CHAMBRÉES ET SOCIÉTÉS SECRÈTES

CHAMBRÉES ET SOCIÉTÉS SECRÈTES

 

  par Georges Gayol

 

Durant les années 2000 et 2001, au cours des nombreuses conférences et manifestations relatives au coup d’état de Napoléon III de 1851, ont été mentionné des cercles, chambrées et sociétés secrètes, sans que ce sujet ait fait véritablement l’objet de développements spécifiques. Nous nous proposons de donner quelques précisions  sur ces  » Cercles »  » Sociétés  » et  » Chambrées  » qui ont joué un rôle considérable entre 1848 et 1851.

 

 

Les Cercles

 

« Le plus mince des villages du Var, écrit un jeune juge de l’époque, a son cercle où l’on joue et où l’on parle politique»[1]. C’est notamment le cas de Chaume, près de Vidauban, hameau d’une centaine d’habitants.[2]

 

Les habitants de ces villages se rassemblaient d’après leurs opinions, dans des Cercles, sorte de cafés, que les adhérents géraient eux-mêmes

 

Les « blancs » (conservateurs, bonapartistes et légitimistes) allaient au cercle St.-Henri ou de St.-André ou de St. Joseph. Les « rouges » fréquentaient les Cercles de la Fraternelle, de la République, de l’ Union ou de l’Égalité…

 

Dans ces Cercles, on lisait et on commentait à haute voix les journaux et les nouvelles. On organisait les élections. Des banquets annuels réunissaient les adhérents. Le jour de la fête locale, chaque cercle groupé autour de sa bannière et de ses tambours défilait bruyamment dans le village; de là des bagarres souvent sanglantes (entre autres à Pierrefeu en Septembre 1851)[3].

 

 

 

Les Chambrées

 

L’autre point de rencontre, aussi bien avec les étrangers qu’entre les habitants du même village était la Chambrette ou Chambrée, déjà en place à la veille de la Révolution de 1848.

 

La Chambrée reflétait un des caractères particuliers de la sociabilité provençale (c’était l’arrière salle d’une auberge, l’appartement d’un particulier). Elle était un espace propre au village urbanisé, celui où les habitants de la commune rurale étaient fortement groupés dans une agglomération et où cohabitaient souvent tous les éléments sociaux que l’on retrouve dans les villes. C’est dans la Chambrée que chaque soir ou presque, les travailleurs de la terre se regroupaient pour boire du vin, jouer aux cartes ou aux dés, discuter du travail ou politique. Gens d’échoppe ou d’atelier, ouvriers de petites fabriques et bourgeois de la commune, car la Chambrée regroupait les hommes sans distinction des  conditions sociales.

 

Ce que l’historien Maurice Agulhon a appelé « la descente de la politique vers les masses »[4] s’opérait par contacts directs lors des déplacements des paysans des petits hameaux vers un village plus important, pour vendre leurs grains et bétails et s’approvisionner pour leurs besoins familiaux, ou en matières premières pour les artisans. Les villageois entretenaient des relations et immanquablement l’on parlait politique, l’on se tenait informé des « événements ». De même, les migrants saisonniers et les travailleurs itinérants étaient des voyageurs, sortes de représentants en politique. Les fêtes de village, nous l’avons vu, permettaient aussi des rendez-vous politiques.

 

 

L’abonnement aux journaux était relativement cher pour les ruraux : 36 francs pour le « Démocrate du Var », aussi étaient-ils conservés précieusement.  Même les numéros anciens circulaient dans les Chambrées, d’un village à un autre. La lecture de ces journaux d’occasion, écrits en français, se faisait collectivement avec traduction simultanée en provençal car nombreux étaient encore ceux qui ne savaient pas lire cette langue.

 

 

En 1850, on comptait un millier de Chambrées dans le Var. Officiellement, elles  comptaient chacune peu de membres, car les Sociétés de plus de 20 personnes étaient soumises à déclaration et surtout à des droits sur les boissons ce qu’elles préféraient éviter. On peut dire que de la moitié des hommes adultes du village appartenaient à l’une ou l’autre chambrée.

 

Les autorités ne vont pas s’y tromper. Le préfet Georges Haussman, en particulier, fit des Chambrées les victimes privilégiées de la politique anti-républicaine qu’il mena dans le Var. D’après la loi sur les Clubs et l’interprétation qu’en faisait Haussman, les Chambrées devaient être non politiques et non publiques. Or, si on lisait le journal à haute voix, on faisait de la politique, si l’on recevait un étranger (un émissaire de la ville par exemple), la chambrée devenait publique. Le local de la chambrée était décoré de la symbolique républicaine- démocratique- socialiste : On y suspendait des portraits de Ledru-Rollin, Raspail, Barbier, on y affichait des almanachs Montagnards reproduisant l’Indépendance ou la Liberté, on y déployait des drapeaux rouges. Tout cela était bien suffisant pour permettre à l’autorité de dissoudre ces foyers politiques.  Du 19 juin 1850 au 16 avril 1851 ce sont 54 Chambrées varoises qui furent ainsi fermées. Souvent elles se reconstituaient assez vite, changement de local, de nom, de président, ce qui quelquefois conduisait d’ailleurs à une nouvelle dissolution.

 

 

La Seconde République correspond à l’âge d’or des Chambrées. Dans le Var, d’après les enquêtes préfectorales leur nombre ne cessait de croître. Elles furent interdites par la répression césariste dès le 12 décembre 1851.

 

Dans un rapport du 5 mars 1852, relative à la fermeture des Chambrées, le préfet Daniel Pastoureau définissait ainsi ces Chambrées « Les Chambrées sont des lieux de réunion qui se rencontrent en grand nombre dans les bourgs et villages et dans lesquelles s’assemblent chaque soir pour y passer une partie de la nuit, tous les ouvriers de l’agriculture et autres ainsi que les petits artisans, ménagers ou propriétaires paysans. Le temps se passe dans la chambrée à jouer, à boire, à lire quelques mauvais journaux au rabais et surtout à se livrer à des appréciations politiques au niveau de l’intelligence et de l’instruction des gens qui fréquentent ces lieux. C’est de ces réunions que sont parties depuis plusieurs années toutes les excitations démagogiques qui ont jeté le département dans la crise terrible à laquelle il a été livré en décembre dernier ».

 

 

Les Sociétés secrètes

 

Au lendemain des journées de février 1848 les Chambrées s’étaient multipliées. Bien que la Seconde République ait proclamé la liberté d’association et de réunion, ces libertés furent vite réprimées. Afin d’avoir un droit de regard sur les Chambrées le gouvernement, par un décret du 28 juillet 1848, leur donna une nouvelle appellation : « Club », avec des statuts particuliers, et cela, notamment, donna autorisation aux commissaires de police d’assister aux réunions. Une circulaire du ministère de l’Intérieur datée du 4 août 1848 précisait les modalités d’exécution de ce décret. Il était précisé que les « Sociétés secrètes » étaient interdites : « Une Société formée dans un département n’est bien souvent que la ramification d’une Société mère dont le foyer existe à Paris ». La circulaire adressée aux préfets précisait : « Surveillez ces Sociétés, n’arrêtez pas les Membres, Me faire un rapport et attendre mes ordres ».

 

C’est ainsi que la « Solidarité Républicaine », une organisation nationale destinée à fédérer les démocrates et à assurer la propagande républicaine dans les campagnes encore sous la domination des conservateurs, fut déclarée hors la loi.

 

Toutefois, la grande majorité de ces Chambrées  n’adoptaient pas les statuts de Club et s’enfermaient dans la clandestinité, jouant au chat et à la souris avec les autorités.

 

Mais, traqués, de nombreux républicains s’organisèrent alors en sociétés secrètes. Des sociétés secrètes qui s’inspiraient, par leur cérémonial, de celles du temps de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Si elles avaient conservé un cloisonnement hiérarchique, elles s’en distinguaient sur deux points fondamentaux : d’abord elles ne réunissaient pas une élite, une avant garde républicaine triée sur le volet, mais au contraire elles se voulaient une organisation de masse. Et, surtout, elles n’avaient pas pour objectif un coup de force pour la prise du pouvoir, mais bien la propagande pour une République démocratique et sociale et, le cas échéant, la défense de la Constitution de 1848, que l’on savait menacée par la parti de l’ordre et le Président de la République.

 

 

Cette organisation occulte que l’on a  nommé « Jeune Montagne » ou « Nouvelle Montagne » semble avoir sa source dans le Vaucluse, autour d’Alphonse Gent, ancien préfet et député de 1848. Elle se répandit  le long de la vallée du Rhône, de Marseille à Lyon en passant par le Gard, la Drôme et l’Ardèche.

 

 

Grâce à l’action d’un  personnage hors du commun, Louis Langomazino, envoyé par le journal marseillais « La voix du peuple » les sociétés secrètes s’implantèrent dans la plupart des communes des Basses-Alpes, surtout autour de Manosque. Dans le Var, il semble que les leaders républicains aient pris quelque retard dans leur diffusion, peut être parce que trop réticents à la clandestinité, si bien que le haut Var a été  acquis à ce mode d’organisation avant le reste du département, car il était, en relation avec les Basses-Alpes.

 

 

Les contacts entre les deux rives du Verdon et dans le haut-Var même s’établirent, au gré des relations familiales et des romérages[5]. C’était un moment privilégié pour le recrutement de nouveaux affiliés. Le village était plein, les contacts  nombreux et difficilement surveillés par les autorités. C’était l’occasion pour les propagandistes de la démocratie sociale de procéder aux initiations occultes.

 

 

Mais, plus encore que les Cercles et que les Sociétés mutuelles, les Sociétés secrètes à initiation préalable inquiétaient les autorités.

 

Maurice Agulhon précise, à l’égard des sociétés secrètes de la Seconde République : « Il y a une différence de fond entre les anciennes sociétés secrètes où la clandestinité est délibérée au coup de force et les sociétés de la Nouvelle Montagne où la clandestinité est contingente du fait des lois répressive et destinée à préparer les élections de 1852 et une éventuelle défense de la Constitution.[6] »

 

Alors que la Charbonnerie de 1821 imposait à ses adeptes d’avoir un fusil et 25 cartouches, il n’était plus question dans les années 1849-1851, d’armes hors celles avec lesquelles on prête serment.

 

Dans presque toutes les communes, la Montagne avait un chef, le Prétendant, assisté d’un Vice-Prétendant. Au-dessous d’eux étaient les chefs de section commandant 9 hommes. Les sections étaient groupées en centuries.

 

Les cérémonies d’initiation se déroulaient dans des locaux divers : maisons de village, caves, écuries etc. Souvent à l’écart du village, dans une maison isolée, ou même sous un arbre en rase campagne. La marche de nuit vers le lieu choisi, de l’impétrant avec les yeux bandés, devait impressionner le futur affilié et marquer son entrée dans un monde distinct de la communauté villageoise et donc de la Chambrée. Toujours les yeux bandés, il s’asseyait ou se mettait à genoux, on posait sous sa main droite un poignard et un pistolet (ou un poignard et un simple couteau) et il devait prononcer son serment. Il n’y avait pas de serment type. Il semblerait, contrairement à ce que l’on pourrait en déduire en lisant l’excellent ouvrage de Luc Willette[7] qu’il n’y ait pas eu un serment type des sociétés secrètes. Ces serments révélaient parfois quelques divergences. Nous en citerons deux. Le premier, d’après Luc Willette – « Je jure sur ces armes, symbole de l’honneur, de servir la République démocratique et socialiste, et mourir pour elle s’il le faut. Je jure haine et vengeance à tous les rois et que mes entrailles deviennent la proie des bêtes féroces plutôt que de jamais faillir à mon serment. Je jure trois fois. Je jure sur mon honneur au nom de la sainte cause pour laquelle je viens d’être reçu, de marcher en tous lieux avec mes frères de la Montagne et de prêter assistance à tous les démocrates. Je le jure trois fois au nom du Christ rédempteur. »

 

Le second est cité par Frédéric Négrel[8]. Il s’agit du serment de la société secrète d’Artignosc

 

« Moi, homme libre, au nom des martyrs de la liberté, je jure d’armer mon bras contre la tyrannie tant politique que religieuse. Je jure de faire la propagande pour la République démocratique et sociale. Je jure de poignarder les traîtres qui révèleraient les secrets de la Société. Je jure de donner assistance à mes frères quand le besoin l’exigera. Je jure de frapper les traîtres qui ne seraient pas frères comme nous. »

 

Parfois, le futur « frère » devait répondre à un questionnaire. Alors seulement ses yeux étaient débandés et le maître de cérémonie posait les armes sur sa tête, la tapotant par trois fois, et prononçait la formule « Je te baptise Montagnard ». L’affilié était alors initié aux mots d’ordre et autres signes de reconnaissance par l’assemblée. Ces signes, ou ces mots de passe,  variaient, dans le détail, d’une région à une autre. Victor Fournier[9] en donne quelques exemples : on enlevait son chapeau de la main droite et on le remettait de la main gauche. L’initié devait répondre en portant sa main au menton. Ou bien on donnait une poignée de main en frappant trois coups avec le petit doigt. L’initié répondait en donnant huit coups avec le pouce. Exemple d’un mot de passe : « plòu » à quoi l’ affilié répondait : « plòu pas, fa bèu tèms »[10].

 

Les mots d’ordre étaient : Action, Avenir, Franchise, Fermeté, Force.

 

On retrouve dans ces pratiques de nombreux traits de la franc-maçonnerie.

 

 

 L’organisation clandestine d’un village ne regroupait pas cependant la totalité des républicains du village, ce qui se confirmera avec les évènements de Décembre. De nombreux Membres vinrent aux Sociétés après la fermeture de leur Chambrée par le préfet.

 

 

Ces sociétés avaient 3 buts avoués :

 

–          L’entente pour les élections de 1852,

 

–          Le respect de la famille et de la propriété,

 

–          La défense de la Constitution.

 

 

On a dit que les Sociétés secrètes étaient l’épine dorsale du réseau républicain. Il semble que la crainte et le zèle ont souvent porté les autorités à voir l’action des Sociétés secrètes là où il n’y avait qu’une manifestation spontanée de l’opinion. La lecture des dossiers des inculpés et des rapports de police a prouvé qu’aucun projet d’insurrection n’avait été élaboré avant le 2 décembre. Nulle part les autorités n’arrivèrent à saisir la preuve formelle de la préparation occulte d’une insurrection.

 

Dans son rapport sur l’insurrection[11], le procureur général de la Cour d’Aix reconnaît que les sociétés secrètes n’ont « pas de siège spécial, pas de statuts particuliers…, il n’est même pas démontré qu’on fit quelques listes…, on n’a pu retrouver le chef suprême… L’organisation n’était pas parfaite… Les chefs n’étaient pas soumis à une discipline rigoureuse. Ils paraissaient plutôt reconnaître la direction de quelques individus influents. »

 

 

C’est, en effet, l’organisation supposée d’un immense complot ourdi par les sociétés secrètes, qui légitimera pour le parti de l’ordre la sauvage répression des Commissions mixtes. Faire partie d’une société secrète, tel fut souvent l’unique chef invoqué par les Commissions pour prononcer la déportation en Afrique d’individus suspects d’opinions républicaines.

 

 

BIBLIOGRAPHIE :

 

 

– F. Négrel.- Clandestinité et réseau républicain dans le Haut Var – La Société secrète Montagnarde d’Artignosc. 1849-1851 – Ouvrage publié par  « 1851/2001. Association pour la commémoration du 150ème anniversaire de la résistance au Coup d’État du 2 décembre 1851. »

 

– Les Clubs démocratiques dans le Var – J.J. Letrait, archiviste départemental du Var. Bulletin de la Société d’Études – Tome XVII, 1948-1949.

 

– Le Coup d’État du 2 décembre 1851 par Luc Willette. Publié aux Éditions Aubier Floréal. 1982

 

– Le Coup d’État de 1851 dans le Var par Victor Fournier. Imprimerie Olivier- Joulian Draguignan – 1928.

 

 


[1]  Cité par J.J. Letrait –Les Clubs démocratiques dans le Var. Bulletin de la Société d’Études tome XVII 1948-1949

[2]  Cité par Victor Fournier dans « Le Coup d’État de 1851 dans le Var. Imprimerie Olivier-Joulian Draguignan 1928.

[3]  idem.

[4]  La République au village, seuil, page 259

[5] Le romérage est la fête votive du village

[6] Maurice Agulhon. 1848 ou l’apprentissage de la République. Editions Seuil

[7] Luc Willette : Le coup d’État du 2 décembre 1851 ; Éditions Aubier Floréal. 1982.

[8] Clandestinité et réseau républicain dans le haut Var. La société secrète d’Artignosc 1849-1851.

[9] Le Coup d’État de 1851 dans le var,  Imprimerie olivier-Joulian Draguignan 1928.

[10]  Il pleut – Il ne pleut pas, il fait beau temps.

[11] Victor Fournier « Le Coup d’État de 1851 dans le Var » page 18