Des femmes dans l’insurrection ?
Des femmes dans l’insurrection ?
par Jean-Paul Damaggio
Je fus un gamin de la campagne et pourtant le bleu charrette m’était sorti de l’esprit. C’est vrai, oui, pourquoi cette couleur ? Laissons cette question pour répondre à l’interrogation suivante de Claire Frédéric qui sous ce titre « Bleu charrette » publia un bel article dans la dernière lettre : « N’y aurait-il pas une nouvelle piste à ouvrir afin d’étudier la répression bonapartiste en direction des femmes ? ».
Dans les publications de l’Association 1851-2001, les femmes furent déjà présentes aussi, en tant qu’événements de 1851, je ne vais apporter qu’une information, parmi d’autres, issues de mes recherches.
Jean-Alfred Neuville (1) qui écrivit un livre sur les proscrits de Marmande, ville insurgée du Lot-et-Garonne, mentionne les arrestations de femmes envoyées ensuite à Bordeaux où « plusieurs notables, habitants de la cité girondine, émus de voir figurer sur les pontons des bateaux-à-vapeur des femmes, indignés de savoir qu’on les détenait pour être transportés sur la frégate » interviennent et obtiennent leur libération. Elles étaient 14. Ce témoignage montre comment l’image sociale des femmes servira cette fois à les protéger !
Sur ce point plus que sur d’autres, la répression bonapartiste ne peut s’analyser en elle-même, ni seulement en liaison avec l’insurrection. Des individus étrangers à l’insurrection furent frappés alors qu’à l’inverse des révoltés furent oubliés. Aussi la question de Claire Frédéric me paraît considérable surtout pour les non-dits qu’elle soulève.
Quand les femmes participèrent à l’insurrection, elles furent dirigées vers « les tâches ménagères » ou « symboliques », car poussées à gérer le monde du privé ou à jouer les Mariannes de la République.
Quand elles furent arrêtées, elles furent souvent relâchées comme bien des paysans : parce que considérées comme inoffensives (leur présence aurait été seulement l’effet de leur naïveté, de leur spontanéité ou de leur égarement).
Et c’est alors qu’apparaît cette évidence : le coup d’Etat met souvent en forme (et pour très longtemps car la forme est solide) les agissements de la République conservatrice. Louis Bonaparte va diriger son infâme répression contre ceux-là même que la République montra du doigt ! Et puisque la République renvoya les femmes à leurs casseroles, Louis Bonaparte n’eut rien de mieux à faire que d’afficher cette « vertu » féminine inscrite dans le code civil par son modèle Napoléon 1er.
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J’ai étudié le sort fait au projet de loi sur le rétablissement du divorce en mai-juin 1848, au moment où l’élan républicain vient d’être fortement secoué par l’élection d’une Assemblée constituante très modérée à qui Crémieux osa proposer, en tant que ministre de la justice, un projet de loi. Il n’eut pas le temps de finir sa phrase « J’ai l’honneur de présenter à l’Assemblée, au nom du pouvoir exécutif, un projet de loi sur le rétablissement du divorce » que des mouvements en sens divers se produisirent dans la salle aux dires du Moniteur (2) ce qui obligea le président de séance le citoyen Buchez à déclarer : « J’invite l’Assemblée à se calmer. » Avec quel résultat ? Tout le monde se mit à rire mais on finit par écouter la brève intervention de Crémieux, un projet de loi en deux articles. Pouvait-on faire plus court ? La discussion le sera tout autant. Le président propose le renvoi au comité de législation civile et criminelle. Les députés s’opposent à cette proposition et obtiennent … le renvoi dans les bureaux pour examen préalable. C’est le député Laurent qui emporte la décision sur sa proposition. Et le citoyen Wolowski appuie l’orateur et achève ainsi les débats.
Le président de séance déclare alors :
« Plusieurs membres ont demandé que le projet, vu son importance, fût renvoyé dans les bureaux (non ! non ! – oui ! oui !). Mais, mon Dieu, citoyens, pas de oui, pas de non, vous allez voter, gardez le silence je vous prie. Les bureaux nomment, après discussion préalable, une commission qui sera chargée de présenter son rapport à l’Assemblée. (Voix diverses : quand se réuniront-ils ?) Au jour fixé par l’Assemblée après impression et distribution du projet.
C’est le 29 mai qu’intervient la nomination de la commission de 18 membres qui examinera le projet relatif au rétablissement du divorce et qui comprend : Baroche, Béchard, Lemonnyer, Charancey, Maurat-Ballange, Parieu, De Larcy, Sauvaire Barthélémy, Desèze, Nachel, Gavarret, Conté, Valette, Dupin, Bonjean, Laurent (Ardèche) et Girerd. Je n’ai pas trouvé dans le Moniteur Universel trace du rapport présenté par la commission et donc encore moins un débat à l’Assemblée sur le sujet. Un enterrement en grande pompe ?
Il serait donc injuste de penser que Louis Bonaparte fut plus répressif vis-à-vis des femmes que les Républicains et j’y inclus aussi bien Proudhon que Ledru-Rollin. Avec l’instauration du suffrage universel masculin, la République imposait une REGRESSION aux droits des femmes qui, au temps du suffrage censitaire partageaient leur sort avec la grande majorité des hommes (3). L’incroyable de l’histoire, je vous le donne en mille : c’est un décret de Louis Bonaparte qui le 2 décembre va rétablir pour toujours en France le suffrage universel masculin (en inventant de manière audacieuse les moyens de le contrôler) et c’est un décret d’un autre « prince-président » qui établira, presque un siècle après, le droit de vote des femmes. La France, modèle de la démocratie, aura eu besoin de recourir deux fois à des décrets pour imposer un droit aussi évident que celui du suffrage (pour le droit de vote des femmes c’est le Sénat qui peut se glorifier d’avoir obligé De Gaulle à user du décret).
A la question de savoir, avec Claire Fréderic, si le coup d’Etat fut le frein majeur de la participation des femmes aux destinées du pays, je réponds de deux manières :
– le coup d’Etat ne traita pas les femmes avec plus de mépris que ne le firent la grande majorité des républicains donc il ne peut pas être chargé de tous les maux en la matière ;
– le coup d’Etat en inventant les rails (et ce n’est pas sans rapport avec l’essor qui va être donné aux chemins de fer) sur lesquels il lance la France pour des décennies (si bien qu’aujourd’hui Philippe Séguin (4) peut se réclamer de Louis Bonaparte) il va instaurer durablement la marginalisation politique des femmes.
Notes :
1 – Jean-Alfred Neuville, Proscrits de Marmande, 1882
2 – Le Moniteur Universel, mai-juin 1848
3 – Lire, La démocratie à l’épreuve des femmes, Michèle Riot-Sarcey, Albin Michel, 1994
4 – Louis Napoléon le Grand, Philippe Séguin, Grasset, 1990