A propos d’une commémoration et d’une non-commémoration
Article publié dans Gavroche, revue d’histoire populaire, n°134, 23e année, mars-avril 2004, pp. 21-25
La résistance au coup d’État de 1851
À propos d’une commémoration et d’une non-commémoration
Sons et lumières, reconstitutions costumées, voire éco-musées : c’est bien souvent un passé consensuel qui fascine une société en panne d’avenir. Rares sont les rappels historiques rattachant un passé conflictuel au présent, plus rares encore ceux qui obtiennent une vraie audience. Ce fut pourtant le cas du 150e anniversaire de la résistance républicaine au coup d’État du 2 décembre 1851.
Quand le Président Louis Napoléon étrangla la République, la France sembla accepter ou se résigner. Malgré ses réserves, le parti de l’Ordre, effrayé par la perspective d’une poussée démocrate-socialiste aux élections de 1852, accueillit avec soulagement le coup de force. Cependant que tout l’appareil d’État (comme en d’autres circonstances, plus récentes), basculait du côté de l’illégalité, la France républicaine attendit, en vain, que Paris, écrasé par une répression sanglante, donnât une fois de plus le signal de la lutte.
Mais, à l’initiative des sociétés secrètes de la Montagne rouge, la résistance souleva une vingtaine de départements. Une couronne au nord du Massif Central – Loiret, Yonne, Nièvre -, rejoignant, par les zones insurgées de Saône-et-Loire, Allier, Jura, Ain, celles du grand Sud-Est : Ardèche, Gard, Hérault, Aveyron, Pyrénées-Orientales ; Drôme, Basses-Alpes, Vaucluse, Var… Une forte zone insurgée dans le Sud-Ouest (Gers, Lot-et-Garonne, Tarn-et-Garonne, Lot). Ailleurs encore des points de résistance isolés… Solidement tenues par la troupe, privées par la répression préventive de chefs avisés, les grandes villes de ces régions ne bougèrent pas. D’autant que dans la région lyonnaise, la répression des insurrections de 1849 avait brisé le mouvement ouvrier. La résistance fut avant tout le fait des paysans, des artisans de la campagne et des petites villes. Avec les bénédictions de l’Église, elle fut brisée impitoyablement par une armée formée à la guerre coloniale d’Algérie, puis une magistrature impitoyable et des notables revanchards.
La commémoration de cette résistance a rencontré un écho certain, mais n’a rien eu de spontané. Son ferment a été associatif, et quand ce ferment n’existait pas, c’est l’oubli, installé voire imposé depuis des générations, qui a perduré. (Cf. Jean-Marie Guillon, » Une histoire sans légende ? La résistance au coup d’État du 2 décembre 1851 « , Bulletin de l’Association 1851/2001, 22, janvier 2003.)
La cheville ouvrière a été l’Association 1851/2001, (https://www.1851.fr) créée dans deux départements, Alpes-de-Haute-Provence (jadis Basses-Alpes) et Var, où le souvenir de 1851 était encore vivant, où la résistance insurrectionnelle fut massive, et pour l’un deux victorieuse (Basses-Alpes). Née d’un sursaut de honte devant le résultat des élections municipales de 1995 en Provence, l’Association se proposait d’honorer et remettre en circulation publique la mémoire des Résistants de décembre 1851, et de témoigner que la meilleure des traditions méridionales demeurait la tradition démocratique.
Son activité s’est vite élargie à tout le grand Sud-Est, celui des 15 départements du complot dit de Lyon en 1850, ou encore de la Ligue du Midi en 1870-71…
Le but n’était pas de tout faire, mais de sensibiliser tous les vecteurs possibles de cette conscientisation : collectivités publiques, associations, créateurs, médias, etc, tout en approfondissant la connaissance de l’événement.
Si le coup d’État fut frappé depuis Paris, la résistance éclata en centaines de foyers autonomes. C’est dans la commune que, selon la belle formule des Insurgés, “le peuple reprenait ses droits” et qu’était restaurée la légalité violentée en haut lieu. La résistance fut communale, dans le meilleur des cas départementale. Elle n’eut ni le temps ni les forces de mettre en place une structuration nationale.
Tout naturellement, jusqu’en décembre 2001 et au-delà, c’est dans ce cadre communal, parfois départemental, que s’est déroulé l’essentiel de la commémoration : des centaines d’initiatives locales (conférences, repas républicains, projections de film, soirées théâtrales, marches festives, etc). Paradoxe donc d’une défaite saluée dans la gravité mais aussi la fierté, tant cette résistance était chargée de responsabilité citoyenne, d’autonomie d’initiative, de combativité populaire.
Paradoxe encore, l’écho de ces initiatives impliquant un nombre considérable de citoyens, n’a pas dépassé le cadre local ou régional. On sait bien que dans notre société, un événement qui n’est pas médiatisé n’existe pas. Or, si la presse régionale a plus ou moins bien répercuté, la grande presse nationale, pourtant dûment informée, n’a rien publié. Silence du Monde, silence de Libération, silence de Marianne pourtant friande de républicanisme emblématique, etc.
On peut cependant imaginer que si le Vicomte vendéen, par exemple, avait ainsi exalté dans tout l’Ouest la mémoire chouane, cette presse aurait poussé des cris effarouchés. Mais en l’occurrence, il faut croire qu’il était ringard de lui demander de parler de résistance républicaine.
Les médias audio-visuels ont été tout autant silencieux, à l’exception notable de FR3, qui a joué le jeu, par ses informations régionales, et par la réalisation d’un film, diffusé sur la chaîne nationale. (1851. Ils se levèrent pour la République, COPSI producteur, réalisation Christian Philibert, avec la collaboration de l’Association 1851-2001).
De nombreuses municipalités de petites et moyennes communes se sont grandement impliquées dans la commémoration. Peu d’écho par contre du côté des municipalités des grandes villes, à l’exception notable de Paris dont la municipalité a publié en collaboration avec l’Association 1851 une brochure largement diffusée en milieu scolaire, et consacrée aux événements de décembre 1851 dans la capitale.
À l’exception de quelques rares conseils généraux, dont l’engagement a été parfois considérable (Var, Alpes-de-Haute Provence), les collectivités départementales se sont peu impliquées.
Plus distants encore, les pouvoirs régionaux se sont désintéressés de l’affaire, en accordant parfois quelques subventions, mais sans prendre des initiatives citoyennes fédératrices.
Au plan national, on aurait pu imaginer une reconnaissance officielle envers ces humbles, qui, en ce glacial décembre 1851, se levèrent pour défendre la Constitution violentée par son propre Président. Insurrection du Droit. L’indifférence des pouvoirs publics a été totale. N’aurait-il pas été pourtant de bonne “instruction civique” de rappeler que les Républiques sont mortelles, que la démocratie est un héritage précieux, mais fragile, qu’il convient de faire vivre et d’enrichir dans la responsabilité citoyenne ? On ne peut que s’étonner de cette indifférence.
Certes, la conjoncture politique de cette fin 2001 apporte des éléments d’explication. La Constitution de cette Seconde République qui instaurait un régime présidentiel, est une matrice de celle de la Cinquième République. Or, la commémoration tombait juste au moment où l’élection du président polarisait le monde politique, et où le gouvernement allait privilégier l’élection présidentielle en inversant le calendrier électoral (avec le succès que l’on sait)… Ce n’était sans doute pas le moment de rappeler comment Louis Napoléon avait poussé jusqu’à son extrême logique ce système présidentiel, véritable monarchie républicaine…
Mais en fait, plus profondément, les raisons de cette non-célébration étaient déjà contenues dans la non-célébration de 1848. En 1998, le 150e anniversaire officiel de la Seconde République, limité à un événementiel sans profondeur, s’était défaussé sur un salut discret (et ambigu) à l’abolition de l’esclavage. On aurait pu attendre alors une réflexion sur l’immense bouleversement qu’avait été l’instauration du suffrage universel (hélas seulement masculin), et ses conséquences immédiates : l’apprentissage de la démocratie, l’accélération de la politisation, le nouveau rapport des militants républicains ou des notables conservateurs aux “masses”, etc. Et encore une réflexion sur les grandes espérances de février-mars 1848, la confiance dans le politique pour mettre l’économie au service de la démocratie sociale, puis le retour au “réalisme”, le rapport manqué dès 1848 entre démocratie politique et justice sociale, et ses conséquences : la désaffection du monde ouvrier après la répression de Juin, la désillusion du monde rural, qui, en décembre 1848, permirent l’élection à la présidence de la République d’un aventurier prétendument “au-dessus des partis”.
Il n’en a rien été. Et, sauf à imaginer une absolue carence d’intelligence politique et citoyenne à nos dirigeants, on ne peut que rattacher cette non-commémoration à la donne idéologique dominante.
Un consensus mou semble s’être en effet établi sur la fugitive Seconde République, sympathique mais inefficiente.
Corollaire logique, le coup d’État est quasi justifié. Récemment encore Gonzague Saint Bris titrait sur “le coup d’éclat” de Louis Napoléon.
De bons républicains ne voient dans le Second Empire qu’une parenthèse négligeable sur le glorieux chemin de la République. Alors qu’à l’évidence, son apologie contemporaine, discrète ou affichée (Alain Minc, Philippe Seguin), en témoigne, il est une étape fondatrice de la France moderne.
Au plan politique d’abord. Le “césarisme démocratique” pose Louis Napoléon en défenseur des droits du Peuple : n’a-t-il pas, le jour même de son coup d’État, rétabli un suffrage universel (masculin) dont la République de l’Ordre avait privé une partie des couches populaires ? Et ce faisant, le Prince-Président, dans un premier temps par la coercition, mais ensuite et surtout par la colonisation des consciences, mettait en place les moyens de maîtriser ce suffrage. Leçon qui n’a pas été perdue pour les régimes à venir.
Mais c’est essentiellement sur le terrain économique que se placent les défenseurs actuels du Second Empire. L’irruption inattendue de la République entre deux phases de développement effréné du capitalisme (Monarchie de Juillet, Second Empire) avait signé l’impossibilité de soumettre l’économique aux visées moralisantes de la démocratie. À l’inverse, par son réalisme brutal, le Second Empire, fera de pair avancer le “Progrès” avec le capitalisme.
Dans ces conditions, il est facile de ne voir dans nos insurgés de 1851, (présentés à l’époque comme des “Bédouins de l’intérieur”), que des Jacques archaïques, rejoignant dans l’imaginaire hexagonal les “corporatistes” plébéiens d’aujourd’hui. L’insurrection n’aurait été que la révolte grégaire de paysans non éduqués, non politisés, suivant des chefs bourgeois : la dernière des “émotions” paysannes d’Ancien Régime, à contre-courant du sens de l’Histoire.
Et pourtant, à l’évidence, quelles que soient ses traces d’archaïsme, ce soulèvement populaire signait l’entrée dans la conscience citoyenne moderne.
Ainsi, en décembre 2001, les pouvoirs publics et les grands médias ont fait l’impasse de la commémoration de la résistance républicaine. Quitte, après le coup de tonnerre du 21 avril 2002, dans une avalanche de considérations citoyennes, à mobiliser sur le thème de la République en danger.
Mais le chœur des pleureuses a trop souvent fait l’impasse sur une évidence majeure dont la résistance de 1851 témoignait déjà. Le mouvement de 1851 résultait en effet de la rencontre de la conscience républicaine (propagée par des militants éduqués), avec les aspirations populaires à la démocratie et au mieux-être. La République dont rêvaient les paysans et artisans insurgés n’était pas la république en place, celle des conservateurs et de leurs intérêts égoïstes, mais bien la “République démocratique et sociale”, celle qui assurerait à chacun le droit au travail, à la propriété, à la santé, à l’instruction, au mieux-être. Ils ne dissociaient pas la démocratie de la responsabilité citoyenne et de la justice sociale. Ces idéaux ne sont sans doute pas lettre morte aujourd’hui.
René MERLE