Marc-Antoine Brillier
Étude biographique sur Marc-Antoine Brillier ancien représentant du peuple (1809-1888) par Claude Berthet, Lyon, 1908
DEUXIÈME PARTIE : NOTES ET RÉFLEXIONS ORGANISATION SOCIALE DU SOCIALISME — SIGNIFICATION DE CE MOT A côté du mot socialisme, il nous semble qu’on devrait créer le mot individualisme, qui aurait exactement la signification contraire. Le mot individualisme exprimerait l’état actuel de la constitution sociale, au point de vue économique, suivant laquelle chaque homme est en quelque sorte parqué dans ses intérêts, dans ses droits, dans son action. Il travaille, produit, consomme, sans qu’aucune intelligence s’interpose pour coordonner son travail, ses produits, sa consommation, avec le travail, les produits et la consommation des autres membres de la société. De là un désaccord économique et social. En ce qui concerne le capital : D’une part, on voit des capitaux immenses accumulés dans quelques mains, employés contre le but que la providence leur assigne. Au lieu d’être un élément de travail et de production pour ceux qui les possèdent, ils sont un élément d’oisiveté et d’absorption. Au lieu de servir au développement de leurs facultés, ils servent au développement de leurs passions et de leurs vices. Au lieu de moraliser, ils corrompent. D’autre part, on voit chez un grand nombre d’hommes l’insuffisance du capital produire, en économie politique et en morale, les mêmes désordres. Leurs facultés morales et physiques restent à l’état abrupt ; ils ne produisent pas ou produisent peu, faute d’instruments de travail, et l’excès de misère dans cette classe d’hommes, comme l’excès de richesse dans l’autre, les pousse au vice et quelquefois au crime. Dans la main même de la classe intermédiaire, les capitaux ne remplissent pas leur destination. Au lieu de concourir au développement du travail et à la conquête des produits, ils se font la guerre entre eux ; ils cherchent à s’absorber respectivement, ou à absorber les produits les uns des autres. En ce qui concerne le travail : Dans la constitution actuelle du travail, l’intérêt privé est presque partout en opposition avec l’intérêt général, celui de l’ouvrier en opposition avec celui du maître. C’est ainsi que les découvertes qui améliorent le travail et augmentent la production, deviennent des fléaux pour la classe d’hommes qui se livrait au même genre d’industrie. C’est ainsi que l’ouvrier soldé à la journée a intérêt à faire le moins d’ouvrage possible, et que l’ouvrier soldé à la tâche a intérêt à en faire le plus qu’il peut, sans trop s’appliquer à bien faire, tandis que le patron a un intérêt tout contraire. En ce qui concerne la production : Si l’on considère une famille isolée, plus elle produit, plus il y a abondance chez elle, et l’excès de production ne serait qu’un excès d’aisance et de richesse. Par un phénomène digne de remarque, l’excès de production, dans notre organisation sociale actuelle, n’engendre que la ruine des uns et la misère des autres. En ce qui concerne la répartition : Il semblerait que les frais de la répartition des produits ne devraient être qu’un faible accessoire dans la valeur des productions. Ils en forment, au contraire, la partie principale dans une foule de cas. L’agent de la répartition, qui est le commerçant, donne le moins qu’il peut au consommateur, à qui il fait payer l’intérêt de son capital, le prix de son temps, ses frais de bureau et d’étalage. Il y a, dans la constitution actuelle de la répartition des produits : 1° Une grande déperdition de temps ; 2° Un manque de garantie de la bonne qualité des produits. En ce qui concerne la consommation : Dans les moments mêmes où l’excès des produits arrête le cours de la production et appelle une rapide consommation, on voit des hommes qui ne consomment rien, parce qu’ils ne peuvent se procurer aucune partie de ces produits. En sorte que, à côté d’un produit qui se détériore faute de consommation, il y a un homme qui souffre faute de pouvoir consommer. En résumé, l’individualisme, en économie politique, produit la guerre de capital à capital (la concurrence), la guerre entre le capital et le travail, l’antagonisme entre l’intérêt privé et l’intérêt public ; ce qui est un bienfait pour l’humanité, devient quelquefois un fléau pour les individus. L’individualisme fait que l’abondance excessive des produits, au lieu de constituer la richesse, constitue la ruine ; que la répartition des produits occupe trop de capitaux et trop de personnes ; qu’elle offre trop peu de garantie, soit au producteur (pour le paiement), soit au consommateur (pour la qualité) ; que, d’ailleurs, elle est tout à fait impuissante et ne remplit nullement son but, puisqu’elle laisse les produits s’amonceler sur certains points pendant que d’autres en manquent, et se détériorer faute d’emploi, tandis qu’il y a des êtres qui souffrent faute de pouvoir s’en procurer.
Des philosophes ont pensé que ce fâcheux état de choses est dû à la méconnaissance et à la violation d’une loi naturelle : la loi de la solidarité humaine. Ils croient qu’il existe des rapports secrets qui lient les hommes entre eux, la destinée de l’un à celle des autres, en un mot, qui lient chaque homme à l’humanité comme un membre est lié au corps dont il fait partie. Ils disent que c’est d’avoir rompu ce lien qu’est venu tout le mal, et de la société et des individus, de même qu’en séparant un membre du corps, on désorganise et le membre et le corps. Enfin, selon eux, la reconnaissance et l’application de cette loi de la solidarité auraient pour effet : De rétablir la paix entre les divers capitaux, entre le capital et le travail, et de les faire concourir harmonieusement à la production ; De détruire l’antagonisme entre les intérêts respectifs des individus, entre l’intérêt privé et l’intérêt public, et de les faire concourir d’un commun accord à la civilisation et au progrès ; De faire que, par une meilleure répartition, l’excès des produits ne soit qu’un excès de richesse et d’aisance pour tous ; que jamais aucun membre de la grande famille ne puisse souffrir de la faim, ni manquer de vêtements, lorsqu’il y a, à côté de lui, des vivres et des vêtements en abondance. La science qui a pour objet la recherche, la manifestation et la propagation de cette loi, ainsi que la recherche, la manifestation et la propagation des moyens par lesquels elle peut être appliquée, constitue ce qu’on appelle le socialisme.
A ce point-de vue, on peut donc définir le socialisme l’étude ou la science des rapports qui lient l’homme, ses intérêts, ses droits, ses actions, sa destinée ou son bonheur, aux intérêts, aux droits, aux actes et à la destinée de l’humanité tout entière ; l’étude ou la science qui a pour objet de retrouver et de rajuster les liens rompus qui unissaient les membres divers du grand corps de l’humanité, qui subordonne les intérêts et les droits de chaque membre aux intérêts et aux droits du corps entier, qui permet aux premiers de trouver leur satisfaction dans la satisfaction des derniers et qui, finalement, fait concourir l’action de chaque membre au bien de tous.
SUR LOUIS BLANC « De chacun selon sa capacité, à chacun selon ses besoins. » Cette maxime est tirée de l’ordre moral. Elle a pour hase le devoir réciproque du citoyen et de la société, elle est fort séduisante par sa beauté morale et sa grande simplicité. L’humanité serait une immense famille ; chacun de ses membres lui devrait compte de ses facultés ; elle devrait à chacun de ses membres tout ce qui serait nécessaire à la satisfaction de ses besoins. Mais qui déterminera la nature et la quotité des services que l’individu devra à la société ? Qui déterminera la nature et la quotité des choses que la société devra à l’individu pour la satisfaction de ses besoins ? Un tel régime serait inconciliable avec la liberté individuelle. Dans les rapports de l’homme avec la société, c’est le devoir qui est la règle et qui a pour conséquence la subordination. Dans les rapports de l’homme avec lui-même, c’est le droit qui est la règle et qui a pour con séquence la liberté. Chaque individu est seul arbitre de ce qu’il veut accorder à ses besoins, de ce qu’il croit devoir demander à ses facultés. Il est son propre sujet et son propre souverain ; il délibère, décide, commande et exécute. Sa règle est l’intérêt, c’est-à-dire le rapport, quod inter est, entre l’avantage et l’inconvénient, la peine et le plaisir, le besoin et le travail. Du principe de liberté découle le principe de la responsabilité. Chacun doit faire sa destinée, en tant qu’elle dépend de lui, de son travail. Mais la destinée de l’homme ne dépend pas seulement de lui ; elle dépend aussi d’une foule de causes ou d’agents extérieurs qu’on appelle fatalité, hasard, accidents, etc. Il doit se garantir contre ces éventualités par la prévoyance et par l’assurance. Le principe d’association intégrale ou de solidarité absolue, que certains économistes veulent introduire, nous parait dépasser le but, en ce qu’il aurait pour effet de détruire, ou tout au moins d’affaiblir considérablement le principe de liberté et de responsabilité individuelles. Il me semble que l’association ne doit jamais être intégrale, qu’elle ne doit pas effacer les individualités, les broyer en quelque sorte pour en faire un tout homogène ; qu’elle doit avoir un but spécial, bien déterminé ; que ce but doit être en général de vaincre une difficulté qui ne saurait être vaincue par un seul. Que dirait-on de deux personnes qui, au lieu de porter chacune leur fardeau, réuniraient les deux fardeaux pour les porter ensemble. Si elles ne diminuaient pas leurs forces, elles se gêneraient certainement dans leurs mouvements. C’est ainsi que l’association porte toujours une atteinte plus ou moins grande au principe de liberté.
|