La résistance des républicains au coup d’Etat

article paru dans Claude Latta, Les résistances au coup d’Etat du 2 décembre 1851, Montbrison, Village de Forez, 2002 (commander cet ouvrage)

La résistance des républicains au coup d’état du 2 décembre 1851

150e anniversaire

 

 par Claude Latta

quatrième partie

Les « démocrates socialistes » et leurs journaux

 

Les régions insurgées sont celles où les idées républicaines avaient pénétré en profondeur grâce aux efforts des démocrates socialistes lors des élections législatives de 1849. Ils avaient insisté sur les réformes à faire dans le monde paysan (le crédit, l’accès à la propriété, la nécessité de la démocratie, vécue d’ailleurs dans les conseils municipaux). Les Montagnards sont des « démocrates socialistes », partisans de la « République démocratique et sociale », associant dans son programme liberté politique et réformes sociales. Ils représentent l’alliance entre des bourgeois démocrates et des paysans.

La presse démocrate socialiste avait souvent eu un rôle très important pour faire pénétrer ses idées dans l’opinion. L’alphabétisation, grâce à la loi Guizot, avait progressé et permettait la lecture, en français, des journaux ; en outre, on lisait, dans les auberges, le journal à ceux qui ne savaient pas lire et on commentait passionnément les nouvelles. Les journalistes jouaient parfois localement un véritable rôle de propagandistes de la République.

– Dans les Basses-Alpes, Louis Langomazino[1], journaliste à La Voix du Peuple de Marseille, va ainsi de village en village, de banquet républicain en discours, pour organiser les républicains ; il crée à Manosque la Solidarité des travailleurs, qui, sous sa façade mutualiste est une société secrète républicaine. En 1851, il ne participe pas à la résistance au coup d’état, ayant été arrêté dans l’affaire du « complot de Lyon », condamné à la déportation et envoyé dans les îles Marquises[2]. Le parcours de Louis Langomazino est lui-même intéressant : fils d’un marin génois de Saint-Tropez, ouvrier à l’Arsenal de Toulon où il dirige la grève de 1845, il participe activement à « l’Athénée ouvrier » de Marseille, véritable « université populaire » que visite Lamartine en 1847. En 1848, il devient journaliste à la Voix du Peuple. Une association d’éducation du peuple a ici permis qu’un militant ouvrier devienne journaliste et dirigeant républicain.

– Comme l’avait fait Louis Langomazino dans les Basses-Alpes pour La Voix du Peuple, Pierre Arambide, ancien serrurier à l’Arsenal de Toulon[3], sillonne le Var, à partir de décembre 1849, pour placer des abonnements au Démocrate du Var, le journal montagnard toulonnais[4]. Il réussissait surtout à placer auprès des chambrées[5] ; le prix de l’abonnement était élevé (36,00 F) et les chambrées s’abonnaient collectivement.

 

Les sociétés secrètes : leur organisation…

 

§         Les sociétés secrètes avaient structuré l’opinion républicaine et mis en place un réseau politique qui transmettait les informations et les mots d’ordre. Elles étaient parfois héritières de sociabilités anciennes dont le rôle a été mis en valeur par Maurice Agulhon[6] et les études de ses disciples :

– Les « chambrées », caractéristiques des gros villages de Basse-Provence, ne sont ni des « tripots camouflés », ni des clubs, ni des coopératives de consommation mais des « cercles populaires » qui rassemblent des amis désireux d’occuper leurs loisirs et de parler ensemble, avec en outre une dimension d’entraide. La chambrée est aussi le lieu où, outre boire et jouer, on peut s’informer. Le journal républicain, auquel la chambrée est abonné, est souvent lu à haute voix, ce qui permet à l’illettré d’accéder aux informations, puis il est traduit en provençal pour ceux qui ne comprennent pas bien pas le français, et il est enfin commenté collectivement[7]. Il y a souvent plusieurs chambrées par village. Elles ont servi de matrices ou de relais pour la formation des sociétés républicaines qui se structurent en quelques mois (1849-1851). En 1850, on compte un millier de chambrées dans le seul département du Var. Elles comptent chacune – au moins officiellement – peu de membres, ce qui permet de tourner la loi qui fait obligation de déclarer les sociétés de plus de 20 personnes. Au total, c’est généralement près de la moitié des hommes adultes du village qui appartiennent à l’une ou l’autre chambrée.

 

– Dans le Jura, étudié par Pierre Merlin[8], Les Bons Cousins Charbonniers jouaient un rôle ancien ; ils se réunissaient dans les bois où on retrouvait les traces de leurs feux et tenaient des banquets. Ils se reconnaissaient à leurs rubans qui portaient leurs couleurs : noir comme le charbon, rouge comme la braise et bleu comme la fumée. En déclin avant 1848, ils s’étaient « régénérés » à Arbois en 1850 et à Poligny. Les chefs républicains locaux avaient reçu l’initiation. Les ventes, qui étaient les cellules de base de la Charbonnerie, furent ainsi le creuset du « parti républicain » né dans le Jura entre juin 1849 et décembre 1851. La sociabilité traditionnelle est gagnée, de l’intérieur, par les idées républicaines : le Cercle de Poligny, les fruitières, les associations mutualistes, des clubs de lecture de journaux sont baptisés « sociétés secrètes » par les autorités. Mais les républicains montrent aussi leur propre capacité d’organisation politique, en particulier dans de petits centres ruraux comme Arbois, Poligny et Salins.

 

Les démocrates socialistes investissent le réseau des chambrées ou des Ventes de Charbonniers ; en Provence, la Nouvelle Montagne a très souvent son siège dans une chambrée mais elle recrute au delà et la société secrète est parfois complètement indépendante de la chambrée, comme Frédéric Négrel l’a démontré pour Artignosc[9].

 

§         Ces sociétés secrètes s’organisent donc selon un véritable réseau. C’est la naissance de la Jeune Montagne ou Nouvelle Montagne qui, selon l’étude de Georges Gayol[10], semble avoir sa source dans le Vaucluse, autour d’Alphonse Gent, ancien préfet et député de 1848, compromis dans le soi-disant « complot de Lyon ». Elle se répand le long de la vallée du Rhône, de Marseille à Lyon en passant par le Gard, la Drôme, l’Ardèche. Elle se développe ensuite dans le Var et les Basses-Alpes.

 

Ces sociétés étaient secrètes par nécessité, puisque la liberté d’association et de réunion n’existait pas ou, en tout cas, avait été considérablement réduites par la loi et par les interdictions décrétées par les préfets. Comme les sociétés secrètes de la période 1815-1848, elles avaient conservé un cloisonnement hiérarchique et, souvent un cérémonial initiatique avec prestation d’un serment, comme celui que cite Frédéric Négrel dans son étude des sociétés secrètes d’Artignosc et de Salernes :

Moi, homme libre, au nom des martyrs de la liberté, je jure d’armer mon bras contre la tyrannie tant politique que religieuse. Je jure de faire de la propagande pour la République démocratique et sociale. Je jure de poignarder les traîtres qui révéleraient les secrets de la Société. Je jure de donner assistance à mes frères quand le besoin l’exigera. Je jure de frapper les traîtres qui ne seraient pas frères comme nous.

 

On relève alors le nouvel affilié qui a prêté serment à genoux, le maître de cérémonie le baptise frère montagnard. On lui communique ensuite les mots d’ordre (comme Ardeur, Action, Avenir, 1852) et ainsi que les signes de reconnaissance entre Montagnards (placement de doigts pour serrer la main ou pour ôter son chapeau)[11].

Mais ces sociétés secrètes se distinguaient de celles de la période précédente par deux aspects essentiels :

– Elles ne réunissaient pas une avant-garde républicaine mais au contraire se voulaient de véritables organisations politiques, recrutant un grand nombre d’adhérents.

– Elles n’avaient pas pour but d’organiser un coup de force pour la prise du pouvoir, mais de propager dans l’opinion les idéaux et le programme de la « République démocratique et sociale » et, le cas échéant, de défendre la constitution de 1848 que l’on savait menacée par le Président de la République.

 

…et leurs chefs

 

§         Des chefs, formés dans ces sociétés ou dans la pratique municipale, se révélèrent et remplacèrent les députés de la Montagne retenus à Paris et qui auraient pu être, sur place, les chefs naturels de l’insurrection. Quelques exemples, tirés d’études récentes, montrent la diversité de leurs origines, de leurs âges, de leurs parcours politiques et nous restituent leur identité et leur rôle :

– André Ailhaud[12], qui dirige le mouvement dans les Basses-Alpes, est un ancien garde général des Eaux et Forêts, issu d’une famille de notables, ancien candidat aux élections législatives, révoqué « pour menées séditieuses » en 1849.

– Paul Cotte[13] prend la tête d’une colonne qui marche sur Draguignan : âgé de 23 ans, il est fabricant de faïence à Salernes.

– Louis François Bouis[14], boucher à Besse, un gros bourg viticole qui a voté pour les rouges en 1849, est membre de la société secrète de la « Jeune Montagne » ; il s’installe à la mairie de son village et devient membre de sa « commission de permanence ».

– Jean-François Ailhaud[15], instituteur – comme de nombreux « résistants au coup d’état – devient secrétaire du comité de résistance de Forcalquier.

– Buisson, liquoriste à Manosque, ancien président du comité républicain de 1848, dirigeant de la Solidarité des travailleurs, prend la tête de la colonne qui marche sur Forcalquier. Il est l’un des trois membres du comité de résistance qui s’installe à la préfecture de Digne[16].

– Eugène Millelot[17] est le fils de Millelot père, qui a appelé à Clamecy les flotteurs du faubourg de Bethléem et les ruraux mobilisés par les sociétés secrètes à la résistance au coup d’état. Jeune et frêle, mais déterminé et courageux, il s’impose rapidement comme le chef de l’insurrection de Clamecy et éclipse celui de Dominique Guerbet, chef de la société secrète de Clamecy, libéré par les insurgés.

– A Poligny, où la ville est occupée par les paysans venus des communes voisines, c’est un notable républicain, le pharmacien Bergère ancien sous-commissaire du gouvernement provisoire de 1848, qui prend la tête du mouvement de résistance et qui est nommé sous-préfet provisoire de Poligny. Une administration s’organise et prévient le pillage. De jeunes paysans élèvent des barricades pour défendre la ville et l’ordre républicain qui venait d’être ainsi rétabli par l’un de ses anciens serviteurs[18].

 

Ces républicains sont devenus localement des chefs d’insurrection parce qu’ils exerçaient déjà des fonctions dans les sociétés secrètes ou à la tête des journaux républicains, mais aussi parce que, brusquement, ils ont été portés au delà d’eux-mêmes par les circonstances. Ils ont parfois trouvé leur historien, ce qui nous permet de les nommer et de dire quel a été leur rôle. Combien d’autres, restés anonymes ou inconnus pourraient aussi être cités…

 

La campagne électorale de 1849, l’action des sociétés secrètes et de leurs chefs, la propagande des journaux démocrates avaient permis la riposte – localisée seulement dans quelques régions – des hommes de la Montagne. Pourtant, d’autres départements comme la Saône-et-Loire[19] ou la Corrèze[20] qui avaient pourtant voté pour la Montagne en 1849 et possédaient une presse démocratique, ne se sont pas soulevés en décembre 1851, sans doute parce qu’ils n’avaient pas de sociétés secrètes capables de donner les mots d’ordre et d’encadrer l’insurrection. Leur contre-exemple valide a contrario l’hypothèse du rôle capital joué par les sociétés secrètes.

 

Il faut ajouter que dans de nombreuses régions, il y eut des velléités de résistance ; mais les nouvelles venues de Paris ont découragé beaucoup de gens et fait avorter des soulèvements, par exemple dans le Morvan : des arrestations préventives ont eu lieu en novembre 1851, alors que des bruits de révolution sèment la terreur chez les notables ; des réunions au cours desquelles des « rouges » délibèrent de la décision à prendre, sont dispersées à Saulieu et à Château-Chinon ; les chefs montagnards attendent trop longtemps des nouvelles de Paris. Ainsi, le décalage chronologique des événements a-t-il joué un rôle important[21]. Dans la Loire, le 8 décembre, une réunion de républicains, à Sury-le-Comtal, est interrompue par la gendarmerie qui arrête ses participants et les conduit à la prison de Montbrison[22]. On pourrait multiplier les exemples…

 

Comment se déroulent ces insurrections ?

 

La nouvelle du coup d’état arrive : les républicains, mobilisés par quelques chefs, désignés ou parfois improvisés, se réunissent devant la mairie, provoquent la réunion du conseil municipal ou d’une commission municipale provisoire, réinstallent l’ancien maire, s’il a été révoqué, désignent des délégués pour siéger dans le comité de résistance de la petite ville voisine. Partout on se réclame d’abord de la Constitution et de ses articles 68 et 110. Le conseil proclame la déchéance du président parjure et appelle aux armes en faisant passer le tambour. Installé dans les mairies, « réinstallé dans ses droits » – l’expression est partout employée – le peuple tente de s’armer : il y a les armes des gardes nationaux et les fusils de chasse. La petite brigade de gendarmerie est vite submergée : on lui prend ses armes, d’autant qu’il existe de nombreux contentieux entre paysans et gendarmes. On pratique aussi des perquisitions chez les notables et leurs armes sont confisquées. A Clamecy, on libère les prisonniers, militants politiques ou braconniers…

L’insurrection est politique. Elle s’accompagne parfois de mesures et d’épisodes qui lui donnent sa coloration sociale : abolition de la taxe sur le vin, à Digne ; destruction des registres de contributions à Cuers (Var), pillage de la maison du maire à Saint-Etienne-les-Orgues (Basses-Alpes) parce qu’il est aussi l’usurier du village. A Clamecy, le meurtre du gendarme Bidan, victime d’une sorte de lynchage populaire, provoque le désarroi des chefs de l’insurrection qui ne l’avaient pas voulu. Il y a aussi quelques actes de vengeance privée : mais ce sont des exceptions, souvent réprimées par les autorités insurgées elles-mêmes. Ce qui est massif, c’est le caractère politique de l’insurrection qui ne fut pas une jacquerie comme ses adversaires tentèrent de le faire croire.

Les insurgés souhaitaient s’emparer des sous-préfectures, second échelon de pouvoir à conquérir après les mairies. Cette stratégie s’est imposée du fait de la passivité des grandes villes. Pour les populations rurales, la ville, c’est d’abord la petite ville locale, la sous-préfecture voisine. Conquête difficile : chaque sous-préfecture a sa garnison, des fonctionnaires, une bourgeoisie locale vite effrayée par l’agitation. Les paysans républicains se forment en colonnes pour marcher sur la ville avec des chefs de colonne qui portent une écharpe rouge. Parfois une femme marche en tête de la colonne insurgée, telle Césarine Ferrier, « belle jeune femme enthousiaste de la liberté »[23], âgée de seulement vingt et un ans, placée en tête de la colonne venue de Grimaud et de Cogolin ; elle avait suivi son mari Louis Ferrier, charron à Grimaud où il venait d’être nommé maire. Vêtue d’une robe rouge, elle portait un drapeau de la même couleur et était coiffée du bonnet phrygien[24].

Ces colonnes ont leurs aspects pittoresques ou étonnants : lorsque les contingents montagnards défilent à Digne, celui de Sainte-Croix-du-Verdon est dirigé par son curé, l’abbé Chassang, portant en guise de drapeau la croix de « Jésus le Montagnard »[25], ce qui renouait avec des attitudes observées en 1848.

Mais cette « stratégie de la colonne » marchant vers la ville n’a vraiment réussi à soulever les citadins que dans le Var et les Basses-Alpes. Certains centres isolés se soulevèrent aussi parce que les insurgés pouvaient s’appuyer sur une base sociale : à Clamecy, sur les flotteurs de bois, à Bédarieux sur les ouvriers.

 

Chronologie de l’insurrection[26]

 

Le 3 décembre, ont lieu les premiers mouvements, au Donjon (Allier) où on décide de marcher sur Lapalisse, à Poligny, à Saint-Amand (Cher), à Orange (Vaucluse). Mouvement inverse : les républicains d’Auch, de Béziers, d’Agen envoient des émissaires dans les campagnes environnantes.

Le 4 décembre, la nouvelle du coup d’état est presque partout connue. C’est aussi à Paris la journée décisive. En province, le combat s’engage alors que des manifestations de rues sont rapidement matées à Limoges, Perpignan, Bayonne, Marseille, Toulouse. Dans les campagnes, les villageois du Donjon envahissent Lapalisse, les paysans du Gers marchent sur Auch, ceux du Bitterois sur Béziers où des incidents sanglants se déroulent. La garnison d’Agen arrête les colonnes de paysans qui marchent sur la ville. Les paysans protestants de la région de Nîmes tentent de marcher sur la ville. Le soir du 4, l’insurrection commence à Bédarieux (Hérault) et dans le Var, au Luc et à la Garde-Freinet.

Le 5 décembre, le mouvement s’étend : c’est le soulèvement de Clamecy (Nièvre) où les républicains sont maîtres de la ville. Surtout, les républicains du sud-est se soulèvent. L’insurrection connaît là ses mouvements les plus spectaculaires et rassemble ses plus gros effectifs. Si, dans le Var, l’insurrection est vite étouffée près de Toulon (échec sanglant de Cuers), elle se développe dans le centre du département, à partir de deux petite villes : Brignoles, chef-lieu d’arrondissement dont toutes les communes se soulèvent, et La Garde-Freinet, dans les Maures, où les ouvriers bouchonniers sont très actifs. A Draguignan, le préfet est complètement isolé. Dans les Basses-Alpes, le mouvement, dirigé par André Ailhaud, part de Château-Arnoux le 5 décembre 1851 à la tête d’un groupe d’insurgés qui gagnent Sisteron. La sous-préfecture de Forcalquier est tombée, de son côté, aux mains des insurgés qui contrôlent aussi le sud du département. Les colonnes républicaines venus de Sisteron, Forcalquier, Manosque font leur jonction à Malijai puis marchent, dans la neige, jusqu’à Digne. La Drôme s’insurge, la moitié du département est aux mains des républicains, bien que les chefs aient annulé l’insurrection à l’annonce des nouvelles de Paris. Mais, le même jour, c’est l’échec des premiers mouvements, à Poligny, au Donjon et à Lapalisse[27], dans le Gers.

Le 6 décembre, les forces de l’ordre poursuivent la reprise en mains de la situation dans le Centre (sauf à Clamecy) et dans le sud-ouest. Mais l’insurrection fait tache d’huile dans le Var, les Basses-Alpes, la Drôme et même une partie du Vaucluse (Apt). Dans le Var, Camille Duteil, rédacteur au Peuple de Marseille, arrive à la sous-préfecture de Brignoles, décidé à réorienter la stratégie de l’insurrection en allant « opérer dans les préfectures le changement de pouvoir déjà accompli dans les mairies »[28]. Il faut passer à la guerre de mouvement : les contingents des communes insurgées partent de Brignoles et du Luc, du golfe de Grimaud et des Maures pour converger sur Vidauban où, le soir du 6, Duteil en prend le commandement.

Le 7 décembre, la guerre de mouvement commence dans le Sud-Est. La colonne des contingents de la Drôme qui marchait sur Valence est arrêtée à Crest où se déroule une véritable bataille rangée : pendant trois heures, cinq à sept mille républicains tentent avec courage d’enlever les positions tenues par l’armée ; celle-ci, grâce à un armement supérieur, repousse les insurgés qui laissent, sans qu’on puisse faire un bilan, de nombreux morts et blessés sur le terrain[29]. Les colonnes du Var, dirigées par Duteil, ont fait leur jonction avec les Bas-Alpins et gagnent Salernes où l’on bivouaque[30]. Les Bas-Alpins prennent Digne, la seule préfecture qui tombe aux mains des insurgés.

Le 8 décembre, Clamecy tombe et l’ordre est rétabli dans tout le Centre et le Sud-Ouest. La contre-offensive gouvernementale se développe à partir de Marseille vers le Var intérieur, traversant les villages « rouges » vidés de leurs combattants. Une 3e colonne républicaine se forme dans la région d’Apt et se dirige sur Avignon.

Le 9 décembre, les républicains du Vaucluse échouent devant Cavaillon. Au cœur des Basses-Alpes, les républicains, commandés par André Ailhaud, sont retranchés aux Mées où ils barrent la route de Digne aux soldats venus de Marseille commandés par le colonel Parson ; ils subissent victorieusement un premier assaut si bien que Parson dont les troupes ont eu de nombreux morts, blessés et prisonniers, ordonne la retraite en attendant des renforts. Mais la nouvelle de l’échec général des résistances au coup d’état, confirmée par les prisonniers faits aux Mées, provoque la dispersion des républicains, ordonnée par de nombreux chefs locaux malgré l’opposition d’André Ailhaud[31].

Le 10 décembre, les insurgés du Var sont mis en déroute à Aups que les troupes de Duteil avaient gagné, venant de Salernes. Le même jour, dans les Basses-Alpes, Sisteron est réoccupé par la troupe ; le 12, c’est au tour de Digne, abandonnée depuis le 10 par les insurgés. Quelques résistances sporadiques ont encore lieu ça et là : André Ailhaud s’est réfugié avec ses derniers fidèles sur la montagne de Lure, près de Manosque, où il fait flotter le drapeau rouge et « tient le maquis » pendant une semaine avant de gagner Marseille où il se cache avant son arrestation à la fin de décembre. Le Comité de salut public de Barcelonnette, protégé par son isolement au milieu des montagnes, maintient son autorité jusqu’au 14 décembre[32]. Ce ne sont que quelques ultimes combats « pour l’honneur ».

 

La résistance est vaincue, la répression commence.

 

 


[1] Maurice Agulhon : Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique, Toulon de 1815 à 1851, Paris, Mouton, 1970, 2e éd., 1977, p. 154, 157, 159-163 et 184 et Dominique Lecoeur : « Du socialisme ouvrier à la république des paysans, l’itinéraire de Louis Langomazino » dans Provence 1851, une insurrection pour la République, op. cit.

[2] Après sa libération, Louis Langomazino reste en Polynésie et devient juge d’instruction puis avocat à Papeete (Tahiti) où il meurt en 1885. Après la loi de sûreté générale de 1858, il avait dû s’exiler deux ans au Chili.

[3] Jean Maitron : Dictionnaire Biographique du mouvement Ouvrier Français [DBMOF], tome I, Paris, Les Editions Ouvrières, 1964, notice p. 104.

[4] Maurice Agulhon : « La diffusion d’un journal montagnard : Le Démocrate du Var sous la Deuxième République » dans Provence Historique, tome X, 1960.

 

[5] Cf. infra, paragraphe suivant consacré aux chambrées.

[6] Maurice Agulhon : La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la IIe République, Paris, Plon, 1970, rééd. Paris, Le Seuil, coll. L’Univers historique, 1979.

[7] Frédéric Négrel : « La chambrée : foyer républicain » dans Verdon, numéro 5 spécial 1851, été 2001. Article en ligne sur le site internet de l’Association 1851-2001. (texte intégral)

 

[8] Pierre Merlin : « Aux origines du parti républicain dans le Jura. Un aspect de la crise finale de la seconde République : la sociabilité jurassienne dans la tourmente (mai 1849 – décembre 1851) », Société d’émulation du Jura, Travaux 1993, Lons-le-Saunier, 1994.

 

[9] Sur les sociétés secrètes, lire Frédéric Négrel, Clandestinité et réseau républicain dans le Haut-Var. La société secrète montagnarde d’Artignosc (1849-1851), mémoire de maîtrise, direction Jean-Marie Guillon, Université de Provence, Aix en Provence, 2000, publié par l’Association 1851-2001, Les Mées, 2001. (texte intégral)

[10] Georges Gayol : « Chambrées et sociétés secrètes », site internet de l’Association 1851-2001. (texte intégral)

[11] Salernes et les sociétés secrètes, texte d’une conférence à Salernes, le 25 août 2001, par Frédéric Négrel. (texte intégral)

 

[12] Christian Maurel : « André Ailhaud, dit de Volx (1799-1854), héros de l’insurrection républicaine bas-alpine de 1851 », dans Provence 1851, une insurrection pour la République, op. cit.

[13] Emilien Constant : « De la seconde à la Troisième République, le parcours d’un Varois rebelle et politique, Paul Cotte » dans Provence 1851, une insurrection pour la République, op. cit.

[14] Michel Tailland : « Louis François Bouis, de Besse, un défenseur anonyme de la République » dans Provence 1851, une insurrection pour la République, op. cit. (texte intégral)

[15] Sans lien de parenté avec André Ailhaud, précédemment cité. Cf. Paul Varcin : Les instituteurs bas-alpins face au coup d’état du 2 décembre 1851″ dans Provence 1851, une insurrection pour la République, op. cit

[16] J. Maitron, DBMOF, op. cit., tome I, p. 323.

 

[17] Philippe Vigier : La vie quotidienne en province et à Paris pendant les journées de 1848, Paris, Hachette, coll. La vie quotidienne, 1982. Rééd. sous le titre : 1848, les Français et la République, préface d’Alain Corbin, Paris, Hachette, coll. La vie quotidienne, 1998. Cf. le chapitre XII, Paris III et Clamecy (Nièvre), 4, 5 et 6 décembre 1851.

[18] Pierre Merlin : « Le coup d’Etat du 2 décembre 1851 dans le Jura : la répression, les hommes, l’exil », Société d’émulation du Jura, Travaux 1995, Lons-le-Saunier, 1997, p. 284.

 

[19] Pierre Lévêque : « Décembre 1851 : faibles réactions en pays rouge. Le cas de la Saône-et-Loire », Revue d’Histoire du XIXe siècle, n° spécial Autour du 2 décembre 1851, s.d. de Raymond Huard, n° 22, 2001/1. (résumé)

[20] Claude Latta : « La répression antirépublicaine dans la région de Montbrison après le coup d’état du 2 décembre 1851 », Bulletin de la Diana, société historique et archéologique du Forez, tome LI, 1990.

[21] Marcel Vigreux : Paysans et notables du Morvan au XIXe siècle, jusqu’en 1914, Château-Chinon, Académie du Morvan, 1998, p. 340-342.

[22] Claude Latta, art. cit.

 

[23] Eugène Ténot : La province en décembre 1851, Paris, 1865, p. 204-205.

[24] Maurice Agulhon : La République au village. Les populations du Var de la révolution à la IIe république, Paris, Plon, 1970, rééd. Paris, Le Seuil, 1979, p. 456-460. Louis Ferrier réussit à s’exiler aux Etats-Unis où sa femme put le rejoindre. Il devint officier dans l’armée fédérale. Césarine Ferrier fut, pour Emile Zola, le modèle du personnage de Miette dans La fortune des Rougon.

[25] Luc Willette, op. cit., p. 193.

 

[26] Nous suivons Maurice Agulhon : 1848 ou l’apprentissage de la République 1848-1852, Paris, Le Seuil, coll. Nouvelle histoire de la France contemporaine, 1973, rééd. révisée et complétée, 1992.

[27] Un monument aux victimes du 21 décembre 1851 a été érigé à Lapalisse, près de la mairie, sous la IIIe République (Renseignement donnés par Marcel Dereure).(photo)

[28] Maurice Agulhon, La République au village, op. cit., p. 439

[29] Philippe Vigier : La Seconde République dans la région alpine, tome II : Les paysans, 1849-1852, Paris, PUF, 1963, tome 2, p. 312-313.

[30] Maurice Agulhon, La République au village, op. cit., p. 439-442, carte p. 440.

[31] Philippe Vigier, op. cit., p. 318.

[32] Ibid., p. 319.