Le Petit Var, la souscription de 1883 et le statut ambigu des victimes de 1851

article publié dans le Bulletin n°24, juillet 2003

Le Petit Var, la souscription de 1883 et le statut ambigu des victimes de 1851

 

 par René Merle

 

Après les tumultueuses années 1876-1879, l’avènement de “la République aux Républicains”, et la possibilité d’une presse vraiment libre, Le Petit Var naît en septembre 1880. Il est fondé et dirigé par le maire radical de Toulon, Dutasta. Sans véritable concurrent permanent à gauche, ce quotidien de grande diffusion va jouer un rôle important dans l’évolution du “parti républicain” varois, très majoritaire dans le département.

 

 

Le 9 mars 1883, le Petit Var publie l’information suivante :

 

“La Commission pour l’érection d’un monument funéraire au cimetière d’Aups en l’honneur des victimes de 51, faisant appel à tous les proscrits de la région, vient de leur adresser personnellement la lettre suivante :

 

Nous, victimes survivantes de 51, pleins du souvenir de nos amis morts pour la défense des lois et de la République, venons vous offrir la satisfaction de concourir à l’érection du Mausolée où seront transférés les restes de cette phalange martyre, ainsi que les nombreuses couronnes apportées le 31 juillet 1881[1], en témoignage de sympathie à cette noble cause ; une concession à perpétuité dans le cimetière, en assurera le respect et sera à l’abri de tout acte de vandalisme.

 

La République, Citoyens, a été généreuse et magnanime envers nous, ne le serions-nous pas pour nos frères tombés à nos côtés ?

 

Ce résultat, Citoyens, ne sera obtenu qu’avec l’empressement que mettent les souscripteurs à envoyer leurs oboles qui seront acceptées, aussi modestes qu’elles puissent être, et adressées à M. le Maire d’Aups, centralisées sous le contrôle de la souscription.

 

Agréez, Citoyens, mes sentiments de confraternité démocratique”.

 

Suit la première liste de souscription : “Un groupe de proscrits de Barjols, 15 fr. M.Brun, Ministre de la Marine, 10 fr. M.Ferrouillat, Sénateur, 10 fr. M.Jules Roche, Député, 10 fr. M.Maurel, Député, 10 fr. M.Daumas, Député, 10 fr. M.Marius Poulet, Député, 10 fr. M.Gariel, de Régusse, 100 fr. Richier, félibre, 5 fr.”

 

Ainsi, à la totalité des députés varois (au radicalisme plus ou moins marqué) et sous un patronage ministériel dont on ne sait s’il est celui du gouvernement ou celui du compatriote, s’ajoutent un groupe de proscrits anonymes (mais Barjols est un fief du républicanisme varois), une grande figure de l’intransigeance républicaine avec le notaire Gariel[2], durement sanctionné pour sa participation à la résistance de 51 (on remarquera l’importance de sa souscription, et on peut l’imaginer comme étant un de ses initiateurs), et l’inévitable Amable Richier[3], dont la présence n’est pas faite pour attirer toutes les sympathies[4].

 

Jusqu’en Juillet, le journal fera écho à l’accueil reçu par cet appel dans diverses communes varoises.

 

Les remarques qui suivent ne visent pas à étudier l’origine et l’histoire de l’édification de ce monument. Il s’agit seulement ici de réfléchir sur cette souscription, son écho, la façon dont Le Petit Var en a informé. Et par là, peut-être, de mieux comprendre le statut de la mémoire de 1851 dans un “parti républicain” varois, en plein éclatement.

 

Cet éclatement succédait à une longue phase d’unité combative. Depuis les élections législatives de 1871 en effet, les Varois avaient constamment donné une majorité confortable aux “vrais républicains”. Mais, passée la bataille décisive contre les conservateurs (1876-1879), les clivages déjà visibles dans le bloc républicain se transforment en lutte ouverte entre “radicaux” ou “intransigeants” (dont Dutasta), et “opportunistes” (selon les appellations de l’époque). Même suturé par la nécessaire union contre le “parti réactionnaire”, cet affrontement est particulièrement violent lors des élections législatives d’août-septembre 1881. L’avocat toulonnais Noël Blache, un des dirigeants opportunistes, est même empêché de parler par les militants radicaux, lors d’une mémorable réunion publique au Vieux Théâtre de Toulon, ce même Noël Blache qui, par son ouvrage, L’insurrection du Var de décembre 1851 (Paris, 1869) avait contribué de façon décisive à réanimer à la fin de l’Empire la mémoire de l’insurrection[5].

 

Il est assez piquant, dans ces conditions, de voir les uns et les autres (ou presque) réunis, quelques semaines à peine avant ces élections, par l’inauguration du monument aux victimes de 1851, érigé sur l’esplanade d’Aups, au lieu même où, le 10 décembre 1851, fut surprise et dispersée “l’armée républicaine”. Cérémonie œcuménique qui, sous l’égide du préfet, rassemble plusieurs milliers de personnes, dont de nombreuses victimes de la répression, venues de tout le Var. La présence physique des anciens emprisonnés, des anciens proscrits, et même de survivants des exécutions sommaires, ajoutait un élément profondément émouvant à la rhétorique des discours amplement déversés sur la foule.

 

Mais significativement Noël Blache n’avait pas jugé utile d’écourter un séjour de santé dans les Alpes.

 

La fête de 1881 avait été rassembleuse, mais en fait, depuis l’été, le monde des victimes de 51 était en ébullition. En décembre 1880 en effet, sur injonction gouvernementale, le Préfet du Var avait envoyé aux maires une circulaire et un questionnaire relatifs aux conditions d’existence des victimes de 1851[6]. Il ne s’agissait pas encore d’une mesure de réparation générale, mais d’une assistance à ceux qui seraient dans le besoin[7]. Première source de polémiques. Tout autre était la visée de la loi du 30 juillet 1881 : les victimes du coup d’État, allaient recevoir, indépendamment de leur situation financière présente, une pension proportionnelle aux peines subies. Seconde source de polémiques.

 

En octobre 1881, une commission départementale étudie donc les demandes formulées par les ayant-droits, elle continuera à travailler jusqu’en 1882 (une loi de décembre 1881 ayant prolongé la date butoir des dépôts de dossiers). On imagine l’empressement des victimes, la difficulté parfois de rassembler les preuves, les rapports bons ou moins bons avec les municipalités, la somme de contestations et de pressions accompagnant le travail de la commission, dont les décisions sont en dernier ressort examinées par une commission générale siégeant à Paris.

 

La perspective concrète de cette “Réparation nationale” a naturellement amené nombre de victimes à renforcer des liens déjà établis, comme à Barjols, Collobrières, Vidauban, Toulon[8], etc., ou à les nouer[9]. Ces structures pouvaient ne s’en tenir qu’à des activités amicalistes conviviales et/ou à une défense des intérêts des victimes. Mais elles étaient souvent ouvertes à la société civile, ferments d’initiatives républicaines. Initiatives commémoratives[10], mais aussi actes politiques (au sens large) : ainsi des associations de victimes de 51, dès l’attribution des pensions fin 1882, ont manifesté leur soutien à la politique scolaire du gouvernement : aide financière, parfois très importante aux écoles publiques de la localité[11], ou encore soutien aux fameux bataillons scolaires.

 

À titre personnel, les victimes de 51 sont souvent des figures emblématiques du républicanisme[12]. Leur engagement public n’en a que plus de poids.

 

Significatif par exemple est le rôle de victimes de 51 ou de fils de victimes[13] dans la création et l’activité (conférences, premiers enterrements civils, etc.) de nombreux cercles de la Libre Pensée, en cette année 1883[14]. Notons cependant qu’une localité ouvrière et artisane comme La Garde-Freinet, place forte de l’insurrection de 1851, et où les victimes sont très nombreuses, sera plus tiède à l’égard de ces initiatives des Libres-Penseurs[15].

 

 

Fin octobre 1882, Le Petit Var peut donc enfin reproduire la longue liste des pensionnés varois, que le Bulletin des Lois vient de publier.

 

La publication dans le journal s’accompagne de nombreuses lettres individuelles de lecteurs  mécontents des décisions de la commission (situations non prises en compte, pensions inférieures à celles proposées par la commission départementale, différence incompréhensible de traitement entre victimes ayant subi le même type de sanction[16], etc). Les protestataires ne manquent pas de souligner la constance de leurs convictions républicaines sous l’Empire, et au delà, ce qui n’a pas été le cas, ajoutent-ils, d’autres pensionnés pourtant mieux lotis… Cette contestation (qui perdure dans le journal jusqu’à la fin de 1883, et aboutit parfois à des succès[17]) s’accompagne parfois de contestations collectives (Cuers, le Luc) où percent l’affrontement politique et la tension sociale[18].

 

Fin octobre 1882, alors que le journal publie ces listes de pensionnés, s’achève, sur fond de division des républicains, d’affrontement entre notables locaux, et de démobilisation de l’électorat, la campagne pour une élection législative partielle dans la circonscription rurale de Brignoles[19] : le candidat républicain avancé, l’ouvrier parisien Poulet, parachuté via les Bouches-du-Rhône, et parfaitement inconnu dans le Var[20], est élu facilement, mais l’abstention a été massive.

 

C’est donc dans un climat de morosité qu’intervient, en mars 1883, le lancement de la souscription pour l’édification d’un monument dans le cimetière d’Aups. Des crises (oppositions politiques, rivalités personnelles et conflits de gestion) secouent et secoueront toute l’année nombre de municipalités républicaines, dont certaines importantes ou emblématiques. Et la perspective des élections cantonales (août 1883) puis municipales (qui seront repoussées à 1884) n’arrange rien.

 

Seule l’opposition au cléricalisme peut souder le camp républicain : en témoignent les multiples prises de positions municipales contre les processions et les sonneries de cloches, la violente querelle toulonnaise autour de la croix du cimetière, etc. Ou parfois encore un incident comme le bris nocturne du buste de Marianne, à Tourrettes, qui réconcilie provisoirement dans la protestation les diverses factions républicaines.

 

Dans ces conditions, on pourrait penser que la mémoire de 1851 aurait également pu être un élément fédérateur, surmontant les divisions personnelles ou politiques.

 

Or le patronage officiel et imposant de la souscription n’impliquait pas, on l’a vu, un appel à l’ensemble de la population. Ce sont seulement les victimes (vieillissantes) de la répression qui sont sollicitées pour financer la construction du monument. En clair, une restitution de deniers par ceux qui viennent de recevoir pension de la République. Par là même, l’édification du monument apparaît presque comme une affaire intérieure au monde des victimes et non comme un élément de la conscientisation républicaine des nouvelles générations.

 

Dans la foulée, les appels locaux n’incitent pas non plus à la participation de tous les citoyens[21] et les victimes sont bien seuls à souscrire. Notons cependant que, sans empressement particulier, puisque sa souscription, habilement familiale[22], est publiée le 13 avril, Noël Blache, qu’on s’était gardé (ou qui avait évité) d’intégrer l’appel initial, figure parmi les souscripteurs.

 

L’appel est donc publié le 9 mars dans Le Petit Var. Il est relayé par des appels locaux (Cuers, 12 mars – Fréjus 14 mars – Puget de Fréjus 16 mars), et renouvelé le 23 mars. Suivent jusqu’à la fin des listes plus ou moins compactes de souscripteurs, classés par localités. Quelques rares communes retardataires suivront encore en mai, juin, et même juillet. La liste des souscriptions communales citées par le journal[23] donne une géographie des pensionnés relativement fidèle, avec cependant quelques lacunes que le journal ne relève pas.

 

Dans le cas de communes non citées dont des victimes ont pourtant souscrit, il faut faire la part de l’information qui n’a pas été transmise au journal[24], ou de l’ignorance volontaire dans laquelle le journal aurait pu la tenir.

 

Il faut aussi tenir compte des victimes demeurant dans ces communes et qui ont souscrit individuellement, (cf. les listes de “souscriptions particulières” publiées par le journal). En comptant ces localités, dont le nombre de souscripteurs est relativement modeste, c’est la presque totalité des localités où habitent des pensionnés de 51 qui sont représentées[25].

 

L’appel s’adressait aux victimes de la région. C’est en fait bien naturellement le département qui a donné. Cependant, ces listes donnent aussi mention de l’exil niçois[26] et algérien. À noter également la participation de quelques victimes de l’arrondissement de Grasse, varois jusqu’en 1860, la présence de quelques Varois fixés dans les Bouches-du-Rhône, et celle, non négligeable, de Bas-Alpins, présents, eux, en solidarité républicaine d’anciens insurgés.

 

Au total, il est clair que la souscription a obtenu un écho important chez les victimes, même si cet écho n’a pas été unanime. Or c’est sur ces défections que Le Petit Var focalise.

 

S’il fait silence sur l’absence de quelques communes que l’on se serait attendu à rencontrer, compte-tenu de leur rôle dans l’insurrection et du nombre de pensionnés, le journal n’est vraiment pas tendre pour certaines “défaillances” dans des communes où l’on a souscrit. On peut en juger par la façon hautaine et comminatoire dont il tance les victimes restées sur la réserve.

 

9 avril – Le Luc. La souscription “n’a produit que 61,40 fr. malgré l’invitation individuelle qui avait été faite à la presque totalité des pensionnés de décembre. Il est regrettable que des citoyens qui ont été aussi largement récompensés et dont plusieurs sont parents ou héritiers des martyres d’Aups leur aient refusé ce juste tribut de reconnaissance”.

 

14 avril – Barjols : “Nous avons publié hier la liste des souscriptions recueillies dans cette commune en faveur de l’érection du monument d’Aups. Il est triste, nous écrit-on, de ne pas voir la ville de Barjols figurer pour une somme plus importante sur ce livre d’or, le nombre des pensionnés de décembre étant de 64. Il n’appartient à personne certainement de régler la bourse des nouveaux crédi-rentiers, mais il est permis de leur faire observer que la République s’est montrée beaucoup plus généreuse envers eux qu’ils ne le sont vis-à-vis de leurs infortunés compagnons d’armes”.

 

17 avril, Vidauban : “Nous avons publié hier les noms des victimes de 1851 qui ont souscrit à l’érection du monument d’Aups. Nous sommes priés de remercier tous ces donateurs, tout en déplorant que certains proscrits n’aient pas voulu s’associer à cette œuvre patriotique et démocratique”.

 

17 avril – Villecroze : “C’est avec plaisir que la population verrait les pensionnés de 51 montrer un peu plus de générosité en faveur de la souscription pour l’érection du monument d’Aups. Sur 18 ou 20 pensionnés, 2 seulement ont apporté leurs deniers à la souscription”.

 

En clair, certaines victimes de 51 ne sont pas à la hauteur de leur geste d’antan. Et, d’une façon plus générale, de telles formulations, certes imputables pour la plupart aux correspondants locaux, mais acceptées par le journal, donnent l’impression que la République est largement quitte désormais avec ces serviteurs quelque peu dépassés, voire ingrats, et indignement incapables d’honorer “leurs” morts. À la limite, on peut se demander si le journal ne se fait pas l’écho, comme malgré lui, d’une sorte de jalousie qui s’est manifestée dans une partie de la population varoise, même acquise au principe de la réparation[27], devant l’obtention des pensions.

 

À partir de la fin avril, le rythme des souscriptions se ralentit considérablement. Le journal en rajoute dans les commentaires acerbes :

 

4 mai – Montferrat : “Nous avons le regret de constater que les pensionnés du 2 décembre de la localité sont loin de pratiquer la générosité en faveur des différentes souscriptions qui leur sont proposées. Mlle Gardes, institutrice, vient toutefois de souscrire 2 fr. pour le monument qui sera érigé à Aups, en souvenir de ceux qui sont tombés en défendant la loi. Nous savons aussi qu’elle destine une certaine somme à la caisse des écoles. À part Mlle Gardes, aucun pensionné n’a retranché un centime des arrérages qu’ils viennent de toucher, au profit des diverses œuvres de charité. Allons ! Un léger sacrifice en la mémoire des morts héroïques”.

 

6 mai – “La population républicaine de Brue-Auriac verrait avec plaisir un ou plusieurs anciens proscrits du 2 Décembre prendre l’initiative de dresser une liste de souscription au profit du monument d’Aups, ainsi que la chose se pratique dans toutes les communes du Var. Il ne faut pas que cette localité soit à peu près la seule dans le département à ne pas apporter sa souscription à l’œuvre républicaine”.

 

14 mai – La souscription a recueilli 4708,25 francs. “Parmi les communes réfractaires, nous pouvons citer : Montferrat, Brue-Auriac et Ginasservis[28]”.

 

16 mai – Sillans : “Nous ferons remarquer que sur 17 pensionnés, il n’en est que 10 seulement ont souscrit au monument d’Aups et répondu à l’appel du M. le Maire”.

 

Brue-Auriac et Ginasservis s’exécuteront. Montferrat obtient un rectificatif le 25 mai : trois des quatre pensionnés n’habitent plus la commune. La quatrième victime, Mme Vve Sigalons, a versé 5 fr. et le maire a remis 2 fr.

 

La commune des Arcs qui avait été morigénée pour sa non-participation a en fait été présente, précise le journal : le conseil municipal a voté 50 francs (mais on remarquera qu’il a voté le même jour 50 fr. pour Chanzy et 100 pour Gambetta.

 

Mais le journal n’égratigne pas par exemple Draguignan, ou Toulon, dont les listes sont maigres et le total des souscriptions inférieur parfois à ceux de petites localités, et d’autres communes importantes dont les courtes listes sont à peine complétées par quelques noms des souscriptions particulières.

 

 

Les causes de ces défections peuvent être multiples.

 

On peut invoquer le vieillissement, l’isolement propice à l’indifférence, de certaines victimes, le désintérêt d’héritiers ne partageant pas, ou plus, l’idéal des parents défunts.

 

On peut aussi raisonner en termes trivialement économiques. Le petit pactole qui vient de tomber sur les victimes de 51 fin 1881 a suscité aussitôt bien des sollicitations, d’autant que le début d’année 1882 est riche en souscriptions, notamment pour honorer deux grands et récents disparus, Gambetta et Chanzy. S’y ajoutent les souscriptions du mouvement pour la révision de la Constitution[29], et celles en faveur des victimes des inondations d’Alsace-Lorraine.

 

L’appel pour le monument arrive donc après que la générosité des victimes a déjà eu grandement l’occasion se manifester par ailleurs.

 

Mais on remarquera que cette abondance de dons avant le lancement de la souscription pour le monument ne suffit pas à expliquer la parcimonie de certaines communes : par exemple les victimes de 51 de Vidauban, que le journal tance vertement (cf. ci-dessus) continuent au même moment à souscrire pour les fusils du bataillon scolaire, auquel elles apportent la somme rondelette de 221 fr. 75 contre 61 fr.50 pour le monument. De même en mars les victimes de 51 de Barjols, qui ne se démènent pour le monument, apportent 436 francs aux écoles publiques de la localité. Le refus relatif de la souscription au monument n’est donc pas simplement motivé par la gêne financière ou par un manque de générosité.

 

On peut aussi penser que la déception devant les modalités d’attribution des pensions explique dans certaines localités la modestie de la souscription, par exemple à Cuers, ou au Luc, où les victimes de 51 n’hésitent pas au même moment à apporter leur contribution financière à l’agrandissement de l’hospice.

 

Cette déception peut se compliquer de différends politiques et de crises municipales dans des communes qui furent presque unanimement insurgées, ainsi à Collobrières, ou encore à Artignosc, dont le conseil municipal démissionne en avril 1882. Ainsi à Cuers, où l’attribution a suscité bien des polémiques, certains souscripteurs refusent de verser auprès du maire radical, mais préfèrent apporter leur don au citoyen Bertrand, fils de victime (Le Petit Var, 4 avril), dans lequel nous pouvons reconnaître ce cordonnier, responsable on l’a vu de la Libre pensée, élu municipal sur la liste radicale, mais que ses sympathies socialistes ont amené à patronner la candidature du Communard Casimir Bouis en 1881.

 

Peut-être aussi certains proscrits désabusés, ceux que l’on retrouvera bientôt dans les premiers cercles socialistes ou dans l’agitation boulangiste, se détournent de la célébration parce qu’ils se demandent en quoi la République fait vivre au présent leurs idéaux de 1851 ? Peut-être même, mais on peut en douter compte tenu de l’intoxication nationaliste et colonialiste massive à laquelle participe “le parti républicain”, que certains de ceux qui se sont levés pour la liberté trente-deux ans plus tôt s’interrogent sur les guerres de conquête que la République mène en cette année 1883 (Tunisie, Indochine, Madagascar). Ce n’est pas en tout cas l’interrogation du Petit Var qui, tout en se faisant l’écho des attaques de Clémenceau contre la politique coloniale de Ferry, n’hésite pas à jouxter son compte rendu enthousiaste des fêtes, toutes neuves alors, du 14 juillet, d’une exaltation, tout aussi enthousiaste, du meurtrier bombardement de Tamatave par les obus français.

 

Mais plus généralement, on doit faire la part de l’effacement déjà bien amorcé de la mémoire collective, dont Frédéric Négrel trace le tableau dans la dernière partie de son ouvrage[30]. Effacement paradoxal en l’occurrence, puisqu’il s’agit de solliciter des acteurs du drame : mais des acteurs qui sont déjà poussés dans la marge de l’Histoire par les réalités nouvelles. Pauvres acteurs prosaïques, pas vraiment dans leur modeste cheminement quotidien, dans leur humanité raisonnable, dépossédés des enthousiasmes de leur jeunesse par presque trente ans d’Empire et de république conservatrice, spectateurs et souvent victimes des bouleversements économiques, dépassés par l’exaltation rhétorique des discours de notables républicains, et renvoyés par là même par tout cela à leur “étrangeté” sociologique, linguistique, voire à leur archaïsme, alors même qu’ils avaient contribué jadis de façon décisive, par leur action collective, à ancrer la campagne varoise dans la modernité politique et la responsabilité citoyenne.

 

Ils ne savaient pas qu’il faudrait attendre leur mort, et de longues années encore de silence ensuite, pour de leur oubli renaisse leur Légende, et qu’elle inspire d’autres jeunesses.

 

 

René Merle

 

 

 

 


[1] Jour des grandes fêtes pour l’inauguration de la pyramide commémorative érigée sur l’esplanade d’Aups, en hommage aux victimes de la répression.

[2] Sur Alexandre Gariel, cf. les extraits que nous donnons de son ouvrage Le coup d’État de décembre 1851 dans le Var, Draguignan, 1878, dans le Bulletin de l’Association 1851, 23 – 2003, et sur le site internet de l’Association1851 pour la mémoire des résistances républicaines http://www.1851-2001.fr.st

[3] Ancien forgeron (Saint Martin, Barjols), Richier est désormais buraliste (notamment à Ginasservis, puis Aups) et délégué cantonal pour l’instruction primaire. Il était enfant au moment du coup d’État. Chansonnier bilingue républicain, très actif dans les années 1870, ce “félibre” de fraîche date s’était déjà imposé à la cérémonie du 31 juillet 1881, à Aups, pour lire un sonnet en provençal. Il fait du titre de “félibre” un usage qui n’enthousiasme pas les autres félibres varois, divers politiquement, mais résolument apolitiques dans leurs engagements provençalistes. Sur le Félibrige varois et sur Richier, cf. René Merle, Les Varois, la presse varoise et le provençal, 1859-1910, SEHTD, 1996.

[4] À plusieurs reprises en cette année 1883, Le Petit Var se fait l’écho de polémiques publiques où est mêlé Richier, notamment une assez pittoresque empoignade par pamphlets provençaux entrecroisés avec un habitant de Tavernes.

[5] On peut voir là, peut-être, une des raisons de son absence dans la liste des premiers soutiens à la souscription de 1882 (défaussement ou plutôt non sollicitation de la part des organisateurs ?).

[6] Lettre-circulaire du 4 décembre 1880. Lettre et questionnaire du 28 décembre 1880.

[7]  “L’intention de l’Administration Supérieure est de venir en aide à celles des victimes politiques qui sont dans le besoin, en leur accordant des secours, et non de les indemniser des dommages qu’elles ont subis. Il s’agit donc seulement de secourir ceux qui, par l’absence d’une fortune personnelle, par l’insuffisance de leur industrie ou de celle de leurs enfants, n’auraient pas les moyens de pourvoir aux premières nécessités de la vie” (28 décembre 1880)

[8] Cf. à Toulon “l’association fraternelle des victimes du 2 Décembre” dont les assemblées sont trimestrielles..

[9] Le Petit Var, 10 janvier 1883 : Les “proscrits de la région de Fayence” se sont réunis en un grand banquet : “la plupart de ces proscrits ne s’étaient plus revus depuis leur incarcération au fort de Lamalgue”.

[10] L’anniversaire de la Seconde République (24 février 1848) est fêté à Barjols par un “banquet des victimes de 51” (Le Petit Var, 28 février 1882). À Collobrières, une crise municipale éclate après que le conseil municipal ait refusé de participer en tant que tel le 24 février 1883 à la plantation de l’arbre de la liberté décidée par les victimes de 51 (Le Petit Var, 11 mars 1883).

[11] Ce souci d’aider l’école laïque est tel que parfois, après le lancement de la souscription pour le Mausolée, les souscripteurs prélèvent une part du total recueilli pour le verser à l’école publique : ainsi à Entrecasteaux où les victimes, ayant décidé de verser le 1/10 de leur indemnité, réservent une part de la somme pour la bibliothèque scolaire. L’hommage aux Morts passe par le soutien aux vivants, avenir de la République.

[12] Ainsi à Fréjus, où “la société chorale républicaine L’Écho de Fréjus compte parmi ses membres honoraires les quelques proscrits victimes du coup d’état de Décembre” (Le Petit Var, 28 mars 1883).

[13] Ainsi à Cuers où Bertrand, fils de victime, organise les obsèques civiles du vétéran de la Démocratie Louis Fournier (Fournier avait par testament légué 100 fr. à cet effet à Bertrand pour les obsèques et la Libre Pensée), et prononce le discours au nom de la Libre Pensée (Le Petit Var, 7 avril 1883).

[14] Ainsi à Vidauban, où les obsèques de la jeune Jeanne Jaume, “fille du citoyen Joseph Jaume, l’un des principaux proscrits de 51”, donnent lieu à une imposante manifestation de la Libre Pensée (Le Petit Var, 4 mai 1883).

[15] Le Petit Var (8 juin 1883) regrette le peu d’empressement des républicains de La Garde Freinet pour créer un comité de la Libre Pensée: ils ont boudé la réunion constitutive.

[16] Le Petit Var, 31 octobre 1882 : “ Flassans – Disons un mot des nouveaux pensionnés de la commune. Comme dans beaucoup de pays de notre département, le mécontentement est général”. À titre d’exemple de cet “esprit de partialité qui a procédé à cette distribution de récompenses”, le journal cite le cas des emprisonnés 30 jours qui touchent 150 fr. sauf un qui touche 400 fr. “Pourquoi cette exception ? Que contient donc le fameux casier ? C’est le secret des Dieux !”.

[17] Dans la période où Le Petit Var publie les listes de souscription sont aussi publiées des annonces d’obtention de pensions après protestation.

[18] Le Petit Var, 30 octobre 1882 : “On nous communique copie de la protestation suivante qui circule au Luc, parmi les victimes du coup d’État de Décembre 51, et qui se couvre de signatures : Monsieur le Ministre, Nous soussignés, victimes du coup d’État de Décembre 1851, protestons énergiquement contre le classement des pensions opéré par la Commission supérieure de Paris. Au fur et à mesure que les listes paraissent, nous constatons, avec indignation, que le plus pur arbitraire a procédé à cette distribution ; ainsi, nous voyons des citoyens ayant subi la même peine, fixés, les uns au maximum, les autres au minimum et ces derniers sont généralement les plus pauvres, par conséquent, ceux qui ont le plus souffert. La loi de réparation, votée par les Chambres, se trouve transformée, du fait de ce classement, en une loi de favoritisme où la principale préoccupation paraît avoir été la récompense de services électoraux passés ou à venir, plutôt que celle des services rendus à la République et des souffrances subies. Confiant, Monsieur le Ministre, dans votre haute impartialité, nous espérons que ces justes réclamations seront écoutées et que de nouveaux décrets, rectifiant les erreurs commises, viendront à bref délai mettre un terme à ces dénis de justice”.

[19] Après le décès du député sortant, Dréo.

[20] A la veille de l’élection, une violente polémique éclate à propos de sa conduite à l’occasion d’une précédente candidature dans les Bouches-du-Rhône.

[21] Seul l’appel de Hyères pour une seconde réunion le 24 juin s’adresse aux victimes absentes de la première réunion, mais aussi “à tout citoyen pour apporter son obole”. Très rarement, mention est faite dans les listes communales de souscripteurs “non pensionnés”. Une exception : la société chorale républicaine de Fréjus (cf. supra) recueille dès mars 72 fr.55.

[22] Le Petit Var, (13 avril 1883) : “Souscription de la famille Blache : Pierre Gasquet, propriétaire à Puget-Ville, 5. Mme Pierre Gasquet, 5. M.Noël Blache, Conseiller Général, 5. Mme Noël Blache, 5. Mlle Noélie Blache, 5. Mlle Émilie Gasquet, 5. Total, 30”.

[23] Les Arcs (mars), Artignosc (avril), Bagnols (avril), Barjols (avril), Bauduen (avril), Bras (mai), Brignoles (avril-mai), Brue-Auriac (mai), Cabasse (avril), Le Cannet (mars-avril)), Callian (avril), Correns (avril), Cotignac (avril), La Crau (mars), Cuers (mars-avril), Draguignan (avril), Entrecasteaux (juin), Esparron (avril), Fayence (avril), Figanières (avril), Flassans (avril), Forcalqueiret (avril), Fox-Amphoux (avril), Fréjus (mars-avril), La Garde Freinet (avril-mai), Ginasservis (mai), Gonfaron (avril), Grimaud (avril), Le Luc (avril), Les Mayons (mai), Mazaugues (mars), Méounes (mars), Monmeyan (avril), Montferrat (mai), La Mole (juillet), La Motte (mai), Le Muy (avril), Nans (avril), Pignans (mai), Pourcieux (avril), Pourrières (avril), Puget de Fréjus (mars-avril), Puget-Ville (avril), Saint Julien (avril), Saint Martin (avril), Saint Maximin (avril), Saint-Tropez (juillet), Salernes (avril), Sillans (mai), Sollies-Villes (avril), Toulon (mars), Le Val (avril), Varages (avril), La Verdière (avril), Vidauban (avril), Villecroze (avril), Vinon (avril), Vins (avril).

[24]  Ainsi, l’annonce (Le Petit Var  – 23 juin 1883) d’une nouvelle réunion des victimes de Hyères signale qu’une première réunion s’était tenu en mars, en présence du maire, et avait rapporté 100 fr. à la souscription.

[25] Communes dont un ou plusieurs souscripteurs figurent sur les listes de “Souscrptions particulières” : Ampus, Aups, Bargemon, Baudinard, Callas, Cogolin, La Farlède, La Garde, Gassin, Lorgues, Montauroux, Ollioules, Plan de la Tour, Régusse, Roquebrune, La Roquebrussane, Saint-Raphaël, Saint Mandrier (alors commune de La Seyne), Six-Fours, Sollies-Pont, La Valette.

[26] On note parmi les quelques souscripteurs niçois “Théophile Pons, médecin, ex-rédacteur du Démocrate du Var”, et “Martin, frère de Bidouré”.

[27]  Le Petit Var, (14 juillet 1883) – Aups : “Parmi les nouveaux indemnitaires, victimes de 1851, nous remarquons le citoyen Louis Rabel, qui est inscrit pour une pension de 400 fr. La population d’Aups a accueilli cette nouvelle avec plaisir, car le citoyen Rabel, est, après tout, un pauvre père de famille ayant eu beaucoup à souffrir pour donner du pain à ses enfants”. Cet “ après tout ” en dit peut-être long…

[28] L’abstention provisoire de Ginasservis n’est peut-être pas sans rapports avec la présence de Richier dans les premiers souscripteurs : son présence comme buraliste dans la localité avait suscité une profonde division dans les rangs républicains.

[29] En mars 1883, l’extrême gauche radicale lance la Ligue républicaine pour la révision des lois constitutionnelles (Ligue révisionniste), dont les comités se créent nombreux dans le Var.

[30] Frédéric Négrel, Clandestinité et réseau républicain dans le Haut-Var. La société secrète montagnarde d’Artignosc (1849-1851), Association 1851-2001, 2001, p.251 sq.