De l’effacement de la mémoire

De l’effacement de la mémoire

par Paul Cresp

 

Place des insurgés à Correns - photo Jean-Marie Guillon

Le nom de notre association : “1851 pour la mémoire des résistances républicaines ” exprime clairement son but : raviver et préserver la mémoire collective concernant des événements dramatiques, qu’au fil du temps et au gré des pouvoirs successifs, on a voulu effacer : le second Empire au premier chef, et on en comprend les raisons, son digne héritier par la suite, Philippe Pétain (autre homme providentiel). Plus près de nous certains courants modernistes prétendent tirer un trait sur le passé pour construire l’avenir. Récemment par les partisans de la réhabilitation de Napoléon III qui nous expliquent avec un cynisme non dissimulé qu’il a fait un “petit” coup d’État pour remettre de l’ordre à l’Assemblée et que “si Victor Hugo l’a poursuivi de sa haine, c’est par dépit de n’avoir pas obtenu de poste au gouvernement.”. Que voilà donc une rancune bien disproportionnée et hors du commun. Si ce n’est pas une façon désinvolte de “réviser” l’histoire, qu’est-ce ? et c’est d’autant plus grave, de la part d’universitaires[1]. Il est vrai que cela s’est déjà vu pour d’autres périodes sombres de l’histoire.

Tirer un trait sur le passé, ne paraît pas être la bonne méthode pour construire l’avenir. Paul Valéry disait : “La mémoire est l’avenir du passé ». Je ne sais plus qui a dit : “Un peuple qui oubli son passé est condamné à le revivre ”. De même, j’ai oublié l’auteur de cette phrase : “Français, vous avez la mémoire courte”. Preuves, s’il en est, de la fragilité de la mémoire.

Et cela n’a rien de passéiste que de faire vivre notre mémoire collective pour la transmettre aux nouvelles générations et éviter ainsi son effritement.

Mais l’érosion naturelle n’est pas seule en cause.

Il y a le désintérêt de bon nombre d’élus dont la mémoire devrait être le “fond de commerce” ou pour employer un terme moins péjoratif, le fondement historique, leur identité politique. Au nom de la modernité on laisse disparaître tout un patrimoine statuaire et commémoratif sous prétexte que ce mode de représentation est démodé[2]. Mais quand les électeurs, dans de nombreux domaines notamment économiques n’arrivent plus à distinguer la politique menée par la gauche de celle de la droite, il y a des 21 avril, véritables retours de bâton, qui ne pardonnent pas.

Cycliquement donc, une volonté délibérée d’effacement, rarement avouée, a sévi comme un véritable fléau, pire que la grêle ou le phylloxéra, s’abattant sans pitié sur de nombreux monuments, statues, plaques commémoratives, témoins de notre histoire récente et républicaine. Ceux-ci jalonnent notre paysage urbain et rural et représentent un véritable patrimoine. Rares sont les guides touristiques qui les mentionnent. Un récent article de Maurice Agulhon, sur notre site internet, nous le rappelle.

Pour remonter aux sources, mais dans un passé récent, examinons le sort réservé à la statue commandée en 1848, à l’issue d’un concours, par le gouvernement provisoire de la seconde République, au sculpteur Soitoux dont ce fut la première œuvre. Elle est, semble-t-il, la première représentation de la République commandée en France par les pouvoirs publics[3]. On peut aisément penser qu’elle n’a jamais été mise en place par le gouvernement réactionnaire issu des élections de mai 1849. C’est seulement en 1880 qu’elle fut érigée devant la façade de l’Institut à Paris, entre les statues de Condorcet et de Voltaire, par les autorités de la troisième République. Elle en fut retirée en 1962, sous le gouvernement Debré, lors d’une restauration de façade du monument et mise au placard, confiée à la ville d’Amboise jusqu’en 1990. Pour célébrer le bicentenaire de la première République, elle fut replacée en 1992, par la mairie de Paris (rendons à Chirac …) non plus devant l’Institut (nos immortels ne seraient-ils pas républicains ?) mais à proximité, un peu à l’écart sur un petit terre-plein du quai Conti.

Plus modeste et plus provinciale, la Marianne de Méounes, dans le Var, placée en 1905 sur une jolie fontaine devant la maison de son sculpteur Aldebert, célébrait la République et la construction des écoles situées sur la même place. En 1983, « pour harmoniser l’ensemble ”, on a replacé la sculpture d’un panier de fruits des quatre saisons que la Marianne avait évincé, et transféré celle-ci sur une petite fontaine plus à l’écart, dans une rue étroite et sombre. A l’instar de Paris, on déplace et on met à l’écart la République.

Mais quel plus bel exemple national de volonté d’effacement de notre mémoire collective, et par là même de notre identité, que cette vaste opération de récupération des métaux non ferreux par l’État Français sous Vichy ? Sous ce prétexte, en envoyant à la refonte les statues publiques de nos grands hommes, on procédait en fait à une véritable épuration. En éliminant leurs statues, on effaçait le souvenir de personnages présentant un mauvais profil idéologique aux yeux du nouveau pouvoir. A la refonte ! Raspail proclamant la seconde République du haut du balcon de l’hôtel de Ville de Paris et prônant la science pour seule religion. A la refonte ! Baudin médecin des pauvres, tué sur la barricade du droit, à Paris le 3 décembre 1851. A la refonte ! Victor Hugo, Voltaire, Louis Blanc, Arago, Ledru Rollin. A la refonte : la pensée, l’intelligence française et surtout l’esprit contestataire. A la refonte, Denis Dussoubs tué sur une barricade le 4 décembre 1851, qui avait sa statue sur la place portant son nom à Clermont-Ferrand. Parmi les victimes de cette hécatombe, tous les acteurs de la Révolution de 48, tous ceux qui avaient pris part à la résistance contre le coup d’État du 2 décembre 51, sont passés dans les haut-fourneaux de la collaboration. Certains socles sont restés. Mais la plupart ont été enlevés en 1976 sur ordre de Jacques Chirac devenu maire de Paris, parachevant l’entreprise d’effacement commencée par Pétain. Et cette opération ne s’est pas limité à Paris. Toute la France a été “épurée” de ses “mauvais sujets”.

L’effigie de la République a subi le même sort. Combien de Marianne en bronze ou alliage, parties à la refonte, n’ont jamais retrouvé leur place ?. Chaque village y a perdu un peu de son identité et de son histoire.

photo Jean-Marie Guillon

Dans le Var à Villecroze, la Marianne placée en 1913 sur la fontaine tout près de la mairie, eut une existence mouvementée. En avril 1943 (date de ma naissance…) elle fut la cible des miliciens qui voulant la retirer, eurent maille à partir avec les habitants du village. À la suite d’une échauffourée celle-ci fut soustraite à la vindicte milicienne. Elle fut cependant rendue, peu après, sous la menace de représailles. Cette Marianne fut remplacée, à la Libération, par un modèle en terre cuite qui lui-même disparut en 1984. Je m’en suis ému en 1988, par courrier auprès du maire, regrettant que quatre ans après elle ne fut toujours pas remplacée : lettre restée sans réponse. Ce n’est qu’à la suite d’un article de Jean-Marie Guillon[4], relatant les mésaventures de cette Marianne sous l’occupation, qu’un nouveau buste de la république a repris récemment ses droits sur la fontaine.

Certaines plaques commémoratives ont aussi leurs ennemis. Telle, celle apposée il y a deux ans sur le pont St-Michel à Paris, rappelant les ratonnades du 17 octobre 1961 où le préfet Papon, encourageant ses troupes, avait dit aux policiers : “allez-y ! …vous serez couverts”. Elle a disparu peu de temps après son installation, sans doute jetée à la Seine (comme les Algériens lors de cette nuit là) par quelque arrière-garde de ce cher préfet. La mairie de Paris y a heureusement remédié en replaçant une nouvelle plaque et mis en faction, à proximité, deux fonctionnaires de police. Il semble qu’elle ait disparu une deuxième fois car la plaque actuelle n’est pas la même.

Peut être moins malveillant ? le sort de l’inscription de Camps-la-Source, sur la façade de la coopérative viticole situé sous un cadran solaire, qui en célèbre l’agrandissement, en 1908. Elle annonce en provençal “ une aube nouvelle ”, appelant le monde paysan à une prise de conscience et à la vigilance :

Passant, aquèou cadran

Marco l’aoubo nouvèlo

Reveille ti paysan,

E douarbe la parpèlo

Celle-ci a été, il y a quelques décennies, purement et simplement recouverte de crépi lors d’un ravalement de façade. C’est à la suite de protestations que la municipalité a fait réinscrire le texte, en francisant quelque peu l’orthographe au passage[5].

 

Tous ces exemples pris dans le désordre et à des époques différentes, ne sont pas hélas des exceptions. Ils prouvent non seulement la fragilité de la mémoire et de ses repaires, mais encore la nécessité de rester vigilants afin d’éviter qu’elle ne meure, pour peu qu’on l’y aide par simple négligence… ou malveillance.

Il est grand temps que les guides touristiques n’attirent plus seulement l’attention des promeneurs sur les “joyaux de l’ancien régime” mais également sur les particularités des témoins de notre histoire sociale. Tous ces monuments, statues, plaques, simples inscriptions qui n’accrochent plus l’œil du passant, sont cependant chers au cœur des populations locales car ils racontent leur histoire et leurs histoires. Un inventaire non seulement du patrimoine subsistant mais aussi de celui aujourd’hui disparu reste à faire. Dans notre seule région, la tâche n’est pas mince et la matière riche, si l’on se réfère pour commencer, à notre site internet qui en offre une belle vitrine.



[1] Émission de télévision “ Des racines et des ailes : la naissance du Paris moderne ”  FR3, 23 juillet 2003.

[2] Interview d’élus parisiens chargés du patrimoine “ Trou (s) de mémoire ” documentaire de Gaspard Cresp 2002

[3] Bulletin municipal du 6e arrondissement de Paris, 1992

[4] Jean Marie Guillon : “ Une journée à Villecroze : Pâques 1943 ”, article dans la revue Verdon

[5] René Merle “ Autour de la crise viticole de 1907 dans le Var Conscience “ méridionale ” et langue d’Oc ”, Provence historique 1997