Décembre 1848, stratégie socialiste

Décembre 1848, stratégie socialiste

 

René Merle

 

Le 3 décembre 1848, à lieu à Vincennes un Banquet des travailleurs socialistes, placé sous la présidence d’honneur d’Auguste Blanqui, emprisonné à Vincennes depuis mai. Un compte-rendu est publié dans Banquet des travailleurs socialistes, Paris, Page, 1849.

 

Au moment où, après le terrible trauma de Juin, s’organisent les démocrates-socialistes petits bourgeois en vue de l’élection présidentielle (10-11 décembre 1848), la question est posée aux militants ouvriers, socialistes ou communistes : se rallier à ceux qui, en rupture avec le mouvement républicain traditionnel, (indifférent aux questions sociales), se proclament « socialistes », ou, quelle que soit la faiblesse actuelle du courant socialiste prolétarien, se poser en force autonome. La candidature de Raspail, emprisonné depuis le printemps, répondra à ce second choix. Raspail n’obtiendra que 0,51 % des suffrages exprimés et ses partisans se fondront, sans illusions, dans la coalition démocrate-socialiste…

 

« Toutes les mauvaises passions qui se mettent ordinairement à la remorque d’une idée, chantent en ce moment sur les tons les plus faux et les plus discordants l’Hosanna du socialisme ; une fièvre ardente s’empare de la foule des ambitieux déçus… C’est que nous en sommes au moment suprême de l’élection du Roi (lisez Président) de la République [ces socialistes sont alors parmi les rares critiques de cette constitution ouvrant la porte au pouvoir personnel, constitution qui est la matrice de la nôtre. Les républicains « modérés » au pouvoir l’avaient mitonnée sur mesure pour offrir ce pouvoir à leur « héros (et sauveur) de Juin », le général Cavaignac] ; c’est que le nombre des adhérents au socialisme va toujours croissant, et qu’on peut brasser des candidatures et battre monnaie sur l’idée populaire, lorsqu’on est publiciste [journaliste, propagandiste] ; c’est que le socialisme semble à ces parasites des idées, un terrain bon à exploiter en ce moment ; c’est qu’il paraît enfin à ces chevaliers de l’intrigue politique que, de même qu’aux premiers jours de la République, il y aura bien des heures de curée et d’exaltation pour eux au jour du triomphe du principe social.

Voilà pourquoi, étendards au vent (car les étendards ne manquent pas dans l’arsenal de ces messieurs) ils suivent le Peuple et son idée sur laquelle ils criaient haro ! naguère, quand elle se présentait sous un nom conspué de tous ; voilà pourquoi ils marchent, tambour battant, côte à côte avec lui, ce bon Peuple ; voilà enfin pourquoi ils paraissent marcher à la conquête de l’idée sociale, lorsqu’en réalité, ils ne tendent qu’à conquérir une position sociale.

« Nous sommes, nous crient-ils, les premiers de vos amis ! » Aussi, veulent-ils à toute force nous ranger sous la bannière de leur grand lama Ledru-Rollin [le dirigeant démocrate-socialiste], un célèbre socialiste, dont ils veulent nous faire connaître dans leur entier les sublimes théories du rappel, et dont nous commençons à apprécier les ressources infinies de l’esprit pour centraliser et répartir, depuis que nous supputons le nombre des soldats qu’il a sû [sic] tirer des provinces, pour terrasser, le 23 juin [début de l’insurrection ouvrière, que, dans leur immense majorité, les démocrates petits-bourgeois ont condamnée, voire combattue], l’hydre de l’anarchie !

Ne connaissant pas même le premier mot des questions sociales, qu’ils ont confidentiellement promis d’étudier (c’est quelque chose), ces gens viennent cependant de fonder un journal intitulé : La Révolution démocratique et sociale ! Quel espoir cela nous donne. Nous voyons déjà, dans peu de temps, Thiers, Dupin et consorts se déclarer socialistes. Ceci n’est qu’une question de degrés et de candidats.

C’était avant hier, la Révolution démocratique et sociale et son candidat Ledru-Rollin. Hier, c’était l’Atelier (journal des ouvriers honnêtes) [journal de Buchez], et son candidat Cavaignac [le candidat officiel]. N’en doutons pas, pour peu que l’avenir nous sourie, demain, la Presse [E. de Girardin] et le Constitutionnel, [Thiers] et après-demain les Débats, [Bertin] sans changer de programme [les trois principaux journaux du temps, qui n’ont jamais brillé, on s’en doute, par leurs sympathies socialistes. Les deux premiers font alors campagne pour la candidature de Louis Napoléon], s’intituleront socialistes.

En face de ces amateurs de la forme, il faut incessamment poser l’idée, le véritable principe démocratique. Il faut planter notre drapeau hardiment. »