La Seconde République vue de près et de loin, et d’Elne

Avec l’aimable autorisation des éditeurs et de l’auteur, nous avons le plaisir de proposer sur notre site la communication de Peter McPhee, « La seconde République et la résistance au coup d’État de 1851 dans les Pyrénées-Orientales : vues de près et de loin, et d’Elne », in dir. Marie Grau et Olivier Poisson, Elne, ville et territoire. L’historien et l’archéologue dans sa cité. Hommage à Roger Grau – Elna, ciutat i territori. L’historiador i l’arqueòleg en la seua ciutat. Homenatge a Roger Grau, Actes de la deuxième Rencontre d’Histoire et d’Archéologie d’Elne, Elne, collège Paul Langevin, 30, 31 octobre et 1er novembre 1999, Société des amis d’Illibéris, Elne, 2003, pp. 459-470.

Peter McPhee, président de l’Université de Melbourne, Australie, est l’auteur de l’ouvrage de référence sur la Seconde République dans les Pyrénées-Orientales, et de nombreux articles en français, anglais et catalan sur le même thème.

Il vient de publier : Història de la revolucion francesa, 1789-1799,

Una nueva història, Crítica, Barcelona, 2003, 275 p.

 

La Seconde République et la résistance au coup d’État de 1851 dans les Pyrénées-Orientales : vues de près et de loin, et d’Elne

 

Peter McPHEE

première partie

En février 1974, je commençai mes recherches sur l’histoire des Pyrénées-Orientales durant les années de crise de la Seconde République (1848-1851), en vue d’une thèse de doctorat à l’Université de Melbourne. C’était un travail solitaire. Il y avait très peu de monde qui fréquentait la salle des lecteurs présidée par Jules Lagarde et Paulette Delos aux Archives départementales, à cette époque-là toujours situées derrière la cathédrale : souvent l’Américain Louis Stein, qui préparait une thèse sur les Espagnols républicains réfugiés des années 1930[1], parfois un généalogiste. L’on avait très peu écrit sur la Seconde République dans les campagnes. Certes, les thèses de Maurice Agulhon sur le Var, d’André Armengaud sur l’Est aquitain, de Christiane Marcilhacy sur le diocèse d’Orléans, de Louis Chevalier sur le bassin parisien, de Georges Dupeux sur le Loir-et-Cher, et de Philippe Vigier sur le Sud-Est avaient commencé à détourner le regard des historiens de la politique parisienne[2]. Mais, pour ce qui est des Pyrénées-Orientales elles-mêmes, les seules œuvres substantielles étaient encore les récits étroitement politiques de Horace Chauvet, Henri Aragon et Félicien Maudet, rédigés pendant le premier tiers de ce siècle[3].

À part les œuvres magistrales d’Agulhon, Vigier et Marcilhacy, j’étais très influencé aussi par plusieurs grands courants intellectuels et politiques des années après 1968. L’Australie avait envoyé des troupes au Vietnam aux côtés des Etats-Unis ; comme les jeunes opposants de ma génération, j’étais impressionné et frappé par la capacité de la population paysanne du Vietnam du Nord à faire face aux forces militaires américaines. L’une des conséquences intellectuelles de cette guerre de libération paysanne et nationale était un grand renouveau d’intérêt pour les sociétés paysannes et leur histoire. Ce n’est pas par coïncidence qu’ont été lancées pendant ces années-là plusieurs importantes revues anglophones d’histoire sociale et rurale : History Workshop (1976), Social History (1976), Journal of Peasant Studies (1973), et Peasant Studies (1976). Je cherchais donc à suivre les pistes de recherche de l’école française d’histoire rurale afin de comprendre une période remarquable dans l’histoire des Pyrénées-Orientales : en même temps, la rédaction de ma thèse prenait place en 1976-77 dans le contexte de la floraison de l’histoire rurale dans l’ouest anglophone.

Depuis les années 1970, une historiographie impressionnante – tant sur les provinces que sur le niveau national – a analysé la Seconde République[4]. Depuis 1975 aussi, on a vu la publication de travaux importants sur les Pyrénées-Orientales de 1789 à 1851, en particulier par Gérard Bonet, Michel Brunet, Étienne Frénay, Geneviève Gavignaud, John Merriman, et Peter Sahlins[5]. Cent-cinquante ans après, l’on peut dire que la Seconde République a été minutieusement étudiée, et pour cause.

Loin d’être l’histoire d’un Paris radical submergé par des vagues successives de réaction provinciale – comme on les a vues avant 1970 – nous comprenons maintenant les années 1848-1851 comme le temps d’une mobilisation politique rurale de masse, révélatrice non seulement d’anciennes opinions socio-politiques, mais aussi de nouvelles prises de conscience politique et de nouvelles prises de position. Dans certaines régions du centre et du sud la majorité des classes populaires urbaines et rurales embrassèrent les notions de justice politique et sociale qui étaient implicites dans leur idée d’une « République démocratique et sociale ». Les mesures répressives du gouvernement bonapartiste en 1849-185l contre les droits démocratiques, et le coup d’État de Louis-Napoléon du 2 décembre 1851, ne sont qu’une réponse à ce défi « démocrate-socialiste ».

Selon l’historiographie récente, la Seconde République fut une époque de guerre civile, de luttes de classes complexes, finalement résolues par un coup d’État militaire. Au même moment, des traditions politiques régionales très distinctes, de gauche et de droite, s’enracinaient et l’État lui-même développait un système de contrôle qui devait être la base du Second Empire (1852-1870) et, à divers degrés, celle des régimes français qui suivirent. Bien que la Seconde République n’ait pas été une période de transformation révolutionnaire des structures sociales ni, en fin de compte, des relations de pouvoir, elle vit la naissance d’un nouveau type d’élite dirigeante, l’accélération des changements sociaux et économiques, et des mobilisations politiques populaires sans précédent.

Les archives des Pyrénées-Orientales sont d’une richesse remarquable – et à notre avis sans égale en France – pour la politique populaire de ces années-là. L’histoire qu’elles m’ont révélée en 1974 m’a fasciné. J’y ai trouvé qu’une grande proportion de la population du département a pris un réel engagement pour les idées de la « République démocratique et sociale », engagement qui devait faire preuve de profondeur et de durabilité, jusqu’aux années 1980. Cette prise de position dans le département est évidente d’abord dans les résultats des élections[6]. Dans l’euphorie qui suivit la Révolution de février 1848, les premières élections en France au suffrage masculin universel (le 23 avril 1848) furent l’occasion d’un raz-de-marée républicain : 95 % des voix allèrent aux candidats nettement républicains. Les élections présidentielles du 10 décembre 1848, qui presque partout en France aboutirent à une victoire écrasante de Louis-Napoléon, eurent un résultat complètement opposé dans les Pyrénées-Orientales. Les candidats républicains, Cavaignac et Ledru-Rollin, obtinrent la majorité contre 47 % à Napoléon. De plus, les 29 % des voix obtenues par Ledru-Rollin, le seul candidat démocrate-socialiste sans ambiguïté, représentèrent un pourcentage bien plus élevé qu’ailleurs en France. Aux élections de la nouvelle assemblée, le 13 mai 1849, la liste républicaine, dominée par des hommes qui se nommaient « démoc-socs » ou « montagnards » obtint 67 % des voix, ce qui constitue, ici encore, un pourcentage bien plus élevé que dans les autres départements de France. Ces élections sont d’autant plus frappantes qu’elles furent le théâtre d’une bataille des républicains contre une forte opposition conservatrice (ou de « l’Ordre ») résurgente, après quinze mois d’instabilité et de déceptions politiques et économiques.

Cependant l’engagement politique alla beaucoup plus loin que les manifestations électorales périodiques. Les années 1848-1851 témoignèrent aussi des confrontations sur une grande échelle entre de nombreux hommes et femmes – les « rouges » ou « démoc-socs » – qui renforçaient leur engagement à la « belle » ou la « bonne » République, d’une part, et une administration répressive et vigoureuse, de l’autre. Les autorités imposèrent des limites à la liberté d’expression politique à travers la presse et les clubs, au niveau du suffrage, et même aux chants, aux danses et à l’habillement. Les « rouges » ripostèrent, ce qui donna lieu à des accrochages sporadiques avec la gendarmerie ou avec les « blancs », les adversaires légitimistes traditionnels des « rouges ». Par exemple, au Boulou (population de 1335 habitants vers 1850), trois légitimistes qui osent se présenter à la fête patronale à la mi-août 1850, vêtus de jaquettes blanches, sont expulsés du square public et assiégés dans une maison jusqu’à trois heures du matin par plusieurs centaines de « rouges » qui scandent des slogans[7]. Les rapports de la police, de la gendarmerie et de l’armée sont remplis de relations d’échauffourées et de manifestations de ce genre. Généralement, elles faisaient suite aux chants, aux danses et à la consommation de vin des dimanches et des jours fériés. Des groupes de villageois portant des bonnets rouges s’entrelaçaient pour des farandoles bruyantes, au son des tambours, et sous les drapeaux rouges ou tricolores, et aux chants de « Vive la République démocratique et sociale ! », « Vive la guillotine ! », « Guerre à mort aux blancs ! ». Des jets rituels de pierres et de slogans entre les deux camps politiques ennemis s’ensuivaient. À Perpignan, à cette époque une ville de 22000 habitants, de telles rixes avaient parfois lieu quotidiennement en 1850-51.

Jusqu’aux années 1970, ni les contemporains, ni les historiens du pays, n’avaient réussi à expliquer cet engagement politique, préférant des images stéréotypées d’une région méridionale et d’un peuple latin. Par exemple, des administrateurs conservateurs venus du nord invoquaient parfois le climat de la région comme une explication pour la montée des forces de la gauche. Un procureur général, envoyé par Louis-Napoléon à Montpellier en avril 1849 pour mener la répression politique, donna comme prétexte « ce soleil brûlant qui anime une végétation puissante, excite l’ardeur des imaginations et fait courir du feu dans les veines, où toute la nature, enfin, explique, sans l’excuser, l’ardeur des passions »[8].

D’autres invoquaient le « caractère » des Catalans. Pour le Normand Candide-Michel Lesaulnier, rédacteur du Journal des Pyrénées-Orientales, puis du Roussillonnais, avant 1848, la politique du département s’explique par « la fureur catalane, l’esprit de vengeance cruelle, la manie frénétique de dévastation, la soif ardente du pillage, tous les indomptables instincts d’une population qui, Dieu mille fois merci ! n’a pas de pareille en France. »[9]

Par contre – mais d’une façon semblable – des historiens locaux avaient insisté sur le caractère démocratique « inné » des catalans. La vieille tradition historiographique du Roussillon, à la fois jacobine et catalane, comprenait la puissance du républicanisme sous la Seconde République comme l’enfant heureux du mariage d’amour entre l’esprit catalan de liberté et les institutions modernes françaises. Selon Joseph Calmette et Pierre Vidal en 1923, les Catalans participent « de leur mieux à la vie générale de la Nation à laquelle ils se sont donnés au dix-septième siècle », mais ils se cabrent sous les régimes monarchiques. « C’est que l’amour de l’indépendance a toujours été vivace au cœur des Roussillonnais… ils ont tenu ce qu’avant même la Révolution on appelait ‘un esprit républicain’… le Roussillonnais demeure toujours et avant tout Roussillonnais. »[10] Pour Horace Chauvet, un publiciste républicain modéré des années 1900-1930, l’explication de la prise de position politique était tout simple : « la bonne semence républicaine germa aisément dans un pays comme le nôtre où la liberté n’était pas un vain mot et qui pouvait revendiquer d’anciennes franchises. »[11] En 1961 Charles-Olivier Carbonell a conclu que les victoires décisives des républicains aux élections de 1848 et de 1849 peuvent être expliquées « simplement par le fait que le département des Pyrénées-Orientales est un département républicain. » La vie politique de la région sous la Seconde République lui paraît comme « le fidèle reflet d’un département turbulent, exalté, mais généreux et sincère. »[12] Ce genre d’explication considère comme acquis ce qui est finalement en  question. Par exemple – autant que nous puissions en juger – les opinions politiques populaires vers 1820 semblent avoir été majoritairement légitimistes. Il faut donc expliquer la prise de position démocrate-socialiste du milieu du siècle plutôt que la présumer en quelque sorte « naturelle ».

D’autres historiens avaient cherché une réponse à la question du républicanisme de la région à mi-siècle dans les activités et le magnétisme personnel de François Arago, membre du Gouvernement Provisoire et de la Commission exécutive en 1848. Bien avant la Révolution de février, les manifestations initiales des caractéristiques politiques démocratiques, qui deviendront patentes en 1848, firent voir au Procureur du roi le nom d’Arago comme « une sorte de talisman avec lequel on fascine les hommes faibles ou crédules. »[13] En 1913 Calmette et Vidal ont insisté sur « son influence personnelle qui a décidé de l’orientation de l’esprit public en Roussillon… La République de 48 ne pouvait qu’être bien accueillie par un département dont François Arago, membre du Gouvernement provisoire, était devenu l’idole. »[14] Ce « magnétisme » est toujours l’essentiel des explications offertes par les historiens roussillonnais, mais aussi par deux historiens qui ont donné des contributions importantes à notre compréhension de la société et de la politique française du milieu du dix-neuvième siècle, André-Jean Tudesq et Maurice Agulhon[15].

De telles explications me semblaient peu satisfaisantes en 1974, et encore moins aujourd’hui. François Arago, sa famille et ses alliés politiques m’apparaissaient comme des moissonneurs plutôt que des semeurs de ce mouvement républicain. J’étais plutôt influencé par deux approches plus générales de l’histoire de la politique rurale de la Seconde République. La première, dont l’œuvre de Philippe Vigier sur cinq départements de la région alpine est un exemple, a cherché à rendre compte du choix et de la mobilisation politiques par une description détaillée des structures démographique, économique et sociale d’une région ou d’une communauté particulière. Commençant par une description détaillée des structures sociales et économiques, les études régionales de ce genre ont signalé les contrastes économiques et les traits sociaux particuliers qui facilitent ou entravent la mobilisation et le choix politiques populaires.

La deuxième approche, celle des historiens américains en particulier, adopte une autre orientation. Pour eux, l’explication se trouve dans le processus politique lui-même. Bien que la première étude régionale, faite pour le Gers par Jean Dagnan en 1928, ait été aussi basée sur cette approche, ce sont surtout John Merriman, Ted Margadant, et Charles Tilly qui ont souligné les corrélations dialectiques et croissantes entre la politisation suivant la Révolution de février 1848, la radicalisation de certaines régions par les activistes, et l’intensification des tentatives de répression de la part de l’État. L’histoire qu’ils ont écrite est donc celle d’un processus politique, employant une image de diffusion pour illustrer la transmission d’une idéologie et d’un mouvement d’origine urbaine aux masses rurales. D’une perspective plus « culturaliste », Maurice Agulhon et Alain Corbin ont trouvé dans les modèles de sociabilité et de diffusion culturelle les raisons pour lesquelles des régions isolées, qui connurent des changements économiques très graduels, faisaient preuve d’une capacité de choix politiques authentiques.

Notre explication de la prise de position « démocrate-socialiste » dans les Pyrénées-Orientales est en fait un dialogue entre ces deux approches : nous étudions les actions des individus et des groupes dans le contexte de leurs milieux et de leurs souvenirs du passé. Tout comme l’a fait Peter Sahlins pour l’histoire de la signification de la frontière, j’ai conclu que les villageois étaient bien capables de faire leur propre histoire « d’en bas »[16]. Nous contestons la présomption implicite d’une historiographie roussillonnaise où l’histoire s’explique par une analyse des classes dirigeantes et des individus influents. Par exemple, dans l’histoire la plus détaillée de ces années, écrite en 1929, Félicien Maudet prétend que « la grande masse du département n’a pas réagi à l’annonce de l’établissement d’un régime nouveau. Sa population… faite surtout de paysans, portait peu d’intérêt aux questions politiques ; elle accepte la République, mais sans enthousiasme. »[17] On imagine difficilement une conclusion moins conforme à l’évidence.

En fin de compte, la géographie politique des Pyrénées-Orientales du milieu du dix-neuvième siècle se prête mieux à une explication basée sur les rapports dialectiques entre les structures d’une communauté ou d’une sous-région particulière, les perceptions, produites historiquement mais non statiques, des individus et des communautés du monde où ils vivaient, et la conjoncture spécifique en 1849 de la crise économique et de l’effritement des libertés politiques récemment acquises. La prise de position démocrate-socialiste – « les semailles de la république » – semble avoir été facilitée dans les sous-régions de bourgs et de villages agglomérés dans une situation géographique favorable, où le monde extérieur était relativement accessible grâce à la proximité des villes, à des voies de communication et au contact avec l’économie du marché national. C’était dans de telles régions qu’une idéologie radicale, fondée en partie sur de nouvelles notions de réforme sociale, trouvait une terre fertile. Cette réaction favorable semble aussi avoir dépendu des souvenirs collectifs de soixante années d’instabilité politique et des conflits amers de la Révolution française, et semble avoir gagné un essor supplémentaire d’une certaine méfiance franco-catalane, aggravée par la présence des fonctionnaires français comme agents de répression en 1849-51. Malgré tout cela, on est encore frappé par l’étroite corrélation entre les ressentiments locaux et l’idéologie démocrate-socialiste dans les régions où régnait un analphabétisme massif, à 900 kilomètres de Paris et loin de toutes les grandes villes, où le français était rarement parlé, même s’il était compris, et où il n’y avait plus eu de journal local républicain après août 1848. C’est ici que la volonté des activistes locaux d’obtenir le pouvoir et des réformes sociales est importante.

En général, les contributions historiographiques roussillonnaises, les plus importantes depuis 1975 – celles de Gérard Bonet, Étienne Frénay et Geneviève Gavignaud – ont suivi les grandes lignes de ces deux approches sociales et politiques. Cependant, ces deux approches ont été contestées dans l’importante étude de Michel Brunet sur le Roussillon à l’époque de la Révolution Française. Selon lui, la Révolution ne fut qu’un désastre pour ce pays frontalier, et une de ses conséquences fut la rupture des anciennes solidarités villageoises par suite par des manœuvres désespérées des factions rivales à tirer le meilleur parti d’un contexte chaotique de guerre et d’émigration. Ces divisions ne seraient en aucune manière politiques et demeureraient immuables pendant le dix-neuvième siècle. Les années de la Seconde République sont caractérisées par l’expression fréquente de telles antipathies entre quartiers, hameaux, et communes :

« Drapeau rouge, drapeau blanc, bonnet phrygien et fleur de lys, ces colifichets n’avaient peut-être pas beaucoup plus d’importance que les fanions de scouts qui servent de ralliement aux camps adverses lors des grands jeux… À certains égards, on pourrait décrire la période toute entière [dès 1789] et le tourbillon des événements avec ses travestissements et ses masques comme un vaste Carnaval politique où se mêlent inextricablement les affrontements ludiques et les violences réelles. »[18]

C’est dire qu’il y aurait un penchant des Catalans à se battre en scandant des slogans politiques, mais que derrière ces slogans il n’y aurait aucune substance politique. Une tentative comme la nôtre de rendre explicable la violence de ces années par une analyse des structures communales lui paraît minimiser l’importance des rivalités de clan ou de lieu :

« Peter McPhee s’est un peu essoufflé lorsqu’il a tenté de mettre au point une classification rationnelle des villages, particulièrement agités par les querelles inter ou intra-villageoises : les déterminants géographiques, économiques ou sociaux de ces querelles ne s’imposent pas avec évidence. Une grande familiarité avec la période précédente nous a amené à un certain scepticisme vis-à-vis des emblèmes arborés : les affrontements d’apparence politique ont en fait une signification essentiellement domestique. »[19]

Les Roussillonnais du milieu du dix-neuvième siècle auraient été étonnés par cette conclusion. Certes, nous ne voudrions point nier l’importance des solidarités de famille, de quartier ou de hameau. De telles rivalités, qu’elles soient intra -ou inter-communales, sont très banales pendant la Seconde République, et en particulier en 1848, parce que la Révolution de février a eu pour effet de déchaîner et ranimer ces antagonismes. Cependant, poser une dichotomie entre la vie « domestique » et la dimension politique nous semble contestable. Tout conflit est politique dans le sens le plus large du terme : la question est plutôt d’identifier quel genre de « rivalité de clocher » est apte à s’insérer dans un contexte politique régional ou national, et idéologique.

Une quatrième approche a continué de trouver des adhérents parmi les historiens locaux et domine l’historiographie populaire de nos jours. Cette approche se distingue par un mélange d’idées romanesques, d’élitisme et de catalanisme : bref, c’est une vue « essentialiste » du passé de la Catalogue Nord. Les caractéristiques de cette tradition historiographique sont, d’abord, qu’elle considère la vie et la culture rurales comme « traditionnelles » jusqu’aux années 1950. Deuxièmement, elle présume qu’il y a toujours eu un seul peuple catalan, caractérisé par des impulsions « démocratiques », parfois volatiles, mais surtout catalanistes : dans les mots de Roland Serres-Bria, « le caractère, souvent atavique, des naturels de la Catalogne française »[20]. Finalement, ce peuple catalan ne s’intéresse pas à la politique française, sauf quand ses leaders parfois le trompent.

L’historiographie républicaine dominante en Roussillon pendant un siècle a été contestée par Jean Villanove par exemple, qui décrit la Révolution française comme un désastre pur et simple, « une inquisition laïque », au cours de laquelle les terroristes républicains déclarèrent la guerre tant à l’identité catalane qu’à l’armée espagnole[21]. Pour Roland Serres-Bria, qui a comparé l’annexion du Roussillon en 1659 avec l’occupation allemande de 1940, la collaboration catalane avec l’armée espagnole fut une stratégie délibérée destinée à libérer le Roussillon du joug séculier oppressif des républicains[22]. La conséquence de tels arguments est que la tragédie de cette période réside dans l’échec de l’armée espagnole à gagner la guerre et à renverser la Révolution française.

L’ampleur du mouvement républicain et national sous la Seconde République est un grand embarras pour ces catalanistes, puisqu’il est évident que pour la masse des gens l’idéologie démocrate-socialiste était d’une vraie pertinence. En effet, ces années-là représentent le plus grand tournant politique dans l’histoire de ce pays depuis 1659. Ceci explique le quasi-silence des historiens catalanistes sur la période. Dans la mesure où ils la discutent, ils utilisent trois stratégies pour minimiser la substance des choix de leurs compatriotes d’il y a 150 ans. Soit les « rouges » n’étaient que des scouts avec leurs fanions, soit ils avaient pour cible l’État bonapartiste, soit ils avaient été déçus par leurs faux amis, les Arago, « ces personnages qui ont quitté le Roussillon pour réussir leur carrière »[23]. François Arago est ici présenté comme le talisman francisé et francisant. En avril 1848 Arago est élu pour la Seine et pour les Pyrénées-Orientales. En optant pour la Seine il devient, dans les mots d’Alícia Marcet, « ainsi le modèle d’une élite francisée, républicaine, jacobine et centraliste, pour qui toute lumière et toute vérité trouvent leur source à Paris »[24]. (En fait, Arago – qui s’identifiait à la fois comme Catalan et Français – a opté pour Paris pour donner un siège à son collègue Hippolyte Picas aux élections partielles de juin dans les Pyrénées-Orientales)[25].

Pour notre part, nous comprenons ces années-là autrement. L’histoire de la Seconde République dans les Pyrénées-Orientales nous montre que les questions les plus larges peuvent être vraiment significatives pour les habitants des petites communes. Ceci ne veut pas dire que nous envisageons une histoire purement locale, ni qu’il y a une contradiction inhérente entre la politique locale et les questions nationales. Mais, même inextricablement liées à la France urbaine, à l’administration et à la politique nationales, les communautés rurales doivent aussi être comprises dans le contexte spécifique de leurs structures, leur culture et leur histoire. C’est cette interaction entre le fait local et le fait national qui est au cœur d’une compréhension historique de la riche variété d’une société catalane en transition. Une esquisse de l’histoire politique mouvementée d’Elne au milieu du siècle dernier nous le démontre. Passons à la micro-histoire.

 



[1] Voir L.STEIN, Par delà l’exil et la mort. Les républicains espagnols en France, Paris, Mazarine, 1981.

[2] M.AGULHON, La République au village (Les Populations du Var de la Révolution à la Seconde République), Paris, Plon, 1970. ARMENGAUD, Les Populations de l’Est-Aquitain au début de 1’époque contemporaine. Recherches sur une région moins développée (vers 1845 – vers 1871), Paris, Imprimerie Nationale, 1961.  L.CHEVALIER, Les fondements économiques et sociaux de l’histoire politique de la région parisienne, 1848-1914, thèse de doctorat, Sorbonne, 1951. G. DUPEUX, Aspects de l’histoire sociale et politique du Loir-et-Cher, 1848-1914, Paris : Imprimerie Nationale, 1962. C. MARCILHACY, Le diocèse d’Orléans au milieu du XIXe siècle : les hommes et leurs mentalités, Paris, Sirey, 1964. P. VIGIER, La Seconde République dans la région alpine. Étude politique et sociale, 2 vols., Paris, Presses universitaires de France, 1963.

[3] H. ARAGON, La vie civile et militaire de Perpignan sous le général Castellane (1830-1852), Perpignan, Barrière, 1926. H. CHAUVET, Histoire du parti républicain dans les Pyrénées-Orientales (1830-1877), d’après des documents et des souvenirs inédits, Perpignan, Imprimerie de L’Indépendant, 1909. F. MAUDET, La Révolution de 1848 dans le département des Pyrénées-Orientales, Perpignan, Charles Latrobe, 1929.

[4] Voir, par exemple, E. BERENSON, Populist Religion and Left-Wing Politics in France, 1830-1852, Princeton, New Jersey, Princeton University press, 1987. A. CORBIN, Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle, 1845-1880, Paris, Marcel Rivière, 1975. P. LÉVÊQUE, Une société en crise, la Bourgogne au milieu du XIXe siècle, Paris, J.Touzot, 1983. T.W. MARGADANT, French Peasants in Revolt: The insurrection of 1851, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1979. J.L. MAYAUD, Les paysans du Doubs au temps de Courbet : étude économique et sociale des paysans du Doubs au milieu du XIXe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1979. J.M. MERRIMAN, The agony of the Republic: The Repression of the Left in Revolutionary France, 1848-1851, New Haven, Connecticut, Yale University Press, 1978. C. TILLY, “How Protest Modernized in France, 1845-1855”, in W.C.Aydelotte (éd), The Dimensions of Quantitative Research in History, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1972. Parmi les études générales sur la Seconde République, voir M. AGULHON, 1848 ou l’apprentissage de la République, 1848-1852, Paris, le Seuil, 1973. P. McPHEE, The Politics of Rural Life: Political Mobilization in the French Countryside, 1846-1852, Oxford, Oxford University Press, 1992.

[5] G. BONET, L’Indépendant des Pyrénées-Orientales. Un journal dans l’histoire : l’histoire d’un journal, 1846-1848, Perpignan, 1987. M. BRUNET, Le Roussillon : une société contre l’État 1780-1820, Toulouse, Eché, 1886. É .FRENAY, Arago et Estagel, son village natal, Estagel, Mairie d’Estagel, 1986. G. GAVIGNAUD, Propriétaires viticulteurs en Roussillon. Structures – conjonctures – société, XVIIIe – XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1983, 2 vols. É.  FRENAY, dans J.Sagnes (dir.), Le pays catalan, 2 vols, Pau, Société nouvelle d’études régionales, 1983. J.M. MERRIMAN, Aux marges de la ville : faubourgs et banlieues en France, 1815-1870, Paris, Le Seuil, 1994. P. SAHLINS, Frontières et identités nationales : la France et l’Espagne dans les Pyrénées depuis le XVIIIe siècle, Paris, Belin, 1996. Voir aussi l’excellent recueil de documents par É .FRÉNAY et P. ROSSET (éds), La Seconde République dans les Pyrénées-Orientales (1848-1851), Perpignan, Direction des Services d’Archives, 1981.

[6] Voir P. McPHEE, Les Semailles de la République dans les Pyrénées-Orientales, 1849-1852 : classes sociales, culture et politique, Perpignan, L’Olivier, 1995.

[7] Ibid. 328-29

[8] Ibid, pp.29-30. Pour des observations semblables, voir M. SORRE, Les Pyrénées méditerranéennes, Études de géographie biologique, Paris, A.Colin, 1913.

[9] C.-M LESAULNIER (éd.), Biographie des neuf cents députés à l’Assemblée nationale, Paris Imprimerie Bonaventure et Ducessois, 1848, pp. 404-405. McPHEE, Semailles, p.253.

[10] Histoire du Roussillon, Paris, Honoré Champion, 1975 (1923), pp.264-267.

[11] CHAUVET, Parti républicain, p.12

[12] C.-O. CARBONELL, « Les députés des Pyrénées-Orientales de 1815 à 1870 », CERCA (13-14), 1961, pp. 345, 350.

[13] McPHEE, Semailles, p.31.

[14] Histoire du Roussillon, pp.253-254.

[15] A.-J. TUDESQ, Les grands notables en France (1840-1849) : étude historique d’une psychologie sociale, Paris, Presses universitaires de France, 1964, .2, pp. 1807, 1217. AGULHON, 1848 ou l’apprentissage de la République, pp. 20-26. Cette explication est contestée par P. McPHEE, « Les Semailles de la République dans les Pyrénées-Orientales, (1830-1851) : François Arago, semeur… ou moissonneur ? », in François Arago. Actes du colloque national, 1986, Perpignan, Cahiers de l’université de Perpignan, 1987, pp.201-213.

[16] P. SAHLINS, Frontières et identités nationales.

[17] MAUDET, La Révolution de 1848, pp. 75-76.

[18] BRUNET, Le Roussillon, pp. 544-555. Voir aussi R. BAS, La vie politique dans les Pyrénées-Orientales sous la République décennale et le Second Empire (1851-1870), Mémoire de Maîtrise, Université Paul Valéry, Montpellier, 1983, pp. 11, 92, 188.

[19] BRUNET, Le Roussillon, pp. 544-545.

[20] R.SERRES-BRIA, Itinéraire catalaniste pour le Roussillon, Perpignan, 1989, p.224.

[21] J.VILLANOVE, Histoire populaire des Catalans, Perpignan, 1981, t.III. ch. 5.

[22] SERRES-BRIA, Itinéraire catalaniste, plus particulièrement pp. 146-164.

[23] VILLANOVE, Histoire populaire, p.172.

[24] A.MARCET-JUNICOSA, Abrégé d’histoire des terres catalanes du nord, Perpignan, Trabucaire, 1991, pp. 163-164.

[25] Voir les souvenirs d’Arago sur sa nationalité : D.F.J.ARAGO, Œuvres complètes, t.1, Paris, Gide et Baudry, 1854, p.10