Sur la mort de Baudin

article mis en ligne le 22 décembre 2021

 

La Réforme de la Nièvre, 2 mars 1902

à quelques jours de l’inauguration du monument de Cosne

 

Sur la mort de Baudin

 

Il est des crimes dans l’Histoire

Qu’on ne saurait assez flétrir ;

Celui-ci, de sombre mémoire

Nous oblige encore à rougir ;

Deux Décembre ! triste journée

Qui vit salir notre blason

Et la France découronnée

Aux genoux d’un Napoléon.

Deux Décembre ! heures néfastes

Où la Liberté pût mourir,

Saurons-nous jamais de nos fastes

Rayer ce honteux souvenir ?

 

Gloire à leurs noms ! Paris, tressaille !

Grande elle fut cette canaille !

Ils sont là huit : Baudin, Brillier,

Brücker, Dulac et Malardier,

Maigne, Schœlcher avec de Flotte,

Dont l’écharpe soyeuse flotte

Dans l’air embruni du matin ;

Ils sont là huit au cœur d’airain,

Défiant le sort peu propice ;

Huit, qui sont prêts au sacrifice ;

Représentants d’un peuple-roi,

Ils n’ont pour guide que la Loi.

Huit ! qu’importe leur petit nombre !

En présence du drame sombre

Qui se prépare, ils sont sans peur,

Haute la tête, et haut le cœur !…

Nous sommes au trois décembre :

La veille, on a dissous la Chambre ;

Les députés sont prisonniers,

On tresse de honteux lauriers

Au Président, traitre et parjure.

Et pas un cri pas un murmure :

Dans l’ombre travaille Maupas,

Paris se remplit de soldats,

St-Arnaud est au ministère

Et Magnan s’arme pour la guerre.

Quelle guerre ! nous le saurons :

Les Parisiens sont des moutons

Incapables de se conduire,

Mais qui par crainte peuvent nuire…

A peine vingt républicains

Ont accompagné les tribuns.

Pourtant le faubourg en alarme,

S’il le voulait, prendrait les armes.

Non, le faubourg reste muet :

Pourquoi se troubler d’un décret ?

« Bon pour ces gens en redingote,

« Bon pour Baudin, bon pour de Flotte

« De défendre leurs vingt-cinq francs !… »

Mais d’un éclair de ses yeux francs,

Baudin terrasse qui l’outrage :

– Va, dit-il dans son fier langage,

Tu verras comme on peut mourir

Pour vingt-cinq francs ! » Il dut blêmir,

Le lâche, qui craignait de prendre

Une arme, un rien, et puis… attendre…

Alerte ! on entend le clairon.

Sur ces hommes passe un frisson :

La guerre, hélas ! est chose impie ;

Celle-là c’est une infamie.

Aussitôt un char délaissé

Contre un autre char est dressé :

La barricade improvisée

Ferme l’accès de la chaussée.

On signale des fantassins,

Guêtrés, chargés, fusils aux mains ;

Ils sont là toute une phalange ;

Sur leur passage l’on se range.

« -Trente contre un ! ma foi, tant pis !

Firent deux jeunes apprentis.

– Ne tirez point ! faites silence :

«  Ce sont des enfants de la France ! »

Observe Schœlcher inspiré

Schœlcher, qu’as-tu donc espéré ?

Lors la Ligne s’est arrêtée,

Et du groupe, elle est à portée,

Arme au pied, havre-sac au dos,

Dans l’attitude du repos.

Sur la barricade, il s’élance,

Et Schœlcher seul rompt le silence :

– Venez avec nous, mes amis

« Pour la France, soyons unis ;

« Soldats, ce sera votre gloire ! »

– Ah ! certes, vous pouvez le croire. –

Les soldats ne répondent pas,

Ou s’ils répondent, c’est très bas ;

La consigne en fait des esclaves,

Il leur suffit d’être des braves.

Mais Baudin s’est précipité,

Les autres sont à son côté ;

La troupe prépare les armes,

De vieux grognards cachent des larmes.

On voit s’agiter des chapeaux,

Derniers guidons, derniers drapeaux :

Les députés, l’âme héroïque,

Ont acclamé la République.

A leur appel, chacun se tait,

Et quand sur eux un geste est fait,

Les baïonnettes sont croisées

Et les poitrines menacées.

Un sergent met Bruckner en joue ;

Le tribun de la mort se joue :

Le soldat tremble et tire en l’air,

Troublé qu’il est par son œil clair…

L’heure présente est solennelle,

D’autres diront qu’elle est cruelle.

Sans ordre, un coup de fusil part

Et traverse de part en part

Un fantassin dans la cohue.

C’en est fait ! la troupe se rue…

Lorsque Baudin fut ramassé

Il avait le front fracassé.

 

O Baudin, victime stoïque,

Qui sut mourir pour vingt-cinq francs,

Si l’exige la République,

On nous verra serrer nos rangs.

Ah ! c’est que depuis vingt années,

Maints progrès se sont accomplis,

Et qu’il faudrait plusieurs années

Pour asservir ce grand pays.

Baudin, l’Histoire est équitable

A qui défend la Liberté ;

Ne crains point sa loi redoutable :

Tu lui dois l’immortalité !

 

Victor Taguy

Cosne, 14 février 1902