et Pierre Joigneaux qui avait acheté une propriété aux environs de la ville, fait construire une maison et créé une exploitation pour procéder à des essais sur les plantes de la grande culture et de l’horticulture. Ce petit domaine était situé dans un endroit qu’on nommait le Parc. C’est à cette époque qu’il rencontra, pour la première fois, en Belgique, un de nos plus grands connaisseurs en arbres fruitiers, M. Charles Baltet, qui devint, plus tard, son collaborateur et qui jouissait déjà d’une autorité incontestée parmi les arboriculteurs belges.
* * *
Dans les Flandres, le Hainault, les provinces de Namur, de Liège et du Brabant, on considérait Saint-Hubert et ses environs comme une terre maudite, un pays de loups. Pierre Joigneaux prouva qu’on se trompait en exposant bientôt les magnifiques produits de ses cultures dans les Concours agricoles et horticoles de la Belgique et en obtenant les plus hautes récompenses, à Verviers, en 1855, à Liège, en 1856 et dans nombre d’autres villes. La Belgique est, par excellence, le pays des conférences ; elles ont été organisées sur une vaste échelle dans tout le royaume, et elles ont donné, hâtons-nous de le dire, d’excellents résultats. Mais à l’époque dont nous parlons, il n’en était pas encore question et c’est à P. Joigneaux que revient le mérite d’avoir organisé d’une façon méthodique, les causeries agricoles, les con- [page 49] férences et les cours publics d’agriculture et d’horticulture dans ce pays. Sollicité, d’abord, par l’inspecteur primaire de la province de Luxembourg de faire des cours aux instituteurs, il n’accepta l’offre qui lui était faite qu’après s’être assuré que personne dans la province ne voulait se charger de la besogne. Sa première conférence eut lieu à Neuvillers et réussit complètement. On l’appela ensuite de tous côtés : à Dinant, à Namur, à Huy, à Liège, à Gand et dans un grand nombre de villes. Alors, le gouvernement belge le pria de faire des conférences dans les chefs-lieux de cantons, d’enseigner l’agriculture aux instituteurs et aux cultivateurs de la province de Luxembourg, puis aux instituteurs de la province de Namur. Le cours fait à ces derniers dura 13 jours ; il eut lieu à Malonne, du 15 au 28 septembre 1858 et donna des résultats étonnants. Il est juste de dire que le conférencier avait affaire à quinze instituteurs triés sur le volet ; mais il n’en est pas moins vrai qu’au bout de deux semaines d’études théoriques et pratiques, ils étaient, à leur tour, en état d’enseigner à leurs collègues et à leurs élèves les principes essentiels du jardinage et de l’arboriculture fruitière. C’était un véritable tout de force et, pour le réaliser, voici comment Joigneaux s’y prit : « De huit heures à dix, tous les matins, j’enseignais la théorie et chaque auditeur était tenu de me résumer la leçon par écrit et de me la présenter à deux heures de l’après-midi. « De deux heures à quatre heures, j’enseignais la pratique au jardin de l’Ecole de Malonne quand le temps le permettait et, quand il ne le permettait pas, j’exerçais les instituteurs et à discuter entre eux sur la leçon du matin. « Je n’en étais encore qu’à la dixième journée lors- [page 50] que le gouverneur de la province, M. le comte de Baillet, vint nous surprendre à l’étude. J’aurais préféré qu’il vint deux jours plus tard, mais enfin, nous étions en mesure de faire bonne figure. Il me pria de ne point m’occuper de lui et de continuer ma conférence comme de coutume. « Je lui dis que cela ne lui apprendrait rien de ce qu’il cherchait à savoir et que j’avais un meilleur moyen de lui prouver que nous n’avions pas perdu notre temps. Puis, j’invitai M. Joffrin qui était, je crois, de Floreffe, l’un des moins timides et des plus capables de la réunion, à ouvrir une causerie sur tous les sujets qui avaient été traités jusque-là. Naturellement, je me tins prêt à relever les erreurs s’il s’en produisait. Il ne s’en produisit point. M. Joffrin n’eut pas une minute d’hésitation ; il ouvrit la causerie sans s’émouvoir de la présence du gouverneur ; il interrogea ses collègues sur tout ce que je leur avais appris. Toutes les questions furent agitées avec une rare assurance et résolues avec un succès que je n’espérais pas encore, attendu que le gouverneur était arrivé deux jours trop tôt. « Ce dernier, cependant, fut aussi étonné que satisfait, et deux jours plus tard, les instituteurs quittèrent Malonne, enchantés, après avoir chaudement remercié, leur professeur et conférencier.
* * *
Le succès de ce genre de démonstration fit grand bruit, à l’époque, dans toute la Belgique où Joigneaux était populaire comme dans son propre pays. Son langage simple, franc, coloré comme son style, était très goûté des Wallons et le proscrit français ne tarda pas à s’attirer les sympathies et l’estime de tous les agriculteurs grands et petits, catholiques et libéraux. Aussi, dès que l’amnistie fut proclamée, après la guerre [page 51] d’Italie, et qu’il se décida à rentrer dans son pays, les témoignages d’amitié ne lui firent pas défaut. On lui offrit de belles situations, on lui fit des propositions très avantageuses ; mais rien ne put le tenter, car, s’il détestait l’Empire, il adorait la France et il avait hâte de la revoir.
|