Tocqueville

Article mis en ligne le 22 décembre 2025

 

Françoise Mélonio, Tocqueville

 

par René Merle

Je viens de lire avec grand intérêt et grand plaisir le tout récent ouvrage de l’éminente historienne (et adhérente de notre Association) Françoise Mélonio[1] : Tocqueville (NRF biographies, Gallimard, 2025).

Une biographie de plus, me direz-vous. À quoi bon ? Les biographies de Tocqueville, père du libéralisme politique, abondent dans les bibliothèques et sur Internet. On croit savoir tout de cet enfant d’une famille aristocratique légitimiste du Cotentin, né à Paris en 1805, élève à Metz où il a suivi son père préfet de la Restauration, étudiant en droit à Paris en 1826, juge auditeur au tribunal de Versailles en 1827. Il voyage en Amérique du Nord d’avril 1831 à février 1832, quitte la magistrature en mai 1832, publie en 1835 le premier tome de De la Démocratie en Amérique, qui le rend immédiatement célèbre. Il est député dans la Manche de 1839 à 1851, et, jusqu’à sa mort en 1859, se cantonne dans une retraite studieuse après le Coup d’État auquel il s’est opposé.

Signe des temps, me voyant studieusement plongé dans ce « pavé » de plus de 600 pages, une amie m’en a sorti par compassion, en un clin d’œil de ChatGPT et DeepSeek, le résumé et l’analyse, travaux tout mâchés pour étudiants pressés.

À rebours de ces facilités discutables, allez donc conforter la présentation de l’éditeur[2] en vous plongeant dans cette magistrale biographie à bien des égards novatrice, saluée par la presse nationale, du Figaro à l’Humanité, en passant par le Monde et la Tribune, et honorée du prestigieux prix Aujourd’hui. Son déroulement minutieux unit de façon très éclairante la maturation de cette doctrine de la transition démocratique, au cheminement de l’homme dans ses fécondes ambiguïtés et contradictions. Cheminement au double sens du mot, car Tocqueville fut un grand voyageur[3] toujours en quête de contacts, de rencontres et d’informations. Son voyage en Amérique[4] est capital : sollicitant un congé à ses frais pour étudier le système pénitentiaire américain, le jeune magistrat va découvrir les principes qui dorénavant gouverneront sa vie politique.

 

Françoise Mélonio souligne que Tocqueville, quelque peu oublié sur le long terme de nos républiques consolidées, a été retrouvé dans les périodes d’instabilité et donc d’interrogation politique, comme en 1848, et comme celle que nous vivons présentement.

Dans son opposition au totalitarisme, Raymond Aron a encensé un Tocqueville libéral de type nouveau, qui place l’éthique de la liberté au-dessus de tout. François Mitterrand aidant[5], Tocqueville a été présenté en justification idéologique d’un rassurant centre gauche libéral de gouvernement. À rebours, il a essuyé récemment les critiques de ceux qui, comme Michel Onfray, lui reprochent notamment son approbation de la colonisation, y compris dans ses pires excès.

Et naturellement, aujourd’hui, son ouvrage De la Démocratie en Amérique (1835-1840), présentation d’une société démocratique stable fondée sur l’égalité et l’équilibre des pouvoirs, ne manque pas s’être mis en abyme avec la dérive autoritaire du Président Trump.

Dans ce contexte, la biographie que propose Françoise Mélonio évite toute hagiographie ou tout dénigrement. Il s’agit de comprendre.

Il serait dommage de déflorer votre lecture suivie en reprenant ici le détail de cette impressionnante biographie. Je voudrais seulement pointer quelques-unes de ces ambiguïtés et contradictions, finement analysées par Françoise Mélonio, qui ont été les initiatrices de l’œuvre, et en ont permis la maturation.

 

Tocqueville grandit dans une famille aristocratique normande légitimiste, fière de son lointain lignage remontant aux temps de Guillaume le conquérant, et profondément marquée par la violence révolutionnaire. Son père est préfet des Bourbons et pair de France. La famille est parisienne, mais très liée à sa terre patrimoniale du Cotentin. Elle a le sens de l’État et justifie sa qualité des services qu’elle peut lui rendre.

Famille légitimiste, mais familialement marquée par l’aïeul Malesherbes, homme de pouvoir mais aussi des Lumières, protégeant les encyclopédistes, et se risquant à défendre le Roi lors de son procès pour finir guillotiné comme lui.

À l’encontre de tout étroit déterminisme, Françoise Mélonio montre comment, sans jamais rompre avec sa famille, Tocqueville acquiert une indépendance de pensée lors de ses études parisiennes de droit (1823-1826), notamment en fréquentant les cours de Guizot, qui, rompant avec l’histoire strictement événementielle, font des conflits entre le tiers état, la noblesse et le roi le moteur du progrès.

Loin de s’en tenir au légitimisme familial, d’ores et déjà le jeune Tocqueville est fasciné par la vie parlementaire d’une Angleterre aristocratique.

Et son appétit précoce de voyages témoigne d’un besoin d’appréhender de la réalité française dans la comparaison avec les réalités extérieures.

Après la révolution de juillet 1830, alors que sa famille refuse tout aval au nouveau régime, et malgré le trauma de la découverte de la violence révolutionnaire populaire, en août, Alexis, jeune magistrat désireux d’être utile, prête serment à « l’usurpateur ».

Au lendemain de ce voyage aux États-Unis (1831-1832), au grand dam de sa famille il avalise l’irrésistible révolution démocratique contre laquelle il serait vain de lutter, mais dont il est nécessaire de pointer les périls qu’elle porte, à terme.

Autre prise de distance avec le conformisme familial, il épouse une roturière en 1835.

 

Il n’empêche, par sa sensibilité et son comportement, Alexis demeure un aristocrate, ce qui ne manquera pas de nourrir d’éternelles contradictions entre sa sensibilité et ses convictions.

Françoise Mélonio souligne que ce qui subsiste en lui d’aristocrate est gage d’une lucidité qui lui permet, aux États-Unis, de prendre la bonne distance avec une société démocratique si nouvelle pour lui, où il est stupéfait de constater l’absence de barrière sociale. L’inégalité des fortunes se compense d’une égalité dans les rapports sociaux.

En 1835, pour affiner sa connaissance de la liberté constitutionnelle, il voyage dans une Angleterre aristocratique, où sa notoriété le fait facilement accepter dans la mondanité des Whigs. S’il se dit trop démocrate pour supporter leur morgue aristocratique, il ne peut s’empêcher d’être choqué par le prosaïsme vulgaire de la bourgeoisie.

Même s’il apprécie leur « sagesse » politique, il n’est vraiment pas à l’aise avec la médiocrité de ces petits notables ruraux du Cotentin, qu’à partir de 1836 il doit fréquenter assidûment pour des raisons électorales en ces temps de suffrage censitaire. Il est encore moins à l’aise quand en 1848, avec le suffrage universel masculin, c’est toute la population rurale qui vote. Il s’offusque d’ailleurs initialement que l’on fasse voter les domestiques, les soldats et les pauvres Mais il sera facilement l’élu de ce suffrage universel.

 

Une des fructueuses contradictions de Tocqueville est l’opposition Paris-Province.

Après le triomphe de son livre en 1835, il est une des figures de la vie intellectuelle parisienne et de ses salons, élu à l’Académie des sciences morales et politiques en 1836, et à l’Académie française en 1842.

Et quand, en 1836-1837, il décide de se lancer dans la vie politique, c’est Paris qu’il choisit et non la Normandie.

Mais devant un échec prévisible, il renonce à se présenter à l’élection législative de Versailles, et cet échec le renvoie à la terre ancestrale des Tocqueville, où, en utilisant sa notoriété parisienne d’auteur plus que ses présumées attaches normandes, en notable quelque peu parachuté, il tente en 1837 une candidature à Valognes, capitale du Cotentin, où se trouve le château familial des Tocqueville. Il échoue en 1837, mais est élu député en 1839, et réélu en 1842 (il est élu conseiller général cette même année) et en 1846.

Cet enracinement électoral normand témoigne de ses contradictions. Il se présente comme démocrate conservateur ennemi des révolutions, mais ne sollicitera ni le soutien du ministère quand celui-ci était conforme à ses vœux, ni celui de l’opposition. Il veut que ses électeurs choisissent un homme plus qu’un programme.

Il s’enracine à sa façon dans ce monde rural radicalement différent de celui de sa vie parisienne, et s’y convainc que si la démocratie locale est un contre-pouvoir utile face au despotisme centraliste, elle peut aussi, en ces temps d’individualisme triomphant, utilement inculquer des valeurs de sociabilité, voire de solidarité.

Quelle distance entre l’intellectuel mondain de Paris et le député qui, défenseur des intérêts locaux, est aussi le porteur lassé du quémandage de ses électeurs auprès des ministères !

 

Une autre féconde contradiction de Tocqueville est celle du vécu de cet aristocrate nanti avec la condition souvent misérable des classes populaires.

Initialement, que connaît-il du peuple, sinon sa courte expérience de magistrat à Versailles ? Elle lui avait au moins posé la question du système pénitentiaire, qui sera le motif officiel de son voyage en Amérique. À son retour, en 1833, il publie avec son ami Beaumont un mémoire sur le système pénitentiaire aux États-Unis et sur son application en France, qui reçoit le prix Montyon de l’Académie française[6].

Tocqueville constate par la suite combien le peuple urbain est dangereux. La violence populaire parisienne de juillet 1830 l’a traumatisé. Il ne cessera de la combattre. En Mai 1839, il prend les armes avec son bataillon de la garde nationale contre l’insurrection républicaine parisienne de la Société des saisons. On le retrouvera physiquement debout contre la « guerre servile » du prolétariat parisien en juin 1848.

Et il faut voir comment, dans ses Souvenirs, il exprime son horreur physique devant la plèbe blanquiste envahissant l’Assemblée en mai 1848.

Ce qui ne l’empêche pas d’être lucide devant la question du paupérisme.

La visite de Manchester en 1835 lui a révélé la terrible misère du prolétariat industriel.

À son retour, dans un mémoire présenté en 1835 devant la Société académique royale de Cherbourg il lie la misère ouvrière à l’exode rural suscité par les nouvelles réalités de l’économie, mais il est également lucide devant la misère cachée au sein des plus agréables campagnes.

Durant toute sa vie de député, il se penchera (le mot est juste pour l’aristocrate qu’il demeure) sur le drame des filles mères et des enfants abandonnés.

Il publiera un second mémoire sur le paupérisme en 1837[7].

Et toute son activité de député sous la Monarchie de Juillet témoigne en ce domaine d’une volonté d’action pour des réformations sociales concrètes[8].

Mais, dès son mémoire de 1835, il pense que l’intervention publique en matière de charité, soit le droit légal à l’assistance, ne peut que nuire à l’économie comme à la moralité. D’autre part, la charité privée, qui noue des rapports positifs d’individu à individu, ne peut évidemment qu’être de moins en moins être efficace devant l’afflux de la population urbaine. Donc, il ne voit guère d’issue.

Dans le projet non abouti d’une« Jeune Gauche », son tournant social de 1846-47 témoigne de sa prise de conscience de la réalité des courants socialistes et de leurs questionnements.

Il envisage alors une réforme des impôts les plus pénibles aux classes pauvres, de la création, chère aux républicains avancés, d’organismes de crédit mobilisant au profit des travailleurs une partie du capital national. Sans tomber dans les abus de la charité, il préconise des établissements de prévoyance, de secours, de travail et de colonisation. Sur ce dernier point, il s’oppose au maréchal Bugeaud qui s’en tient à une gestion militaire des territoires pour le moment conquis en Algérie. Tocqueville, au contraire, souhaite une colonisation de peuplement qui absorberait une partie de la population pauvre.

Contradiction encore, s’il accepte le « Droit au travail » des débuts de la Seconde République, la « guerre servile » de juin l’a terrorisé et il ne prône plus ensuite qu’un nébuleux droit à l’assistance.

Pendant toutes ses législatures, il a soutenu le droit à tous de l’instruction et la liberté de l’enseignement sous la tutelle de l’État. L’éducation du peuple lui apparaît comme une nécessité majeure contre le paupérisme nourri de l’ignorance.

 

Cette sensibilité mouvante devant la domination sociale ne peut esquiver la question de l’esclavage.

Lors de son voyage américain, il a constaté dans la descente vers la Louisiane le contraste entre la rive droite de l’Ohio, « nordiste », tournée vers l’activité et l’industrie, avec la rive gauche « sudiste » esclavagiste. Double dégradation, l’esclave est un animal privé de liberté, et le maitre oisif croirait se déshonorer en travaillant. Il n’empêche, Tocqueville ne s’est pas étendu sur le sujet de l’esclavage, qui demeure le point aveugle de sa réception de la démocratie américaine.

Mais l’esclavage est aussi dans les colonies françaises et particulièrement aux Antilles une réalité qui ne peut que solliciter le nouveau député. Dès 1839, Tocqueville soutient l’abolitionnisme de Destutt de Tracy.

 

Autre contradiction majeure, son point de vue sur la colonisation.

En 1832, lors de son incursion au Québec, il est fasciné par cette « Nouvelle France » qui maintient ses caractères nationaux, malgré l’oppression anglaise qu’il condamne. Mais il n’est plus alors en territoire étatsunien et ne s’étend pas sur le sujet.

De même, en 1835, lors de son voyage en Angleterre et Irlande, il constatera l’état lamentable d’un peuple conquis victime d’une oppression nationale et religieuse et d’une dépossession culturelle (comme les bas-bretons dira-t-il). Mais la misère irlandaise ne résulte pas, comme à Manchester, du développement du capitalisme industriel : la violence de la conquête a ruiné les paysans sans entraîner la naissance d’une classe moyenne. En définitive, l’Irlande est une anomalie.

Mais quelle est son attitude devant l’active colonisation menée par les États-Unis sur les territoires indiens ? Lors de son expédition vers les Grands Lacs, où il côtoie des guides iroquois, il ne peut que constater la déchéance et l’avilissement des Indiens qu’entraine l’oppression coloniale. Sa vision romantique née de la lecture de Chateaubriand se dissipe, les indiennes qu’il rencontre n’ont rien à voir avec la princesse Atala.

Et lors de sa descente du fleuve Ohio, il est témoin indigné de la brutale déportation des Chactas, dépossédés de leur terre.

 

Pour autant, il ne condamne en rien la violente et coûteuse guerre de conquête coloniale en Algérie, menée depuis 1830. Il y voit au contraire une question de survie pour la France, qui affirme ainsi sa puissance, notamment face à l’Angleterre. Et il ne s’agit pas d’une vision détournée des réalités. Très informé sur l’Algérie dès 1836, Tocqueville y voyage en 1841 avec Bugeaud, dont il justifie les abominables crimes de guerre. Il retourne en Algérie en 1846 et prône, on l’a vu, une colonisation de peuplement, au risque d’opposer à jamais les colons français et la population algérienne dépossédée.

 

De la grise Monarchie de Juillet à l’inattendue Seconde République, la vie politique du député Tocqueville est nourrie de nombreuses contradictions.

Il quitte en 1832 la médiocrité de la magistrature pour écrire son ouvrage décisif, paru en 1835. Il y montre qu’une république démocratique peut se maintenir sans violences ni révolution, et que, malgré leurs mœurs vulgaires, l’individualisme intelligent des classes moyennes instruites était porteur de prospérité et de stabilité politique dans leur selfgovernment. L’État ne se mêle pas de tout, mais assure les grands travaux d’utilité publique.

Qu’envisage-t-il alors pour le France, où Guizot par exemple pense que seule une minorité de riches ou de capacités est à même de gouverner ?

Dès 1836, on l’a vu, il veut tenir un rôle politique positif dans cette bourgeoise monarchie parlementaire qu’il n’aime guère.

En 1840, auréolé par le succès du tome I après 1835, et désormais nourri d’une immersion nouvelle dans la culture européenne, il publie le tome II initié dès 1836. Malgré la reprise du titre, De la démocratie en Amérique, au-delà du constat américain, il s’agit là d’une réflexion plus large sur la construction des différents types de démocratie, et naturellement de la très souhaitable démocratie française qu’il veut différente de celle des États-Unis, menacée par la tyrannie de la majorité.

« J’écris dans un pays et pour un pays où la cause de l’égalité est désormais gagnée sans retour possible vers l’aristocratie. Dans ces conditions mon devoir est de m’appesantir sur les mauvaises tendances que l’égalité peut faire naître afin de les empêcher. »

À son arrivée à l’Assemblée, en 1839, il se veut royaliste constitutionnel indépendant, mais prend très vite conscience qu’il faut se ranger dans un parti.

Or il n’aime ni Guizot, pour lequel la démocratie est « soit une étape infantile soit une orgie », ni le libéral Thiers porté par les médiocres. Sa tentation de former un nouveau grand parti libéral avec Billault et Dufaure échoue bien vite.

Dans le cadre de la monarchie héréditaire, il souhaite un gouvernement central énergique dans sa sphère d’action, mais qui ne se mêle pas de tout. Il veut que toute la liberté possible soit laissée à l’action des individus, dans la liberté personnelle qui engendre la prospérité.

Nos néo libéraux actuels s’en souviendront.

Depuis son voyage aux États-Unis, où il a constaté que la gestion de la commune prime sur celle de l’État, il plaide pour une certaine décentralisation qui libèrerait les énergies locales. Mais si la centralisation administrative est liberticide, la centralisation politique est indispensable pour la sécurité nationale.

En 1836, un voyage en Suisse l’avait déjà convaincu qu’une structure fédérale doit avoir des compétences limitées mais indispensables à la défense de la nation et à son unité. Or, en Suisse, s’il y a des cantons, il n’y a pas de Suisse.

 

Tocqueville sera très actif dans les commissions et rédigera des rapports qui feront date, sans jamais pouvoir apparaître comme l’homme d’un nouveau grand parti.

Partisan résolu de la liberté de la presse, de la liberté d’association et d’enseignement, il a la volonté de faire entrer progressivement la majorité des Français dans la famille des citoyens actifs, par une prudente extension du droit de vote.

En 1844 et 1845, les aventures ratées de ses deux journaux de « la Jeune Gauche », le Commerce et le Soleil, se veulent l’aboutissement d’un demi-siècle qui, dixit, « n’a cessé de travailler à constituer parmi nous la liberté politique et l’égalité devant la loi », en s’en tenant sur les principes qui ont fait la légitimité de la Révolution française

 

À la fin de la Monarchie de Juillet, Tocqueville s’affirmait volontiers en Cassandre annonçant la fin d’un système oligarchique, mais, très prudemment il ne participa pas à la campagne des banquets.

La République advint, qu’il n’attendait pas, mais, sans illusions, il s’y rallia sincèrement, pourvu qu’elle soit conservatrice et ne se perde pas dans des espérances sociales chimériques.

République ou monarchie, il pense que les Français sont indifférents à la forme de gouvernement, pourvu qu’on leur assure beaucoup d’égalité, un peu de liberté et du bien-être.

C’est en républicain modéré qu’il se présente dans la Manche, où il est facilement élu par le suffrage universel masculin.

À l’Assemblée, il n’est pas question de rejoindre les républicains et encore moins les légitimistes car il doit prendre toutes ses distances avec son milieu d’origine. Il se classe donc dans l’hétéroclite Centre gauche.

Au contraire des espérances socialistes, il proclame que si la démocratie veut l’égalité dans la liberté, le socialisme veut l’égalité dans le mal vivre et la dictature.

Entre le 19 mai et le 17 juin 1848, il est membre de la Commission chargée de la rédaction de la Constitution française de 1848, adoptée le 4 décembre « sous le regard de Dieu ».

C’est là peut-être que les adhérents de notre Association 1851 attendent Tocqueville, car cette Constitution, matrice de la nôtre, porte en elle la possibilité, sinon l’inéluctabilité du Coup d’État de 1851.

En effet, dans la tradition monarchiste et l’exemple des États-Unis, Tocqueville est aussitôt partisan de l’élection d’un Président de la République, non pas par l’Assemblée unique comme le souhaitaient les républicains avancés (Assemblée toute puissante qu’il souhaite tempérer par le bicamérisme), mais par le suffrage universel masculin.

Il opte pour la non rééligibilité du Président élu pour 4 ans, et s’en mordra amèrement les doigts en 1851.

Il vote Cavaignac lors de l’élection présidentielle de décembre 1848 qui voit la victoire écrasante de Louis-Napoléon Bonaparte.

En mars 1849, les élections voient la victoire du Parti de l’Ordre, mais aussi l’inattendu succès des rouges démocrates-socialistes que l’on croyait balayés. Tocqueville se retrouve bientôt Ministre des affaires étrangères de juin à octobre 1849 dans le très modéré gouvernement Odilon Barrot qui, devant « le péril rouge », proclame l’état de siège, musèle la presse et interdit les Clubs. Très opportuniste, il essaie de flatter le président et ménage les légitimistes. Mais l’affaire de Rome fait tomber le ministère en octobre 1849.

Tocqueville voyage alors en Italie, s’éloigne de la vie parlementaire et se retire souvent dans son château.

Au moment du Coup d’État de décembre, il participe à la manifestation de protestation des députés, il est arrêté avec eux, puis se retire de la vie politique sans jamais avaliser le Coup d’État. Il est consterné par l’attitude des classes dites éclairées qui, au nom de la lutte anti rouges, justifient la violente répression militaire des mouvements de protestation tant à Paris qu’en province.

Jusqu’à sa mort en 1859, il vit une retraite studieuse, où il propose des éclairages pertinents sur la grande Révolution française et ses causes.

 

Dans ces quelques lignes, je n’ai fait qu’effleurer la richesse de ce monumental ouvrage. J’espère vous avoir donné envie de le lire, d’autant que, comme l’écrit Françoise Mélonio, « Écrire la biographie de Tocqueville, c’est éclairer, à travers un parcours individuel, l’histoire politique et intellectuelle du XIX° siècle et celle, en amont, de la Révolution ».

 

René Merle

 


[1] Françoise Mélonio a dirigé la publication en trois tomes des Œuvres de Tocqueville dans la Pléiade.

[2] « Il est le plus profond penseur de la démocratie, l’observateur le plus aigu de la société américaine et l’interprète indépassable de la transition inachevée en France des temps aristocratiques à l’ère démocratique. L’œuvre de Tocqueville échappe à l’organisation ordinaire de nos savoirs. Elle est, autre singularité, inséparable de sa situation personnelle, familiale, historique. L’une se lit dans l’autre. La Démocratie en Amérique, L’Ancien Régime et la Révolution, les Souvenirs sur la IIe République, comme son immense correspondance avec les grands esprits de son époque mobilisent la puissance de sa pensée au service de l’action politique. Né sous le Premier Empire, mort sous le Second, il ne cesse, dès sa jeunesse, de sonder les bienfaits et les pathologies d’une démocratie qu’il sait inévitable. Cette biographie est la première à nouer le lien intime entre l’homme privé et l’acteur politique, son enracinement aristocratique et son consentement à la démocratie, une sensibilité romantique et une intelligence théorique des passions humaines, mœurs et lois mêlées. Elle reconstitue l’unité d’une vie sans cesse agitée par les résurgences révolutionnaires, les menaces d’un individualisme délétère et la hantise du déclin de la France auquel il imagine, un moment, trouver le remède dans la colonisation. On découvre, au fil des pages, un homme attachant, attentif à ses compatriotes normands, fidèle à ses amis, amoureux infidèle de sa femme, rebelle à toute espèce de dogmatisme, mélancolique mais jamais désespéré… Et, pour finir, un des maîtres de la prose française »

[3] Suisse 1823, Italie 1827 jusqu’en Sicile, Suisse Italie 1829, États-Unis et Québec 1831-1832, Angleterre 1833, Angleterre et Irlande, 1835, Suisse 1836, Algérie 1841 et 1846, Allemagne 1849, Italie 1850, Allemagne 1854, Angleterre 1857, et certains de ses voyages ne furent pas une partie de plaisir, ainsi du périlleux naufrage sur les côtes italiennes en 1827, ainsi des rudes pérégrinations sur les routes et les pistes américaines et du naufrage sur le fleuve Ohio, qui faillit lui être fatal.

[4] Départ du Havre avril 1831 – Newport – New York – Albany – Lac Onéida – New York – Détroit –Montréal – Boston – Philadelphie – Baltimore – Louisiane – Washington – New York où en février 1832 il embarque pour la France.

[5] Cf. : https://www.elysee.fr/francois-mitterrand/1989/06/22/allocution-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-sur-loeuvre-doctavio-paz-lors-de-la-remise-du-prix-tocqueville-valognes-le-jeudi-22-juin-1989

[6] Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4627724?rk=21459;2

[7] Reproduction disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k86390p?rk=193134;0

[8] Cf. par exemple ses rapports sur les « enfants trouvés », de 1843 à 1846, et son rapport de 1843 sur la réforme des prisons, où il se montre favorable à l’isolement cellulaire.