Autour de la crise viticole de 1907 dans le Var

article publié dans Provence Historique, tome XLVII – fascicule 188 – avril-mai 1997

 

Autour de la crise viticole de 1907 dans le Var

Conscience « méridionale » et langue d’Oc

 par René Merle

 

collection Gilbert Suzan

première partie

1907,“le Midi bouge”. Une stimulante analyse de R.Pech[i] situe les enjeux en Languedoc : si le mouvement des viticulteurs se soutient d’une conscience historique qui réanime le souvenir de la Croisade, il s’agit bien moins de “révolte contre Marianne” que de “Marianne en révolte”.

Qu’en est-il de la Provence ? Car 1907 fut aussi provençal. Bouches du Rhône, Vaucluse, aux structures et productions agricoles bien différentes de celles du Languedoc, participent par quelques meetings. Les Basses-Alpes sont hors-jeu. Mais le Var se lève. La vigne, presque partout présente, est souvent ressource première[ii]. Son monde, avant tout celui des petits propriétaires exploitants, semble aussi homogénéisé politiquement : l’insurrection de 1851 est thème fondateur d’un “Var Rouge” où radical-socialisme et socialisme (souvent modéré) se confondent dans le “parti avancé”. Mais si en 1906, le Bloc de Gauche obtient les quatre sièges de députés (trois socialistes, un radical-socialiste), les clivages politiques structurent la sociabilité villageoise. Or le mouvement de 1907, qui mêle “Rouges” et “Blancs”, scelle cette fragile unité de représentations symboliques : s’articulent-elles à une conscience identitaire provençale, et, plus largement, méridionale ?

Cet article ne veut pas refaire l’historique d’un événement bien connu, mais, à travers un repérage neuf de textes et d’éléments biographiques, préciser le rôle des idéologies et représentations “régionales” dans ce mouvement complexe, et ses suites. Le lecteur intéressé par les textes en provençal évoqués ici en trouvera l’intégralité dans un recueil récent[iii].

 

– Lien avec le Languedoc et détermination varoise.

Le 5 mars 1907, les lecteurs du Petit Var , encore bilingues pour la plupart, peuvent vibrer au souvenir de la glorieuse civilisation d’Oc, et de sa fin : “la formidable trombe des barbares du Nord … le Midi vaincu, sa nationalité perdue”, sa langue humiliée… Le répandu quotidien du “parti avancé”, “évangile démocratique” des cercles de villages et de quartiers, rend compte d’une conférence félibréenne donnée à la mairie de Toulon.

Le conférencier pouvait-il se douter que deux mois plus tard le Midi bougerait, “Dis Aup i Pirenèu”[iv], du Languedoc au Var ?

Cette rhétorique exaltée fait-elle sens au delà du cercle des fidèles ? Elle se prolonge de déplorations sur l’indifférence des élites à l’égard d’une langue qui perdure par la fidélité populaire (quelque peu complexée par la “suprématie rhodanienne”).

L’appartenance au Midi géographique, voire linguistique, se prolonge-t-elle d’une conscience historique ? Pour les lecteurs du Petit Var  les repères symboliques sont sans doute plus ceux de l’histoire de France que les bûchers de Montségur.

Par contre le lien avec le Languedoc, la conscience de “méridionalité” sont des données anciennes et objectives dans le monde agricole. En 1889 déjà, Noël Blache, président de la société agricole de Toulon, invitait les agriculteurs du Midi à se grouper en “Légitime défense”. En 1905, devant l’effondrement des prix et la mévente, les organisations professionnelles où dominent les grands propriétaires mobilisent les vignerons : que l’état taxe les vins étrangers, réprime la fraude. Les Varois militent dans le Comité de Défense Viticole du Midi. Un de leurs dirigeants, le docteur Balp, actif au Congrès de Béziers, réunit 1200 délégués varois à Draguignan.

Dans le même temps, en riposte à la crise, naît le mouvement coopératif, lui aussi lié au Languedoc. Marin, maire de Camps (un village de 600 habitants près de Brignoles), visite dans l’Hérault la célèbre coopérative Les Vignerons libres de Maraussan, gérée par des socialistes qui dirigent aussi la municipalité. Marin crée la coopérative viticole de Camps (la première du Var avec celle de Cotignac) : le projet est lancé en 1905, la coopérative fondée en mai 1906, son local inauguré le 3 février 1907. 

Le Sous-Préfet voit dans cette inauguration “les premiers signes avant-coureurs” de l’explosion : “Dans les discours prononcés à la fin du banquet, notamment par M.M.Blache et Reuter, on sent une hostilité violente contre le gouvernement qui, selon ces orateurs, ne réprime pas la fraude, ne veut pas la réprimer”[v].

En dénonçant des “Rouges”, le sous-préfet ajoute perfidement : “M.M.Blache et Reuter sont tous deux fort riches”. Actifs dans les organisations professionnelles, ces propriétaires aisés portent plus ici le point de vue du monde viticole qu’une réflexion cohérente du “parti avancé” : le 12 février, dans son compte rendu de l’inauguration, le Cri du Var, hebdomadaire du parti socialiste,  ne traite pas au fond de la situation.  Le pouvait-il ?  Chacun à leur façon, les députés socialistes Allard, de Draguignan, et Vigne, de Brignoles, ont  souvent insisté sur la nécessaire rencontre des petits paysans et du socialisme. Mais il s’agit maintenant d’un affrontement avec Clémenceau, le sénateur du Var élu grâce aux voix socialistes, et dorénavant Président du Conseil..

L’inauguration, que la presse ignore presque, n’est certes qu’un micro-événement  : les Campiens ont convié tous les élus du Var et les représentants du gouvernement, ils se contenteront des“invités pas trop nombreux qui avaient accepté notre invitation”[vi]!

Cependant, au berceau de la jeune coopérative, un significatif croisement d’engagements fait mesurer par quelles médiations individuelles, parfois atypiques, sont à l’œuvre les nécessités de l’histoire.

Voici le maire, Marin. Sa “nature impulsive et généreuse …a pu se réjouir du succès d’une expérience qui est surtout son œuvre”[vii]. Œuvre qui procède de la conviction et non d’une motivation professionnelle personnelle : Marin est maréchal-ferrant. C’était“un homme réfléchi, qui avait formé ses convictions par de nombreuses lectures. Dans sa famille, on l’appelait “le philosophe”, voulant dire par là que ses lectures ne l’avaient pas enrichi ; il lèguera une bibliothèque à ses héritiers”[viii]. Il aime versifier en français, mais il est aussi boute-en-train provençal des fêtes locales, et du cercle « rouge » de l’Avenir. Maire radical-socialiste, conseiller d’arrondissement socialiste (indépendant), lié à Clémenceau, Marin est prêt à bien des ouvertures, y compris à droite, pour mener à bien son œuvre de “socialisme pratique”[ix].

Voici l’indispensable docteur Balp, qui préside. Un des piliers de la sociabilité dracénoise. Politicien radical, et Félibre depuis la création de l’Ecole du Var, en 1880, ce propriétaire aisé est dirigeant de la Société d’Agriculture, de l’Union des Viticulteurs du Var, de la caisse régionale de Crédit Agricole, et du Comité de Défense Viticole du Midi. “De l’avis de tous les coopérateurs, sans son concours la coopérative serait encore à l’étude”[x].

Voici Vernet, professeur d’agriculture, qui assure la vinification à la coopérative. Propagateur du syndicalisme agricole de gauche, il n’a eu de cesse de montrer au vigneron isolé, proie de l’ignorance, de l’usurier, de la mévente, que la coopération améliore la qualité, permet des prix avantageux[xi]. Il est très lié à Vigne, le député de la circonscription, et viticulteur qui, après une scolarité au lycée, maintient l’exploitation familiale de Montfort. Cet homme de terrain est passé du radicalisme à un socialisme fort modéré.

Voici Reuter, viticulteur aisé donc, spécialiste des questions agricoles au parti socialiste, et homme de terrain (il sera conseiller général socialiste de Saint-Tropez en 1910). Le jour de l’inauguration, il salue dans Le Petit Var  la coopération, qu’au banquet il présente comme première étape du “terme désirable de l’évolution économique, l’avènement du régime collectiviste” [xii]

Voici Noël Blache, propriétaire aisé, depuis longtemps actif à la société d’agriculture. Son discours exprime une“ardeur démocratique”[xiii] fameuse dans le Var. Cet avocat toulonnais est original  représentant de l’évolution politique du Var : républicain sous l’Empire (en 1869, son ouvrage L’Insurrection du Var en décembre 1851 est un coup de tonnerre), gambettiste, puis candidat opportuniste contre Clémenceau et ses radicaux aux législatives de 1885. En 1907, il est maire socialiste (indépendant) de Besse. En tant que président du Conseil Général, il a reçu et salué en provençal Mistral lors de la Santo Estello d’Hyères en 1885. Mais ce félibre choisit de chanter en français sa Provence et les Provençaux, ses romans et nouvelles ont un certain succès.

 

Ainsi, inscrites dans l’horizon national et l’horizon local, dans la rhétorique idéologique et l’exigence rurale de réalisations concrètes, se nouent autour de la jeune coopérative la tradition républicaine, modérée ou avancée, les espérances socialistes, la modernité technique, la représentativité professionnelle, la “provençalité” vécue comme attachement au pays et à ses hommes.

 

En avril 1907 le Languedoc s’ébranle, le Var suit : ici aussi des hommes nouveaux lancent l’action. Si le banquet de Camps a donné la mesure de l’inquiétude, ce n’est pas d’un fief “rouge” que part le mouvement, mais d’un village de 300 habitants politiquement divisés, Néoules, au sud de Brignoles.“Enfin, indique le sous-préfet, ce sont les habitants de Néoules, très éprouvés par la crise, mais assurément pas au point de mourir de faim, qui voient surgir du sein de leur bourgade une sorte de « Rédempteur au petit pied » sous les espèces de Sieur Emeric Henri, 23 ans”. Ce jeune “ambitieux” est fils d’un riche propriétaire,“réactionnaire notoire”[xiv]. A l’initiative du Comité d’intérêt local et de défense agricole et viticole (six réactionnaires et dix révolutionnaires, selon le sous-préfet), plus de cent Néoulais  appellent les Varois à refuser l’impôt, comme en Languedoc.

D’autres comités se forment aussitôt dans les localités viticoles de la région toulonnaise (Le Beausset, Cuers) et du centre-ouest. Socialistes et réactionnaires s’y retrouvent. Les syndicats agricoles suivent, y compris ceux de droite salués ironiquement par Le Petit Var  : “Mieux vaut tard que jamais”  .

L’axe corporatif Languedoc-Var se double affectivement d’un axe Argelliers – Néoules : si Balp, et quelques délégués des organisations professionnelles participent au premier grand meeting languedocien (Béziers, le 12 mai), l’honneur revient au Petit Poucet de Néoules : sa délégation, menée par Emeric, étant celle de la commune la plus éloignée, défile derrière Argelliers en tête de l’immense cortège. Elle en ramène légitimation personnelle du “Rédempteur” Marcellin Albert, souffle et désir d’agir : les viticulteurs varois sont appelés à manifester le 26 mai, à Carnoules, localité au centre du Var, accessible par la route et le rail.

 

– Le Midi, catégorie unifiante ?

“Pas de politique”. Dans la préparation de la manifestation, le mot d’ordre occulte les divisions au sein de la droite comme de la gauche.

A droite, la presse hésite entre l’encouragement, quand elle est sur le terrain (comme Le Progrès Républicain de Brignoles), et la peur sociale qui peut amener La République du Var, publiée à Toulon, à ménager le gouvernement.

A gauche, Le Petit Var  s’exprime peu sur le fond dans les premiers jours. Certes le 9 mai le “spécialiste” Reuter y appelle les vignerons, “en dignes fils de la Révolution”, au refus de l’impôt, et lie leur lutte à celle de tous les exploités contre le capitalisme. Mais en page 2. Le prudent Vigne, député socialiste (et viticulteur !), n’y intervient pas : il préfère tenir le terrain de sa circonscription de Brignoles, d’où le mouvement est parti. Les députés socialistes Allard (Draguignan) et Ferrero (Toulon), rédacteur en chef du journal, ne donnent pas leurs éditoriaux habituels. Soutenir les viticulteurs contre Clémenceau reviendrait non seulement à faire éclater le Bloc de Gauche et sa suprématie électorale, mais à briser de profitables réseaux d’influence.

Enfin, le 11 mai, un éditorial du député radical-socialiste Martin, dont la circonscription de la périphérie toulonnaise compte nombre d’électeurs ruraux, salue le “grandiose” et “poignant”  mouvement des “populations viticoles du Midi”, qui“supprimant tout d’un coup tout ce qui sépare, tout ce qui divise, rapprochées dans une communion solennelle de sentiments et d’idées, attestent leur droit à la vie” . Au Matin qui s’effraie de l’antagonisme entre Nord et Midi, Martin répond : “Notre Midi n’est l’ennemi de personne … mais il veut vivre”. Transcendant les clivages, le Midi est ainsi catégorie totalisante, et efficace. Cette notion de Midi efface la provençalité : la presse varoise, comme les orateurs, parlent de la“crise du Midi” . Midi dans lequel ils situent le Var, et le Sud-Est : la référence efficace n’est pas la Provence.

Cet unanimisme méridional est cependant mis en cause, à droite comme à gauche :

“Le Midi bouge” titre le quotidien de droite, La République du Var (15 mai), mais un Midi d’irresponsables qui ont élu ceux qui le tuent  !

Le socialiste Cri du Var  (26 mai) doute des vertus de l’unité méridionale, puisque les gros, les loups et les fraudeurs du Midi sont avec les agneaux.

Cette prudence ne freine pas l’engagement de la plupart des socialistes ruraux. Significativement, la première délibération municipale publiée dans Le Petit Var (21 mai) est celle de Besse, fief socialiste. Le conseil et son maire Noël Blache soutiennent le “formidable mouvement de la viticulture méridionale … dont les intérêts exclusifs de la région du Nord ne sauraient plus longtemps justifier la méconnaissance ou l’abandon”. Le 25 mai,“Le Conseil Municipal de la Commune qui, en toutes circonstances, sut marcher au premier rang de ceux qui luttent pour l’émancipation prolétarienne, ne saurait demeurer en arrière” et appelle donc à manifester à Carnoules le 26, “sans distinction aucune de parti politique ou de classe”. Ainsi s’articulent, tant bien que mal, “positions de classe” et front protestataire méridional.

L’union proclamée du Midi suture, au plan départemental, une absence de solidarité ville – campagne, et une difficile gestion politique de la crise.

 

Du mouvement anti-étatique à une conscience d’Oc ?

Le mouvement naît d’une désespérance économique ; avec le refus de l’impôt, la demande de démission des municipalités, il se retourne contre les pouvoirs publics et l’Etat. Le risque était donc réel de voir la protestation utilisée contre le régime républicain, d’autant que l’influence des notables conservateurs et royalistes demeure forte dans l’arrondissement de Brignoles qui a donné le signal. Aussi bien, dès le début , le comité de Néoules précise que son appel au refus de l’impôt émane de bons citoyens, “serviteurs dévoués de la République”, mais ruinés par la mévente[xv]. Le but des manifestations “étant absolument agricole, le drapeau tricolore sera seul accepté dans le cortège” .

Dans ce contexte, le souvenir encore si vivant de 1851 semblait s’imposer : les paysans du Var avaient participé à un mouvement à allure anti-étatique pour défendre la République, et non pour la briser.

De fait la symbolique des cortèges est porteuse d’histoire. On défile par communes, drapeau communal, clairons et tambours en tête. Le Cri du Var  du 16 juin évoque les Fédérés et “la levée en masse”  de la démocratie villageoise en 1851.

Mais on peut remarquer qu’aucune des nombreuses pancartes que mentionne la presse ne fait référence à 1851. Signe peut-être d’une difficulté à articuler l’esprit républicain de la plupart des manifestants aux enjeux socio-économiques, et à la confusion politique, dont le référent historique ne peut rendre compte.

Les rares pancartes “politiques” semblent révolutionnaires. “C’est la lutte finale” proclame Besse.“Nous sommes en évolution, si nous n’avons pas satisfaction, nous aurons la révolution. Pour que cela prenne fin, il faut vendre le vin”  dit Néoules. En fait, le vers de l’Internationale ne désigne pas la révolution : il accompagne l’image d’un vigneron menaçant d’un béchard un fraudeur. Les socialistes révolutionnaires majoritaires à Besse habillent de rhétorique révolutionnaire la revendication économique immédiate. Par contre, la formulation maladroite de Néoules, village partagé politiquement, pointe de façon ambiguë l’absence de perspectives politiques de cette lutte unitaire : l’évolution est cette tendance bien connue qui pousse pacifiquement les électeurs de gauche varois vers le parti le plus à gauche. La révolution, défensive, ne peuvent découler que d’une violence imposée aux démocrates. On retrouve 1851 …

 

Faute de repères politiques, la “différence” méridionale peut-elle alors occuper le champ du symbolique ?

En télégraphiant aux manifestants de Béziers, le 12 mai –“Vivo la terro maire e l’abitant que la boulego. Plus de poulitico ! Unioun en lengo d’O ! ”-  Mistral veut cimenter la protestation par la langue d’oc et par la conscience identitaire.

Les Félibres varois sont organisés au plan départemental, mais quelque peu assoupis. Leur almanach Lou Franc Prouvençau, qui se voulait populaire et dialectal, a cessé sa publication depuis 14 ans ! S’ils soutiennent l’action (où certains comme Blache et Balp sont fort impliqués), c’est moins  d’abord en compatriotes immergés dans le milieu rural. La prise de position félibréenne vient d’un secteur excentré : les jeunes félibres de L’Escolo de la Targo de Toulon voient dans la crise confirmation de leur patriotisme d’Oc et possibilité de donner enfin à l’action félibréenne un support social. Fermes disciples du Capoulié Dévoluy, ils veulent “aller au peuple”. C’est donc tout naturellement qu’ils écrivent au maire de Besse, Noël Blache[xvi], conseiller général de Toulon et membre de leur Escolo[xvii].  

“Moussu lou Consou de Besso, nouastre ajudaire

L’Escolo Felibrenco de La Targo que seguis d’un couar esmóugu la boulegado d’independènci dóu Miejou de Franço ei lèi enganarello dóu Despoutisme Parisen, a destria la marco de freiresso dóu Municìpi de Besso. Estènt que vous, Mèste Blache, n’en sias lou capou e l’empuradou, voulèn eici vous manda nouastre recounfor arderous emai l’afourtimen que coumunian ensèn quouro s’agis d’apara lei dre dóu Païs d’O.

Coumo va dias senso cerca d’escampi, dins vouastro letro, tout en gardant prefound l’amour de Franço e de la Republico, cresèn que l’ouro pico de faire ausi au Gouvèr de Paris lou cri dóu sang e de la terro, que pouadon bèn badaiouna mai que jamai estoufaran. Voulèn viéure sus nouastro terro, de nouastro vigno ! Avèn proun endura, aro n’i a proun, lou pese crèbo !

Lou Pople sauvara lou Pople !”

L’adversaire est désigné : Paris. Mais Mistral calme le jeu. Malgré les supplications de Dévoluy, il refuse de présider l’énorme meeting de Montpellier le 9 juin, (jour où les Varois manifestent à Brignoles). Le 9 les félibres toulonnais sont avec Mistral à Avignon pour une fête provençale. A cette occasion (restauration du Palais des Papes), les “Patriotes de Provence” envoient certes un message de soutien aux viticulteurs du Languedoc. Mais l’événement, à Montpellier comme à Brignoles, se déroule sans eux.

 

Au delà du Félibrige, la conscience d’une différence “nationalitaire” apparaît-elle dans l’événement ?

Il faut la montée en force du mouvement pour que, dans son premier éditorial du Petit Var, “Le Midi bouge”, le 22 mai, Ferrero évoque le premier, mais défensivement, une spécificité ethnique méridionale : la crise a son origine dans “le capitalisme absurde qui fait de la misère avec de la richesse”, or fraudeurs et betteraviers du Nord “se moquent comme d’une guigne de la misère des gens du Midi ! Ils exagèrent, disent-ils, dans le pays du soleil, on ne meurt pas de faim puisqu’on vit de chansons”… La différence ethnique est imposée aux Méridionaux, en péjoration. Dans sa réaction de fierté blessée, Ferrero ne va pas jusqu’à prendre en compte de façon positive cette “méridionalité” dont le Nord se gausse au Nord.

Le 26 mai au meeting de Carnoules, le délégué du Comité d’Argelliers, Couralt,  s’écrie : “Des Alpes aux Pyrénées, le Midi s’est levé tout entier”. Mais ce n’est pas pour opposer le Midi à la France :“les paysans de la France du Midi” appellent à la solidarité tous les travailleurs français, et demandent à la presse de dire “à la France entière qu’une des plus belles, de ses plus riches parties d’elle-même, est en train de s’effondrer misérablement”[xviii].

Le propos est gauchi le 9 juin à Brignoles par  un autre représentant d’Argelliers, Ollié : “Si demain on oublie les vers de notre grand poète Mistral : « Lou paysan es lou cépoun de la natien »[xix], et bien alors abandonnés de tous puisque la France se montrerait une marâtre, nous ferions comme les peuples opprimés et nouvelle Irlande nous ferions comme les Irlandais”,  cite sans commentaires Le Petit Var [xx]. A droite, La République ne commente pas non plus ces propos embarrassants : “l’orateur évoque l’antique rivalité du Nord et du Midi de la France. Si nous devions être abandonnés, nous aurions la ressource suprême des peuples opprimés, qui puisent leur force dans le désespoir et nous nous défendrons à l’exemple des populations d’Irlande”[xxi].

Certes le propos, prononcé “d’une voix d’airain”, déchaîne les applaudissements[xxii], les tambours battent aux champs. Et, pour couper le mouvement de l’opinion républicaine, le pouvoir dramatisera cette menace “fédéraliste”, que nombre de félibres, de droite et de gauche, ont propagée depuis les années 1890.

Mais il ne la prend vraiment plus au sérieux que ne le fait la gauche “jacobine”.  Ferrero y insiste dans Le Petit Var (25 juin), si“les intérêts économiques du Nord sont diamétralement opposés à ceux du Midi …on a même parlé de séparatisme, de fédéralisme… l’unité nationale en tout ceci n’est pas le moins du monde en jeu. Les vignerons ne sont préoccupés que de la satisfaction de leurs revendications”

Tout au plus, dans la phase ultime du mouvement, où les éléments conservateurs sont particulièrement actifs, la gauche les remettra-t-elle en place au nom de l’unité nationale. Ainsi, dans Le Petit Var, 19 juin 1907, le républicain Dr. Fournier, du Comité de Cuers, interpelle le réactionnaire vétérinaire Rastagne : “Quand, aux applaudissements d’une galerie en immense majorité réactionnaire, vous demandez la démission de toute autorité locale, la rupture des liens qui nous unissent au pouvoir central, la grève de l’impôt, la substitution de l’anarchie à l’ordre légal, et au besoin la séparation politique des régions fédérées d’avec la mère-patrie … vous ne faites pas de politique !”

Ce n’est donc pas par le registre “nationalitaire” et “fédéraliste” que s’exprime l’exaspération des viticulteurs.  



[i] R. Pech, “1907 : Révolte contre Marianne ou Marianne en révolte ?”, Per Robert Lafont, C.E.O., Montpellier, 1990, pp.223-240.

[ii] Nous renvoyons aux ouvrages fondamentaux de Y. Rinaudo, Les paysans du Var, fin XIXe siècle, début XXe siècle. P.U de Lille III, 1982. Les Vendanges de la République. Les paysans du Var à la fin du XIXe siècle, P.U de Lyon, 1982.

[iii] R. Merle, Les Varois et le provençal, 1860-1910, Bulletin S.E.H.T.D, 1994. 

[iv] Mistral, I troubaire catalan, 1861.

[v] Rapport du Sous-Préfet de Brignoles, 26 juin 1907, A.D Var, 4.M.41.4

[vi] Coopérative viticole de Camps, registre des délibérations, 1er mars 1907.

[vii] Le Cri du Var, 12 février 1907.

[viii] Edmond Ortigues, Camps-la-Source, Pays des Chapeliers, Serre, Nice, 1993.

[ix] Lettre de Marin au Conseil Général, 7 janvier 1908, A.D.Var, 14.M.7

[x] Coopérative de Camps, registre des délibérations, 30 avril 1907.

[xi] Le Petit Var , 8 octobre 1905.

[xii] Le Cri du Var, 12 février 1907.

[xiii] Le Cri du Var, 12 février 1907.

[xiv] Rapport du Sous-Préfet de Brignoles, 26 juin 1907, A.D Var, 4.M.41.4

[xv] Le Progrès républicain de Brignoles, 21 avril 1907.

[xvi] Archives privées. Je remercie Jean-Marie Guillon qui m’a communiqué ce document.

[xvii] Escolo Felibrenco de la Targo, cartabèu pèr 1909. Toulon. Liste des membres.

[xviii] Le Petit Var, 29 mai 1907.

[xix] Le journal transcrit en provençal local le languedocien de l’orateur, que respectent d’autres journaux.

[xx] Le Petit Var, 10 juin 1907

[xxi] Le Progrès républicain de Brignoles, 16 juin 1907.

[xxii] Le Progrès républicain de Brignoles, 16 juin 1907.