Des historiens actuels et 1851

Des historiens actuels et 1851

 

 Jean-Paul Damaggio

 

Dans le précieux article de Jean-Marie Guillon (voir dernier Bulletin de l’Association) je note cette juste appréciation : “La “ nationalisation ” de la mémoire historique n’a fait que s’accentuer au cours d’un siècle qui a multiplié les commémorations nationales ”. Et cette nationalisation aurait été néfaste à la constitution d’une “légende” autour des résistants de 1851. Je partage cette observation, sauf dans un cas, qui n’a pas débouché pour des raisons que je voudrais évoquer. Je veux parler de la période 1958-1964 avec l’émergence en France du pouvoir gaulliste et de celui qui y fera face de manière décisive, François Mitterrand. Si, à travers le livre de Mitterrand Le coup d’État permanent, beaucoup savent les références de ce dernier à 1851, les liens du Général avec ce moment de l’histoire restent méconnus. Pour les évoquer, je veux reprendre sa lettre du 20 mai 1952 qu’il envoya à Henri Guillemin (il la cite dans ses Mémoires). Henri Guillemin venait de publier un livre sur le Coup du 2 décembre, livre rarement cité, et De Gaulle lui indique :

 

“Peut-être n’avez-vous voulu les voir (les événements), et les faire voir, que dans l’optique de la réprobation, c’est-à-dire sous leur jour le plus mauvais, et condamnable. Mais je crois, quant à moi, que, dans l’affaire, il y eut quelques éléments de meilleur aloi et qui ont joué leur rôle aussi et dans l’âme des auteurs – et d’abord de Napoléon III – et dans l’opinion publique : le désir confus de venger l’abaissement de 1815 était l’un de ces éléments”.

 

Pour Henri Guillemin, ce désir confus de venger l’abaissement de 1815, “Louis-Napoléon Bonaparte n’y songeait pas le 2 décembre” et l’écrivain préfère retenir, chez De Gaulle, une envie de ménager la droite et la gauche. En fait, le Général et son adversaire Mitterrand sont fascinés par ce coup d’État à la base de la naissance d’un Hugo national. Si, autour des années 1958-1964 la question est approchée, sans déboucher sur l’inscription durable de la résistance au coup d’État dans les mémoires collectives, je pense que cela tient à “l’urbanisation” permanente de notre histoire nationale qui est venue renforcer sa “nationalisation”.

 

Pour m’expliquer je vais prendre cinq exemples récents chez des historiens qui viennent de publier leurs recherches.

 

 

– Nicolas Bourguinat vient de publier aux Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales Les Grains du désordre, L’État face aux violences frumentaires dans la première moitié du XIXe siècle.

 

Ce livre de 500 pages apporte un éclairage tout à fait nouveau et utile sur les luttes paysannes. Pour aller au-delà de la période étudiée qui s’achève en 1847, il y a un chapitre en guise d’épilogue : “Les voies du politique”. Il se centre sur la contestation frumentaire et l’esprit de 1848. Je me permets de citer longuement la conclusion que je partage tout à fait :

 

“Cette rencontre entre la contestation frumentaire et la scène politique censitaire ou démocratique pourrait donc être rattachée aux discussions menées, à partir notamment de l’œuvre de Maurice Agulhon, à propos du caractère dérivé/hérité ou bien au contraire réflexif/autonome, des aspirations politiques populaires. Les modes cognitifs et les concepts liés à la justice alimentaire redistributive et au “ contrat social des subsistances ” ont, à notre avis, constitué un des supports possibles de la politisation des masses, un des points d’appui qui ont contribué à populariser la République démocratique et sociale. La culture populaire n’était donc pas a priori étrangère et fermée à celle-ci, et les masses ont fait davantage que la recevoir de l’extérieur. Toute modernisation sociale et mentale, sans doute, suppose de pouvoir faire du neuf avec du vieux. Les mouvements frumentaires avaient toujours été politiques : que le cadre mental et leurs idéaux se soient réinsérés dans un débat national hors de leur sphère d’application originelle prouve surtout qu’un demi-siècle après la Révolution française c’est le politique lui-même qui avait changé”.

 

Mais pourquoi n’avoir pas poussé l’étude jusqu’à la fin de l’esprit de 1848, à savoir les révoltes de 1851 qui me paraissent de nature à justifier totalement cette conclusion du travail de Nicolas Bourguinat ?

 

 

– Jean-Claude Caron vient de publier chez Aubier, L’Eté rouge, chronique de la révolte populaire en France (1841).

 

Pour ce livre, j’en conviens de suite, nous sommes loin de 1851 puisque les luttes évoquées sont celles de 1841. Un sous-titre de chapitre m’a pourtant mis l’eau à la bouche : “Le coup d’État du 2 décembre : épilogue de “ l’été rouge ” ? Cette partie va développer la question des luttes contre les 45 centimes et n’évoque le coup d’État qu’en quelques lignes faciles à citer :

 

“En 1859, la ville de Clermont poursuit encore la commune d’Aubière pour des dettes non acquittées, liées aux événements de 1841. C’est alors le temps d’un Second Empire triomphant, un régime auquel les populations révoltées de “l’été rouge” ont apporté un appui massif : “ Ces populations d’Aubière et de Beaumont suspendues à la parole de Trélat au mois d’avril 1848, le ployant sous leurs bravos, nous les vîmes apportant à Clermont avec la même ivresse, tambours en tête et drapeaux déployés, l’unanimité des oui dont elles venaient d’acclamer le nom de Napoléon au plébiscite du coup d’État ”, se souvient avec amertume Henri Doniol, l’un des défenseurs au procès de Clermont”.

 

Je ne connais pas la nature des révoltes de décembre 1851 dans le Puy-de-Dôme, je sais seulement que 101 personnes furent condamnées à des peines fortes et 197 à des peines faibles. Je ne sais s’il y a un lien entre ces condamnés et les régions de révolte de “l’été rouge” mais je sais que souvent on expédie la question avec la seule phrase d’un témoin dont je ne doute pas de l’amertume mais dont je doute de la clairvoyance. Après le coup d’État, nous sommes entrés dans une phase de suffrage universel contrôlé et si on oublie la dernière donnée – l’aspect contrôlé – (lié à la féroce répression) alors on rate l’analyse.

 

 

– François Ploux vient de publier à la Bibliothèque de l’Histoire Guerres paysannes en Quercy, Violences, conciliations et répression pénale dans les campagnes du Lot (1810-1860).

 

Cette fois la révolte contre le coup d’État se trouve dans la période étudiée. Elle n’y bénéficiera pas d’un meilleur traitement. Avec le chapitre “Les paysans contre l’État” j’ai cru entrer dans le vif du sujet et encore une fois quelle déception ! “Le Quercy se distingue de bien des régions françaises par l’absence presque totale de révoltes frumentaires. Les insurrections à caractère politique sont rares, et pour l’essentiel datent de l’annonce du coup d’État du 2 décembre 1851”.

 

Par la suite, François Ploux ne parlera du sujet que pour le Lot et il écrira en conclusion de ce chapitre :

 

“Il faut enfin insister sur les répercussions politiques des luttes anti-fiscales de 1848-1849. La question de l’impôt a en grande partie déterminé les choix politiques des paysans du Lot, et en particulier leur soutien à Louis-Napoléon Bonaparte. On ne s’étonnera pas que les paysans, déçus par une République qui n’a pas su répondre à leur attente, n’aient pratiquement pas bougé au lendemain du coup d’État du 2 décembre. Les seuls mouvements de protestation sont localisés dans les villes ou les gros bourgs : Cahors, Figeac, Saint-Céré et Gramat. Des émissaires sont envoyés dans les campagnes, qui ne répondent pas à l’appel. À Saint-Céré on sonne même le tocsin, mais les communes voisines ne réagissent pas. À Floirac, cependant, lorsque, le 9 décembre, le juge de paix de Martel et les gendarmes viennent arrêter un républicain, un rassemblement de 250 personnes se forme pour résister. Mais il s’agit sans doute autant d’une très classique rébellion anti-gendarme que d’un mouvement à caractère politique”.

 

Je conteste tout à fait cette vision sommaire de la résistance dans le Lot, et plus particulièrement de la résistance des paysans. Elle s’inscrit totalement dans une méconnaissance globale du sujet même si les références au travail de J-Y Féré font l’objet d’une note en bas de page. D’où, ensuite, une minimisation d’une révolte de 250 personnes intervenant à un moment où la répression est dans le Lot, aussi féroce qu’ailleurs : 43 personnes subiront de lourdes peines et 124 des peines plus faibles.

 

 

– Christian Bougeard vient de publier aux Presses Universitaires de Rennes, Tanguy Prigent, paysan ministre.

 

À cette occasion, j’ai découvert la trajectoire d’un paysan que je ne connaissais absolument pas. Avec Christian Bougeard, nous allons revenir au point de départ de cet article, à savoir les événements de mai 1958. Cette fois ce n’est pas De Gaulle qui envoie une lettre mais il va en recevoir une de Tanguy Prigent qui lui indique :

 

“J’ai pour vous mon général, une haute estime, de l’admiration et aussi une affection sincère. Mais les circonstances et les conditions étant ce qu’elles sont, mon exigence consciente de républicain me commande impérieusement de monter sur la barricade pour contribuer à vous barrer la route du pouvoir”.

 

L’historien ajoute : “Sa culture républicaine, forgée à l’école primaire de Saint-Jean-du-Doigt et par ses lectures, lui remet sans doute en mémoire la gravure du député Victor Baudin, tué sur une barricade du Faubourg Saint-Antoine à Paris, le 3 décembre 1851, en s’opposant au coup d’État du prince Président Louis-Napoléon Bonaparte”.

 

Je ne vais pas me plaindre d’un prénom malheureux qui fait d’Alphonse Baudin, un Victor Baudin, car j’ai plaisir à découvrir ce lien entre 1851 et 1958 chez un modeste paysan breton qui résistant à De Gaulle se fera aussi résistant à son parti, à la SFIO, comme Renaud Jean, le paysan du Lot-et-Garonne, résista à son parti, le PCF.

 

 

– Max Lagarrigue vient de publier aux éditions Atlantica, Renaud Jean, Carnets d’un paysan député communiste.

 

Ce livre est en fait la publication d’écrits de Renaud Jean qui en 1936 eut le plaisir de se battre aux côtés de Tanguy Prigent entrant au Parlement. Max Lagarrigue en fait une présentation où il ne mentionnera pas l’héritage de la résistance au coup d’État qui est pourtant au cœur de la démarche politique de ce premier député communiste français (il fut le premier député élu sous l’étiquette communiste à cause d’une partielle dans le Lot-et-Garonne en décembre 1920). Et cette référence apparaissait dans les écrits de Renaud Jean et en particulier dans une lettre qu’il envoya à sa mère, de sa prison de député communiste en 1940. Samazan, le petit village du Lot-et-Garonne dont il était maire avait participé à l’insurrection de 1851 et il le savait très bien. La ville toute proche de Marmande était restée trois jours aux mains des républicains qui en furent chassés par l’armée. Mais Max Lagarrigue, comme tant d’autres, trouva sans doute négligeable cette référence aux déportés de 1852, dont Renaud Jean pense qu’ils furent mieux traités, malgré l’immonde répression, que les prisonniers communistes de 1940.

 

 

Ce détour, par des publications savantes de 2001-2002, m’incite à quelques remarques de conclusion.

 

Alors que nous vivons un regain salutaire d’études paysannes sur le XIXe siècle, la marginalisation de la résistance au coup d’État manifeste une phénomène simple : à un moment où le nombre entrait dans l’histoire par le suffrage universel, et alors que ce nombre était d’abord celui des paysans, la conscience savante française est doublement choquée. Le paysan, qu’elle installa à un double poste : celui du bucolique qui vit dans une campagne sage face à la ville pleine de vices, ou celui de l’archaïque qui vit les derniers travers de l’ignorance crasse, est un fantasme qui renvoie à un autre fantasme. Discerner les luttes réelles au sein de paysans différents, pointer du doigt les dimensions progressistes d’une culture en mutation devient un effort trop lourd à conduire. D’où, pour moi, le retour incessant aux résistances de 1851 qui cassent les schémas établis. Cette référence n’a pas débouché nationalement entre 1958 et 1964 car, en fait, De Gaulle comme Mitterrand ne retiennent comme élément d’analyse que l’acte de Louis-Napoléon, et non pas la résistance populaire. Avec Victor Hugo, l’Histoire d’un crime porte l’attention sur la résistance, mais le drame parisien prend toute la place et le titre dit bien qu’en fait c’est le crime qui conditionne le livre. La boucle est alors bouclée et nous sommes enfermés dans le monde des bouffons, ceux qui n’existent que sur les marges du dérisoire.

 

Dans son article Jean-Marie Guillon montre le rôle de l’Association 1851 dans le succès des commémorations du Sud-Est. Je peux confirmer cette analyse au vu des commémorations absentes du Sud-Ouest, malgré mes menus efforts, et en tenant compte du fait que des départements du Lot-et-Garonne et du Gers furent aussi au centre de la révolte. Pour continuer de faire bouger la mémoire collective, l’effort en direction de l’histoire paysanne me paraît un des leviers à ne pas lâcher.

 

 

Jean-Paul DAMAGGIO