La mémoire de Décembre
pour commander ce livre : bon de commande Clandestinité et réseau républicain dans le Haut-Var. La société secrète montagnarde d’Artignosc (1849-1851) par Frédéric Négrel
Nous conviendrons avec Jean-Marie Guillon qu’« il ne faut pas surestimer l’importance du souvenir de l’insurrection de 1851. Hors de la mémoire familiale de descendants de victimes de la répression, la mémoire collective n’a plus fait grand cas de l’affaire depuis le début du siècle. »[1] Néanmoins, nous ne devons pas non plus la sous-estimer, en particulier dans la région que nous venons d’étudier où les monuments de Barjols [2] et surtout d’Aups ont maintenu sa trace par leur présence sur des lieux de foires et marchés fort fréquentés. De plus, l’utilisation de ces monuments par la résistance de la Seconde guerre mondiale lui a permis d’être dorénavant liée à celle de ces événements, plus présents dans la mémoire collective. Nous pensons là à la manifestation du 1er mai 1944 à Barjols devant le monument de Martin Bidouré où est inscrit : « La résistance à Martin Bidouré » et au choix fait par les résistants d’Aups le 22 juillet 1945 de faire leur le monument de 1881, les deux résistances étant désormais associées. Ce « choix d’un passé »[3] a établi une continuité. La récente création de l’Association 1851-2001, destinée à raviver cette mémoire, a révélé sa survivance. En dehors de descendants de résistants, d’historiens de renom et de quelques érudits locaux, elle rassemble aussi nombre de militants (ou anciens militants) politiques provenant de groupements où la tradition varoise de 1851 avait été entretenue. En ces moments où une part importante de l’électorat varois accorde ses suffrages à des formations politiques bien étrangères à l’idée républicaine, la commémoration de Décembre est l’occasion pour le Var républicain de reconstruire une image en retrouvant ses sources.
A Artignosc même, où la population fréquente toujours Aups et Barjols et leurs monuments, cette mémoire collective diffuse est moins présente. Le déclin démographique amorcé dans le premier tiers du XIX° siècle à Artignosc s’est accéléré : les 429 habitants de 1851, sont devenus 265 en 1901[4]. Une émigration importante, bien sûr, mais aussi l’installation de plusieurs nouvelles familles, dont quelques italiennes, ont renouvelé fortement la communauté. D’autant plus que les modes de culture sont en train de changer : nous avions quitté un terroir de petites propriétés, il est couvert en 1942 au 3/4 par des domaines de plus de 50 ha[5]. Devant de tels bouleversements, la mémoire de Décembre pouvait difficilement être collective. Bien des Montagnards ont quitté le village peu d’années après les événements. La plupart ne sont pas allés bien loin (la destination la plus lointaine retrouvée est Le Val , au nord de Brignoles, où s’établit Joseph Bormes). D’autres sont décédés au moment de l’indemnisation de 1881 qui a dû raviver un temps la mémoire artignoscaise. En tout, ce sont au moins 26 Montagnards qui manquent alors au village. Les municipalités successives n’ont baptisé aucune voie de noms rappelant explicitement 1851[6]. Leurs choix (réduits, car peu de voies ont été rebaptisées ou créées) ont plutôt porté sur des souvenirs de la Troisième République que sur la mort de la Deuxième : rue de l’Egalité[7], cours Sadi Carnot. Lorsqu’en 1889[8], il s’agit de marquer le centenaire de la Révolution par l’érection d’un buste de Marianne sur la fontaine de la place, aucun terme de la lettre d’appel à souscription ne se réfère à la résistance :
« Lettre adressée à M.M. le Président de la République, Ministre de l’Intérieur, Ferrouillat et Daumas[9], sénateurs, Clémenceau, Raspail et Cluseret, députés du Var. Les conseillers municipaux soussignés ont l’honneur de vous exposer très respectueusement ce qui suit : Il existe dans notre village perdu dans les montagnes un château féodal qui semble défier encore la glorieuse date de 1789. Aussi, les républicains d’Artignosc voudraient perpétuer par un monument cette immortelle date, et contrebalancer ainsi le prestige moral que le souvenir d’un passé, odieux pour nous inspire encore à certains esprits. Une souscription a été ouverte dans ce but ; mais que peut faire une population de pauvres paysans de 330 habitants ! C’est pourquoi nous venons très respectueusement vous demander un secours, persuadés que notre indiscrétion trouvera son excuse dans les sentiments de reconnaissance que doivent inspirer à tout bon Français les bienfaits de la grande Révolution. »[10]
Aucune trace non plus d’une délégation municipale à la commémoration qui a rassemblé le Var républicain à Aups le 31 juillet 1881. Tout au plus la commune a-t-elle participé à la souscription pour le monument de Barjols en 1902 pour la modeste somme de 10 francs.
Faute de référence à Décembre, l’histoire artignoscaise recèle-t-elle quelque descendance de l’organisation montagnarde ? La clandestinité paraît inexistante à Artignosc durant la Seconde guerre mondiale[11], seule période où depuis la Seconde République les Républicains ont été contraints de renouer avec elle. La forme même de l’organisation en parti n’a pas fait d’émules : aucune section SFIO ou cellule du PCF (du moins jusqu’en 1947), ni même aucun cercle appartenant à la Fédération des cercles rouges des années 1920[12].
La mémoire de Décembre n’a donc plus que la tradition familiale[13] pour survivre à Artignosc. Un des moyens, lisibles par l’historien, d’assurer cette transmission est le choix des prénoms des enfants. Sous la Seconde République, la vogue (limitée) des prénoms au républicanisme très marqué (Cavaignac, Ledru-Rollin, Danton, Maximilien, Barbès, Brutus,…) qui touche le Gard entre 1849 et 1851[14], existe également dans le Var. A Cotignac , quelques démocrates ont donné les noms de Ledru-Rollin, Raspail, Barbès à leurs nouveaux-nés[15]. A Barjols , les frères Louche ont prénommé leurs enfants Cabet, Barbès et Raspail, et Thomas Moulan a prénommé son fils Félix Pyat. A Rians , le maire refuse que le fils de Jean-Baptiste Brémond s’appelle Raspail. Rien de tel à Artignosc pour cette période où l’on semble conserver la tradition (cauchemardesque pour l’historien qui tente de distinguer les individus !) de donner à tous les cousins aînés le prénom de leur grand-père/parrain. On peut juste relever le 26 octobre 1851 la naissance d’Evariste Martin, fils de Fortuné qui a peut-être voulu ainsi rendre hommage au Républicain de la Restauration Evariste Galois. Au contraire même, en 1847, c’est Louis Philippe Adrien qu’Auguste Guion donne pour prénoms à son fils. Et en 1855, c’est un petit Silvaire Napoléon qui arrive dans la famille de l’ancien Montagnard Denis Constans Marot. Les débuts de la Troisième République, plus propices à l’usage de prénoms marquant les opinions politiques, auraient pu inscrire le souvenir de Décembre sur les livrets de famille. Mais leur usage ne fut pas très répandu. Le prénom républicain alors préféré des Régussois est Danton, que l’on trouve également à Artignosc : Isidore Danton Bertin Jouvenel, né le 5 avril 1874, est le petit-fils de Léon, et il y a aussi en 1895 un Marcel Danton Augarde. Mais, dès 1871, c’est le souvenir de la Seconde République, et même des sociétés secrètes, qui apparaît sur l’état civil d’Artignosc : le 22 mai, Jean Honoré Sappe prénomme son fils Romain Mazzini Hilaire. Notons que les témoins de cette naissance sont Hilaire Jouvenel et Romain Quinson, tous deux fils de Montagnards. Il faut attendre 1884 pour que revienne la Seconde République avec la naissance d’Albert Rollin Autran. Le prénom Rollin est repris par d’autres familles artignoscaises : Rollin Henri Gabriel Jean Gillan, en 1886, et Rollin Augustin Brocard en 1889, petit-fils de Saturnin Brocard, Montagnard de Montmeyan déporté en Algérie.
Dans une des familles où il est parvenu jusqu’à nous, le souvenir de l’ancêtre proscrit se transmettait à mots couverts. On ne savait trop si l’on devait tirer fierté ou honte de sa déportation en Algérie. Afin de lever cette ambiguïté, un de ses membres a composé dans les années 1970 une chanson en provençal retraçant l’engagement de l’aïeul. Militant associatif de longue date, il s’apprête à monter un spectacle sur Décembre pour l’année 2001. [1] GUILLON Jean-Marie, « Villages varois entre deux Républiques », in La France démocratique, mélanges offerts à Maurice Agulhon, Publications de la Sorbonne, 1998 [2] Le monument de Barjols est moins lisible que celui d’Aups , plus explicite. [3] GUILLON Jean-Marie, art. cité [4] et 173 en 1968. [5] LIVET Roger, Habitat rural et structures agraires en basse Provence, Aix, 1962 [6] On en trouve peu dans le Var, où Martin-Bidouré n’a été choisi qu’à Aups , Fréjus, St Maximin , St Raphaël , Toulon et Vidauban . (Annuaire de La Poste, http ://www.annuaire.laposte.fr). Notons que ce même Martin est éponyme de la première radio libre de Toulon, créée par des anarchistes et libres penseurs, à la fin des années 1970. [7] ancienne rue de la fainière, rebaptisée ainsi le 21 juillet 1894. [8] alors que le village semble connaître une forte opposition entre Républicains et réactionnaires : au second tour de la très serrée élection cantonale de 1886, le candidat républicain recueille 49 voix contre 46 au réactionnaire. [9] Ancien condamné du Complot du Sud-Est au procès de Lyon. [10] AC Artignosc, K 3, hommages publics, 31 mai 1889 [11] d’après les travaux de GUILLON Jean-Marie, La résistance dans le Var, essai d’histoire politique, thèse, Aix-en-Provence, 1989. [12] d’après les travaux de GIRAULT Jacques, Le Var rouge, les Varois et le socialisme de la fin de la première guerre mondiale au milieu des années 1930, Publications de la Sorbonne, 1995. [13] En 1994, un descendant de Grégoire Maunier, Montagnard et proscrit régussois, a fait apposer publiquement une plaque rappelant l’engagement de son ancêtre sur la maison de celui-ci, rue de la Liberté. [14] HUARD Raymond, Le mouvement républicain en Bas-Languedoc, 1848-1881, FNSP, 1982, page 63. [15] lettre de Long à Duteil, 16 novembre 1851, AD Bouches-du-Rhône 14 U 19 carte de la région d’Artignosc plan de la commune
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