Le Verdon républicain de 1851

article publié dans le Bulletin n°22, janvier 2003

Le Verdon républicain de 1851

 texte d’une conférence donnée à Draguignan le 19 mai 2001 dans le cadre des IIèmes Rencontres du Verdon

 

par Frédéric Négrel

 Il y aura cette année 150 ans, les pays du Verdon ont été une des rares régions de France à résister farouchement au coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte. On peut même dire la région où cette résistance a été la plus impressionnante. Car ce sont des milliers d’habitants du Verdon qui ont pris les armes pour marcher vers Digne ou Draguignan afin de défendre la République violée par le césarisme. Certains y laisseront leur vie, des centaines le paieront lourdement par la déportation ou l’exil.

 

Je voudrais d’abord rappeler brièvement les circonstances du coup d’Etat. Louis Napoléon Bonaparte, élu président de la République en 1848, ne peut, d’après la Constitution, se représenter en 1852. Or, il tient à conserver son poste. Les notables et les journaux conservateurs envisagent le pire pour ces élections de 1852 où l’on doit également renouveler l’Assemblée nationale. Ils évoquent de plus en plus fréquemment « le spectre rouge de 1852 » qui doit voir la victoire des démocrates-socialistes. Dans ces conditions, malgré l’opposition établie jusqu’alors entre le président et l’Assemblée à majorité monarchiste, Bonaparte va trouver chez les conservateurs des complices objectifs dans la réussite de son coup d’Etat.

Celui-ci consiste en une dissolution de l’Assemblée nationale, ce qui est un viol de l’article 68 de la Constitution qui l’assimile expressément à un crime de haute trahison et qui prévoit que les citoyens sont tenus de lui refuser obéissance. L’article 110 de cette même Constitution la confie à la garde de tous les citoyens.

Ces articles sont parfaitement connus de tous car les rumeurs de coup d’Etat sont relayées dans les journaux, démocrates ou conservateurs depuis plusieurs mois.

 

Dans les villes, les réactions républicaines à l’annonce du coup d’Etat sont rapidement circonscrites. Les leaders républicains sont parfaitement identifiés depuis longtemps, certains sont déjà emprisonnés ou en exil, ceux qui restaient en liberté sont rapidement arrêtés. Ainsi désorganisée, la résistance urbaine fait long feu.

 

Il ne reste donc que les républicains des campagnes, assez nombreux dans certaines régions grâce au réseau que le parti montagnard a su tisser.

 

Le Verdon, au cœur de ce réseau, répond plus que présent : partout (à l’exclusion de l’arrondissement de Castellanne et du canton de Comps, toujours dominés par les conservateurs et le clergé), on proclame la déchéance du président félon et des maires qui s’en rendent complices en ne condamnant pas le coup d’Etat.

 

Côté varois, les républicains sont appelés à marcher sur la préfecture de Draguignan.

Le canton d’Aups et l’est du canton de Tavernes prennent la route le 6 décembre. Mais ils font demi-tour à Aups après un contrordre arrivé de Salernes. Ils repartent le 8 et s’arrêtent à Aups où ils rejoignent la grande colonne de Camille Duteil, partie du Luc et de La Garde-Freinet, via Vidauban.

Rappelons ici l’aventure d’Artignosc : les résistants prennent la route le matin du 6. Arrivés à Moissac, après deux heures de marche, ils rencontrent un Dracénois qui s’étonnent de les voir sans armes. Ils font donc demi-tour (encore deux heures de marche) pour prendre leurs fusils chez eux. Revenus à Moissac (encore deux heures de marche), ils se joignent aux résistants de Baudinard, Régusse et Moissac, et se rendent à Aups (encore deux heures de marche). Arrivés aux portes de la ville, retrouvant les colonnes de Bauduen, Aiguines et les Salles, on leur apporte le contrordre de Salernes : retour à Artignosc dans la nuit, soit quatre nouvelles heures de marche. Malgré ces 10 heures passées sur la route pour revenir à leur point de départ, ils repartiront aussi nombreux le 8 décembre, jusqu’à Aups.

De leur côté, les cantons de Rians, Barjols et l’ouest de celui de Tavernes partent le 7 et le 8. Arrivés à Salernes, ils suivent la grande colonne vers Aups.

Le 10 décembre, l’armée complice du coup d’Etat les surprend sur le cours : la fusillade marque la fin de la résistance varoise.

 

Du côté des Basses-Alpes, mieux organisées, l’ordre parti de Mane le matin du 5 décembre est suivi d’effet le jour même : une colonne se forme à Gréoux, passe à Valensole et rejoint Digne via Oraison et Les Mées.

Une autre colonne part d’Allemagne et Ste Croix, rejoint Riez et se dirige vers Digne via Mézel, en compagnie du canton de Moustiers. C’est cette colonne qui sera la première à entrer dans Digne au petit matin du 7 décembre.

Les Bas-Alpins prennent la préfecture. La seule en France à tomber aux mains des Républicains.

Le 9 décembre l’armée citoyenne bas-alpine repousse aux Mées la troupe du coup d’Etat venue de Marseille mater la résistance populaire. Les militaires sont contraints de faire demi-tour et de se réfugier à Vinon.

Mais ce contact avec la troupe et l’échange de prisonniers qui a lieu, donne la confirmation que la résistance est matée à Paris, Lyon et Marseille. Les leaders bas-alpins préfèrent appeler leurs hommes à rentrer chez eux.

 

Après ces échecs varois et bas-alpins, certains républicains s’enfuient vers le Piémont et connaîtront plusieurs années d’exil. D’autres seront arrêtés dans leurs villages et traduits devant un simulacre de tribunal, la commission mixte départementale, qui mêle militaires, préfet, procureur. Sans avocat, sans appel. Ils auront pour peines : la transportation Cayenne, la déportation Algérie, l’exil, l’internement, la surveillance. Certains des condamnés aux peines les plus lourdes y laisseront leur vie.

 

Lorsque je raconte cette histoire, viennent immanquablement deux questions tout à fait légitimes. Tout d’abord : Pourquoi cette histoire est-elle si peu présente dans l’histoire officielle ?

Premièrement, elle est localisée dans l’espace, quasiment circonscrite à une région. Or, notre histoire de France s’est surtout écrite sous la Troisième République à un moment où l’on souhaite avant tout forger un esprit national qui ne peut s’embarrasser de héros trop régionaux. Première erreur de l’historiographie : cet engagement résistant est strictement un engagement politique national.

Deuxièmement, elle a paru trop peu révolutionnaire aux yeux des historiens marxistes : il s’agissait pour les résistants de défendre le Droit, la Constitution, non de conquérir le pouvoir. Et puis ils n’étaient que des paysans alors qu’il fallait voir la force révolutionnaire dans la seule classe ouvrière.

Troisièmement enfin, pour les historiens conservateurs cette histoire est trop violente, c’est celle d’une jacquerie, d’une explosion paysanne d’un autre âge. Deuxième erreur de l’historiographie, à la fois marxiste et conservatrice : comme le prouvent l’absence d’exactions et de violence, la connaissance que pratiquement tous les acteurs ont des motivations de la résistance, l’engagement des paysans de 1851 est bien un engagement moderne, reposant sur une certaine conception de la citoyenneté et non sur des réflexes communautaires archaïques. Ce qui est surprenant c’est que cette conscience politique arrive si précocement en monde rural.

 

Et c’est là la deuxième question immanquable : Pourquoi Varois et Bas-Alpins se sont-ils ainsi distingués des autres régions françaises ?

Evidemment la réponse est complexe.

Comme ailleurs en France, on connaît ici la dépression économique qui sévit de 1846 à 1851. Cette dépression a des conséquences industrielles pour le Verdon. L’industrie du cuir connaît un déclin quasi-général : à Manosque et à Moustiers, comme à Valensole, la tannerie prospérait autrefois. Le manque d’instruction et de capitaux sont cause de la décadence. Moustiers est en train de perdre ses fabriques de faïence. Ses 3 fabriques de papier sont sur le point de disparaître. Déjà, en 1844-45, le vieux centre-industriel de Moustiers ne possède plus que 82 ouvriers dans ses faïenceries et papeteries; et les tanneries de Valensole, Riez, en plein déclin également, ne procurent plus de travail qu’à quelques dizaines d’ouvriers : de ces cantons partira en 1848 un cri de détresse, provoqué « par la perte de l’industrie ».

Pour les paysans, très largement majoritaires en pays du Verdon, cette dépression provoque une baisse des revenus due à une mévente des produits agricoles, leur endettement s’aggrave, et, par l’hypothèque et l’usure, leurs propriétés même sont menacées. Car c’est là un des traits caractéristiques de la région : si les grandes propriétés existent, la quasi-totalité des paysans a une petite propriété. Ainsi, les problèmes économiques, juridiques, fiscaux, donc politiques, intéressaient peu ou prou toute la population. Cette répartition de la propriété foncière avait déjà eu pour conséquence de dégager la paysannerie de l’emprise des notables et du clergé et de la rendre sensible au prestige des leaders issus de ses propres rangs ou de la petite bourgeoisie. Frappés par la crise économique, les paysans du Verdon vont placer leurs espoirs dans la jeune Seconde République, et émancipés des dominations traditionnelles dans le parti démocrate-socialiste, les Montagnards, dont le programme (et les votes à l’Assemblée Nationale) prennent largement en charge les préoccupations paysannes.

 

Ce cadre économique et social existe dans bien des campagnes françaises : la petite propriété n’est l’apanage des Provençaux. S’il y a acquis une dimension toute particulière, il le doit à un second trait caractéristique de la région : ses formes particulières de sociabilité.

L’habitat de cette partie de la Provence est un habitat groupé au village. Ainsi, une grande majorité de la population d’une commune se retrouve chaque soir ou presque en un même endroit. C’est l’occasion pour les hommes de s’assembler dans ces structures particulières que sont les chambrées. Et pour reprendre Maurice Agulhon, « la chambrée est typique d’une société où le lien constitué par les liens de parenté est moins important que les regroupements horizontaux par classes d’âge, ou encore que la solidarité globale de la commune. »

Les chambrées sont des lieux privés, donc non soumis à l’impôt sur les boissons, théoriquement limités à une vingtaine de membres, dans lesquels on boit, on joue et on lit le journal. Les chambrées sont quelquefois abonnées elles-mêmes à un journal et il y circule des journaux d’occasion. C’est donc un lieu idéal pour discuter politique : on y est à l’abri des oreilles indiscrètes des autorités, et avec la lecture à haute-voix, le journal en français est ainsi accessible aux illettrés. C’est également un lieu traditionnel de pratique d’une importante valeur républicaine : la Fraternité. En effet, les membres d’une chambrée ont pour habitude d’organiser les secours et l’entraide lorsque l’un des leurs se trouve dans le besoin. On cultive le champ du malade, on fournit en bois de chauffage sa famille, on collecte de l’argent pour sa veuve…

C’est bien sûr à travers ces chambrées que le parti montagnard va réussir à tisser son réseau politique dans une grande partie des pays du Verdon.

C’est dans leur cadre que des émissaires venus des centres vont toucher les ruraux : Louis Langomazino, Pierre Arambide, diffusent chez les campagnards la République démocratique et sociale.

 

Mais le parti montagnard a besoin d’un cadre plus sûr et d’un engagement plus profond.

Poussé par la répression anti-républicaine, les montagnards adoptent la forme ancienne du parti clandestin : la société secrète. Mais ces nouvelles sociétés, celles de la Jeune Montagne, sont des sociétés de masse et non d’une élite comme précédemment. Elles regroupent souvent , là où elles sont implantées, la majorité des jeunes hommes du village.

Cette forme d’organisation vient de Vaucluse. Elle s’étend au sud des Basses-Alpes sous l’influence de Manosque et de son maire démocrate Buisson et par l’action de Louis Langomazino, venu de Marseille en mission dans le département.

A leur tour, les villageois des Basses-Alpes diffusent chez leurs amis du Var cette forme d’organisation. La politique a aisément traversé la rivière : une fois de plus le cours d’eau n’a pas séparé les hommes mais s’est établi en trait d’union.

Lorsque sonne l’heure de la Résistance, c’est par ces réseaux de sociétés secrètes que, de chaque côté du Verdon, se transmettront les ordres de mobilisation.

 Frédéric Négrel