1940. Le Var rouge dans la vague blanche

texte publié dans XXe siècle, revue d’Histoire  n° 28, oct. – déc. 1990, pp. 57 – 64

 

1940: LE VAR ROUGE DANS LA VAGUE BLANCHE

 

par Jean-Marie Guillon

L'église de Villecroze (photo Jean-Marie Guillon)

«Il y avait en France en 1936 38 millions de républicains. Que sont-ils devenus ?»

Paradoxe complémentaire souvent relevé: le régime français le plus réactionnaire depuis 1875 s’est installé sur les terres méridionales, celle de la tradition républicaine par excellence.

La question est très rhétorique, mais inévitable. Reprise par Paxton dans sa célèbre «France de Vichy», elle est posée par Jean Guéhenno le 25 juillet 1942(1). A ce moment-là, l’ampleur des manifestations patriotiques du 14 dans la zone Sud a apporté une réponse. Mais en 1940, après l’installation du régime de Vichy ?

Le Var est un observatoire privilégié. C’est l’un des départements les plus «rouges» d’un Midi qui, globalement, est considéré comme tel(2). Ce «rouge» englobe, aux yeux des «Blancs», tous les «républicains». Il va de l’écarlate – deux députés communistes – au très décoloré – la gauche pragmatique des notables et d’un électorat souvent rural. Mais la nuance correspond moins aux étiquettes qu’aux hommes. Il est des «socialistes indépendants» ou des «républicains de gauche», classifications passe-partout de l’administration, plus «rouges» que tel SFIO patenté.

Ce «rouge», c’est toute la gauche, un quasi-monopole politique, largement dominé par un socialisme aux reflets divers, avec une SFIO restée solide, malgré Renaudel et la scission «néo». La droite nettement définie ne revendique qu’un seul parlementaire sur 8, un seul conseiller général sur 30, une poignée de communes sur 150.

Alors cette Provence moyenne, dont le Var des villages déjà «urbains», enserrés dans leurs collines et leurs vignobles, est l’archétype, passée du «blanc» au «rouge» dans la première moitié du 19e siècle et du radicalisme au socialisme à la fin, n’aurait-elle été recouverte que d’un vernis superficiel vite écaillé sous le choc de la défaite ?

 

La vague blanche

 

Le Var «rouge» est mort dignement le 10 juillet 1940. Sur ses six parlementaires présents à Vichy ce jour-là, les trois socialistes SFIO – Collomp, Sénès et Zunino(3) – et le radical-socialiste René Renoult se sont retrouvés parmi les «80».

On chercherait en vain un geste d’approbation dans le département. Il est moins difficile de trouver des signes d’allégeance au Maréchal, y compris dans les municipalités de gauche. En témoignent les motions de confiance et, bientôt, l’apposition du nom du Maréchal sur les artères principales.

La Légion des combattants, formée à partir de l’automne, rassemble des anciens combattants de tous horizons. Zunino, député-maire SFIO de La Garde (près de Toulon), futur membre du comité directeur du Front national de la zone Sud, tient à s’y inscrire dans les premiers. Officier de réserve, il était président de l’association locale des anciens combattants, ce qui ne suffit pas à expliquer son geste. Sénès, sénateur-maire SFIO du Muy, président du Conseil général que l’on vient d’abolir, s’inscrit lui-aussi à la Légion, avant de s’en faire exclure. On pourrait multiplier les exemples.

Certaines attitudes sont encore plus significatives. Alors même que la vague blanche les menace dans leurs fiefs locaux, certains de ces élus n’en proclament pas moins leur fidélité au Maréchal. Très attaqué, Maurel, maire SFIO de Bandol, président de l’Association des maires du Var désormais dissoute, légionnaire lui aussi, se dit d’accord avec le message du 10 octobre où le Chef de l’Etat a exposé les principes de la Révolution nationale. On verra un peu plus tard, à Fréjus par exemple, des édiles éliminés par la dissolution de leur municipalité soutenir la «rénovation nationale».

Ces élus représentent un peuple de gauche qui n’est pas insensible à ce que le nouveau régime paraît être. Réflexe d’union sacrée, pacifisme, partage des espoirs communs sur ses buts patriotiques et même accord sur son orientation moraliste et paysanne expliquent mieux ces premières attitudes qu’une commode conclusion d’opportunisme. La République ? Bien peu comprennent qu’elle est vraiment remise en cause.

Il faut plusieurs mois pour que l’équivoque maréchaliste se dissipe. Il faut moins de temps pour se rendre compte que le régime met en selle une droite radicalisée par des décennies d’opposition et les grandes peurs des années 30.

On ne soulignera jamais assez, à ce propos, l’importance de la «drôle de guerre». Vichy est hier (les forces politiques et sociales qui fondent le nouveau régime), avant-hier (la résurgence des «Blancs» de toutes nuances, unis par le cléricalisme et la haine du «rouge»), mais aussi la veille.

Comme dans le Lot de Pierre Laborie(4), la guerre a préparé le terrain de Vichy: union sacrée, presse pratiquant un conformisme zélé, partis évaporés, CGT inconsistante, militaires prenant le pas sur le pouvoir civil, un ennemi – le communisme – qui fait l’unanimité de la droite à la gauche et sert d’exutoire aux vieilles peurs, tout comme la xénophobie qui, de l’antifascisme à l’anticommunisme, s’alimente à des sources diverses, une poussée de délation politique, et, en fin de compte, comme en 14-18, un climat qui profite aux valeurs traditionnelles à droite.

Le printemps 1940 est vraiment le moment d’une pré-Révolution nationale durant laquelle la machine répressive s’emballe et multiplie les mesures administratives – internements, déplacements, envois en compagnies de passage spéciales, etc. L’irrationnel gagne du terrain. Dès le mois de mai, on en appelle à l’aide céleste et à l’homme providentiel, alors que l’on interne à nouveau et sans aucun discernement des antifascistes aussi notoires que Feuchtwanger alors réfugié à Sanary(5).

 

La grande illusion

 

Le 19 juin 1940, les grands quotidiens de Marseille, diffusés dans toute la région, Le Petit Provençal (gauche) et Le Petit Marseillais (droite), publient l’essentiel de l’appel du général de Gaulle.

Il ne passe pas aussi inaperçu qu’on l’imagine généralement. Peu après, Henri Frenay en entend parler pour la première fois à Sainte-Maxime(6). Le 25 juin, on trouve à Saint-Raphaël une inscription «A bas Pétain» et deux papillons manuscrits appelant la population à écouter la BBC pour être fixée sur les conditions de l’armistice.

Mers-El-Kébir porte un coup sérieux à l’anglophilie et sert les «réalistes» qui prônent la résignation. Dans ce département en bout de France, épargné par les combats (mis à part quelques attaques aériennes italiennes) et par l’exode, l’accablement, entretenu par la presse et les homélies officielles, du 14 juillet – «jour de deuil et de recueillement», mais aussi premier jour de contrition et de revanche sur l’«ancien régime» – fait place rapidement au soulagement et à l’espoir du retour à la normale. Les réactions impatientes des démobilisés sont significatives de la volonté de fermer la parenthèse.

Le PPF, implanté à Toulon et Hyères, seul parti à conserver une activité autonome, tente de profiter de la situation. Il s’illustre par des actions antisémites et une propagande dirigée vers les jeunes et les chômeurs. Mais, pour la population, Vichy n’est pas la «révolution», c’est l’ordre revenu, bientôt la paix et le retour des prisonniers.

A chacun ses illusions. Tandis qu’à Vichy, la Révolution nationale s’échafaude dans les initiatives contradictoires des nostalgiques du passé et des modernistes à la recherche d’une 3e voie fasciste ou d’une 4e voie catholique, à Toulon, dès la fin juillet, on se soucie déjà de l’avenir, du tourisme, d’un possible ministère de la Marine, de la reprise du commerce avec les nations ennemies…

Tout est possible, semble-t-il, et le changement de régime ouvre la porte à bien des espérances, d’autant que, vu d’«en bas», ses traits ne se dessinent pas d’un coup.

 

La réaction

 

Dès la fin de l’été 1940, se réamorce la dialectique d’une répression mesquine qui menace de plus en plus de personnes. L’Etat Français ne commence à prendre tournure qu’au mois de septembre avec l’application des lois d’exclusion dont la série a été ouverte le 17 juillet. Il se traduit par des licenciements en particulier dans les établissements de la marine et les services municipaux, par la reprise en grand des internements qui font affluer les communistes de toute la région au camp de Chibron, près de Toulon(7), par le remplacement du préfet Haag, franc-maçon au profil républicain typique.

Les minorités municipales relèvent la tête et réclament le pouvoir, tandis que les militaires réclament des têtes et exercent un magistère qui trouve son cadre privilégié à Toulon, fief de la marine qui est un des piliers de l’ordre nouveau et qui impose à la ville une chape de plus en plus étouffante.

Le tribunal maritime, devenu cour martiale, est le fer-de-lance de la lutte contre les «déviants»: communistes, passagers clandestins vers l’outre-mer, marins de la France Libre. L’amiral Muselier est condamné à mort par contumace le 23 octobre.

Le régime est d’abord celui des fonctionnaires dont le parti de l’ordre fait ses porte-parole. Le commandant de la subdivision appuyé sur ses gendarmes, le préfet maritime, la police spéciale, dont les enquêtes sont déterminantes, poussent aux mutations politiques et à la répression. Les divers services de renseignement (marine, armée, C.E.I. du colonel Groussard ou Fédération du patronat qui a son propre réseau) dont les agents se recrutent presque exclusivement dans la droite extrême poussent dans le même sens que la délation, anonyme ou non, bientôt relayée par la Légion des Combattants. Cette volonté d’épuration, xénophobe ou politique, est largement partagée, y compris par nombre de ceux qui sont à la base de tout un pan de Résistance et qui pour l’heure se situent politiquement dans les marges du régime (ainsi les affidés du général Cochet).

Ici, de l’Action Française et du PSF qui se dissolvent presque aux modérés dont il serait bien difficile, à ce niveau, de distinguer à quelle tradition, libérale ou bonapartiste, ils appartiennent, sans négliger le PPF et les Francistes qui se livrent au noyautage, toute la droite se confond avec le nouveau régime à qui elle fournit les cadres des institutions nouvelles.

Que le sommet, Vichy, soit plutôt moins sectaire que cette base n’a que les apparences du paradoxe. Moins homogène, il est plus sensible à la nécessité de tenir compte des équilibres politiques locaux. Ainsi s’expliquent certains choix, celui du chef départemental de la Légion – le directeur de l’agence Havas qui n’a aucun engagement politique – ou celui des membres de la future commission administrative (nommée en janvier 1941, mais préparée en novembre)(8). L’épuration municipale, commencée avant même la loi du 16 novembre 1940, affecte d’abord Sénès au Muy et Collomp à Draguignan, les élus les plus notoirement suspects. Mais l’administration n’encourage pas des changements plus étendus.

Cependant, très vite, monte la pression d’une base qui ne veut pas être dépossédée de sa revanche. L’épuration municipale ne tarde pas à devenir une question de rapport de force local. Elle n’épargnera pas, le cas échéant, les petites localités qui échappent au remaniement imposé par la loi(9). La répression contre les communistes dépend elle aussi, pour partie, de considérations locales semblables.

Au fil des mois, la Révolution nationale prend donc forme. La répression et l’épuration politique qui touche l’administration (y compris la police) et les élus lui donne son vrai visage. Les amalgames classiques jouent sans frein: gauche = communiste = étrangers = «indésirables». «Droit commun», étrangers et «politiques» sont mis dans le même sac de l’internement administratif érigé en système. La gauche, même prête à se rallier, est exclue des rouages du régime, à l’exception des syndicalistes CGT de la tendance Belin censés représentés les ouvriers, milieu où la droite n’a pas de concurrents à leur opposer.

Vue du Var, la Révolution nationale est bien l’«expression éruptive d’un séculaire refoulement de rancunes, de haines et d’ambitions déçues»(10). L’instauration du régime de Vichy a déclenché une dynamique qui culminera en 1941.

 

Unanimité ambiguë

 

Au sommet et quel qu’en ait été le prétexte, le limogeage de Pierre Laval, le 13 décembre 1940, s’inscrit dans ce processus épurateur. Il est obtenu par Peyrouton, ministre de l’Intérieur, et par du Moulin de Labarthète, directeur du cabinet du Maréchal, au cours du voyage qui mène le chef de l’Etat à Marseille et à Toulon.

Quelques jours auparavant, fin novembre, le préfet du Var avait dû éliminer contre son gré la municipalité toulonnaise de Marius Escartefigue, seul député de droite du département, qui avait pourtant voté «oui» le 10 juillet. Il est vrai que c’était un ancien socialiste, réputé déserteur en 1914, et démagogue contesté par une partie de la droite «installée». Nommée au pied levé, la délégation spéciale qui accueille le Maréchal est dirigée par le candidat de la Marine, un haut fonctionnaire issu de son sérail.

Cette visite, le 4 décembre, se déroule selon un rituel désormais bien au point: foule enthousiaste, enfants des écoles agitant de petits drapeaux, serment des milliers de légionnaires rassemblés, groupes folkloriques, défilé des troupes, mais aussi des Scouts et des Compagnons de France. Les opposants éventuels ont été arrêtés préventivement au cours de la première des grandes rafles de la période.

L’impression est d’unanimité, mais cette façade cache des perceptions contradictoires. Les lignes de fracture se dessinent surtout autour d’une collaboration qui soulève l’hostilité. Dès novembre, au cinéma Eden, à Toulon, le Maréchal est applaudi tandis que Laval est sifflé, si bien que les actualités doivent être projetées dans une demi-lumière et sous la surveillance de deux agents de police.

Laval a bon dos. Son renvoi est l’illustration d’une ambiguïté générale. Il relance l’illusion d’un coup d’arrêt à la collaboration. On voit moins qu’il s’agit de redorer le blason terni du régime et, accessoirement, de faire sauter un frein à la Révolution nationale en marche.

L’anglophilie est assez générale. Elle est même l’un des éléments de cohésion d’une Résistance – communistes mis à part – qui est en train de se construire lentement à partir de pôles éloignées.

Au début décembre, un tiers des élèves du lycée de Toulon est considéré comme anglophile, au milieu de beaucoup d’hésitants et malgré la présence d’un groupe antigaulliste actif, qui traduit l’influence de la marine ici. Ce n’est pas négligeable, même si c’est moins qu’à Marseille (50% environ) ou Aix (propagande pro-anglaise et gaulliste dominante à la Faculté), pendant qu’à Nice, on mesure la confusion courante de ce temps avec un «bon état d’esprit au point de vue national» non contradictoire d’un soutien général aux Anglais et d’une unanimité anti-italienne(11).

En 1940, la Résistance reste d’autant plus à inventer qu’elle est une rupture avec une tradition politique qui a oublié les clandestinités et les insurrections républicaines du siècle précédent. Elle ne naît pas toute faite, pas plus qu’elle n’est parachutée, mais se construit par étapes, en suivant forcément les voies de circulation des hommes et des choses. Le premier stade est urbain et littoral, évidemment peu structuré. Les bourgades, même «rouges», de l’intérieur ne seront touchées que bien plus tard, sans que ça signifie qu’elles soient rétives.

Après l’attente de l’été, circulent, dès octobre, les premiers tracts autour de Toulon et de Fréjus. Dénonçant la collaboration, ils appellent à écouter la B.B.C. dont on ne soulignera jamais assez l’importance dans la formation d’un sentiment gaulliste qui sert de terreau à la Résistance, même à celle qui, au départ, ne le partage pas.

Les tracts les plus répandus sont signés «Légion française de Gaulle». Prétendument dispersés par la R.A.F., ils viennent, selon toute vraisemblance, de Marseille qui constitue effectivement, comme le remarque Maurice Chevance-Bertin, «la première capitale de la Résistance» de la zone non occupée(12). Spontanément des chaînes les reproduisent et les font circuler. Celle que la police découvre à Toulon, fin octobre, fournit les premières victimes varoises de la répression antigaulliste (7 inculpations et 3 arrestations), qui ne seront jamais membres d’une quelconque organisation.

 

 

 

 

Les sources contradictoires de la Résistance

 

Il n’y a pas de centre unique d’où serait partie la «vraie» Résistance. Les organisations futures sont en gestation au sein de trois milieux urbains encore très éloignés les uns des autres. Aucun n’a le monopole d’une lucidité absolue. Le gaullisme et l’anglophilie, pas plus que l’attachement à la République, ne sont contradictoires d’un soutien partiel au régime et d’une vénération pour le Maréchal.

Très isolés, enfermés dans une logique qui leur est propre, les communistes, comme les autres, doivent apprendre la clandestinité. Jusque-là, le parti, réduit à peu de choses, est resté souterrain. Il lui faut se transformer en parti clandestin, processus long et difficile, au cours duquel nombre de militants chuteront. Les bases en sont jetées quand la démobilisation libère les militants fidèles, avant que l’internement ne les happe à partir de septembre (112 entre cette date et avril 1941). La troïka de direction mise en place par la direction régionale de Marseille ne peut déborder, faute de temps et d’hommes, du secteur de Toulon-La Seyne, alors que d’autres noyaux isolés subsistent sur le littoral des Maures. Il lui faut renouer un à un les contacts, assurer la solidarité avec les internés, créer à partir de la J.C. des groupes de propagande et d’action, notamment vis-à-vis des marins et des soldats puisque la ligne se place alors dans l’illusion d’une révolution prochaine. Comme ailleurs, elle répand les papillons appelant «Thorez au pouvoir» et proclamant «Ni Londres, ni Berlin». Les autorités répliquent par des internements en représailles qui touchent à la fois des militants encore actifs et d’autres en proie au doute et que l’arrestation conduira à reprendre le combat. Infiltrée par la police, l’organisation qui vient de recevoir son premier cadre clandestin est démantelée à partir de janvier 1941. Elle compterait alors 200 militants dont un quart de jeunes et seulement 80 jugés sûrs, ce qui permet de penser que la plupart des militants, même organisés, partagent l’anglophilie commune. La faiblesse du parti et ce sentiment expliquent bien mieux que le noyautage leur présence ultérieure dans les mouvements de résistance. 

Un autre courant autochtone se cristallise autour de socialistes et/ou de francs-maçons, hostiles au régime, tout en tâchant éventuellement de conserver les positions de pouvoir qu’ils ont acquises. Anticommunistes, parfois pacifistes, très anglophiles, ils constituent l’un des milieux les plus ouverts au gaullisme, mais non sans méfiance. A Toulon, le noyau de militants accablés et souvent amers qui se groupent autour du docteur Risterrucci, leader toulonnais de la SFIO, et de Lamarque, encore premier adjoint de La Seyne et journaliste au «Petit Provençal,» répugnent à «lutter contre le mythe Pétain en suscitant un mythe gaulliste»(12). Réticent à l’égard d’autres milieux pré-résistants, mais suspendu à la radio, ce groupe n’a pas d’action collective, à part une vaine tentative de manifestation le 11 novembre. Par contre, d’autres militants socialistes ou francs-maçons, à Toulon ou à Saint-Raphaël, ont déjà rejoint, par le hasard des contacts, facilités peut-être par moins d’attachement partisan au passé proche, un troisième courant.

Aussi embryonnaire que les autres et plus hétérogène, il se veut strictement militaire, patriotique et antipolitique. Nourri du gaullisme sécrété par l’écoute de Londres et de la tradition républicaine, il est initié par des démocrates-chrétiens très au fait du nazisme, des officiers humiliés par la défaite, des Parisiens ou des Alsaciens, victimes d’une occupation que la masse mesure mal (ce qui accentue l’impression d’incompréhension). Anglophiles toujours, souvent d’origine bourgeoise et plutôt à droite, ils ne sont pas forcément hostiles à l’orientation que paraît prendre Vichy en politique intérieure, ce qui peut constituer pour le moment une barrière avec le courant qui se situe, lui, sans hésitation, du côté de la République et de la politique (entendue au sens de l’«ancien régime»). Ils se placent soit à l’intérieur du régime (armée et nouvelles institutions), soit sur ses marges, entre l’officiel discret et le clandestin toléré, avant de s’en faire exclure ou de s’en séparer lorsqu’il deviendra évident, en 1941, que Révolution nationale et collaboration sont indissociables. 

C’est dans ce cadre que se situent les hommes que commencent à grouper le général Cochet ou le capitaine Frenay. A cet égard, le texte que nous considérons comme le manifeste fondateur du MLN est révélateur(12). Rédigé par Frenay en plusieurs étapes, entre Sainte-Maxime (fin juillet-début août) et Marseille (après Montoire), il ne nie pas la nécessité de «la Révolution nationale qui s’impose» et fait allégeance à l’œuvre et à la personne du Maréchal. Considérations tactiques ? Non. Il partage les phobies communes en limitant le recrutement aux «Français de vieille souche à l’exclusion des étrangers même naturalisés» et aux «Juifs, s’ils ont réellement combattu dans l’une des deux guerres». Toutes les recrues doivent souhaiter la victoire anglaise et être ennemies «du communisme, des francs-maçons et de la finance internationale». S’il se sépare du régime, c’est sur l’ordre des priorités, parce que la Libération nationale doit passer avant la Révolution nationale, parce que la Libération est la condition indispensable à la réalisation de cette révolution.

 

                                            Buste de la République, fontaine de Villecroze, érigé en 1913 et sauvé par les habitants le jour de Pâques 1943 quand le chef de la Milice voulait le confisquer.                                                                    photo JM Guillon

Il n’empêche que le MLN est l’une des deux matrices des mouvements de résistance locaux avec l’antenne du réseau franco-polonais F2.

Créée à Toulon dès la fin de l’été par le secrétaire départemental de la CFTC, Gaston Havard, celle-ci regroupe des hommes qui appartiennent à des milieux divers (syndicalistes, communistes isolés, socialistes comme le futur président du Comité départemental de la Libération, Arnal, francs-maçons, etc.). Dès la fin de l’année, elle est la plaque tournante de la Résistance toulonnaise naissante, alors que le MLN reste centré sur Fréjus-Saint-Raphaël où Frenay a recruté d’abord ses amis officiers qui, assez vite, essaiment parmi les civils. La responsabilité locale incombe à un ingénieur SNCF démocrate-chrétien, André Ruelle «LN», qui en fait un secteur modèle, rassemblant, lui aussi, des résistants d’origine diverse. C’est une préfiguration de l’évolution ultérieure très particulière du MLN régional.

 

Cette évolution – en 1941 – tient, à la fois, du durcissement du régime au temps de l’Amiral qui fait disparaître les illusions ultimes, mais aussi du recrutement, souvent autochtone, qui s’effectue alors et qui va faire de Combat en Provence une sorte de parti socialiste clandestin. Mais, à la fin de 1940, il reste du chemin à parcourir entre des républicains qui doivent apprendre la Résistance et celle-ci qui doit redécouvrir la République.

 

 

 

Jean-Marie GUILLON

 

Notes

 

1- Guéhenno (J.), Journal des années noires, Paris, 1947, rééd. 1973, pp. 275-276, cité par Paxton (R.), La France de Vichy, Paris, 1973, p. 35.

2- Cet article résume une partie de notre thèse, La Résistance dans le Var. Essai d’histoire politique, Aix-en-Provence, 1989.

3- Sur les militants cités dans cet article, on se reportera aux volumes 1919-1939 du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (dir. J. Maitron et C. Pennetier), Paris. On y trouvera aussi les noms des 2 parlementaires qui ont voté «oui»: le député de droite Escartefigue et le sénateur USR Fourment.

4- Laborie (P.), Résistants, vichyssois et autres, Paris, 1980.

5- Feuchtwanger (L.), Le diable en France, Paris, 1985.

6- Frenay (H.), La nuit finira, Paris, 1973, p. 26.

7- Voir nos contributions in Les communistes français de Munich à Châteaubriand (dir. J-P. Rioux, A. Prost, J-P. Azema), Paris, 1987.

8 – La commission administrative comprend 9 membres dont, obligatoirement, 3 conseillers généraux (1 URD, 1 radical, 1 socialiste indépendant) plus 2 aristocrates d’Action française, 1 cégétiste et 1 USR.

9- Guillon (J.-M.), « Vichy et les communes du Var ou les dilemmes de l’épuration », Provence Historique, 134, 1983, pp. 383-404. 

10- Siegfried (A.), De la IIIe à la IVe République, Paris, 1956, p. 7.

11- Archives départementales du Var 1W80, rapport à l’Amirauté, 8 décembre 1940 sur le «mouvement gaulliste dans les lycées et les universités du Sud-Est».

12- Général Chevance-Bertin, Vingt mille heures d’angoisse, Paris, 1990, p. 99.

13- Michel (H.), Quatre années dures, Paris, 1945, p. 13. Henri Michel, futur historien de la 2e Guerre mondiale, était professeur au lycée de Toulon et militant SFIO notoire.

14- Nous avons identifié et publié ce texte intégralement dans notre thèse, op. cit., tome 3, pp. 82-89. Autre version retrouvée parallèlement et identifiée de même par Cordier (D.), Jean Moulin, l’inconnu du Panthéon, Paris, 1989, tome 1, pp. 25-26. Les contestataires (Le Monde 15 et 25 novembre 1989) ne fournissent aucun texte à opposer à celui-ci.