De la commune de 1851 à la commune de 2017

De la commune de 1851 à la commune de 2017

 

René Merle

 

Notre Association 1851 fête ses vingt ans cette année, et, pour celles et ceux qui l’ont initiée, la gestation se situe bien en amont encore.

Pendant ces longues années, mon engagement m’a amené, avec mes amis de l’Association, à parcourir ce département que je m’obstine à appeler Basses Alpes [1], en souvenir de quelques mois où, enfant encore, j’avais trouvé refuge pour fuir les bombardements du littoral par nos amis américains. J’y avais découvert la classe unique du village… Des souvenirs heureux, malgré la dureté du temps.

Dans la préparation du cent-cinquantième anniversaire de l’Insurrection, et au-delà, nous voulions réveiller la mémoire citoyenne bas-alpine, occultée ou enfouie. Et nous voulions aussi répondre à une interrogation grandement répandue au-delà des Basses Alpes : comment se fait-il qu’un des départements les moins peuplés (à peine 155.000 habitants, essentiellement paysans, en 1848), un des départements les plus pauvres, un département tenu par de grands notables conservateurs, et donc, d’une certaine façon, un département à l’écart des courants novateurs nationaux, ait été le seul département qui vit une massive insurrection populaire triompher dans le refus du coup d’État, repousser les renforts militaires accourus en catastrophe, et ne céder qu’au constat de la défaite au plan national…

Une des réponses tient dans la dialectique entre la diffusion d’une idéologie nationale républicaine avancée et l’existence de fortes cohésions communales, enracinées dans la longue histoire.

Cette rencontre du national et du local s’était déjà manifestée aux débuts de la grande Révolution. Entre 1789 et 1793, on ne compte plus les explosions protestataires qui secouèrent les communes bas-alpines, dans leur presque totalité : il s’agissait de défendre les maigres ressources de la commune, et de ses habitants, tant contre les survivances féodales que l’on avait cru abolies, que contre l’impôt, ancien ou nouveau.

En 1792, c’est dans le cadre communal que, dans la vallée de la Durance et sur ses deux versants, y compris dans de très petits villages, que se créèrent ces sociétés populaires [2], dont les « missionnaires jacobins » marseillais avaient jeté la semence.

Par elles, et malgré des contestations internes fortes entre bourgeois et peuple, les communes devinrent, pour un temps, le cadre de l’enracinement local du pouvoir révolutionnaire central, (avant que la prudence des petits notables ne les entraîne vers la contestation fédéraliste).

Il n’en alla pas toujours de même dans les hauts cantons montagneux du Nord-Ouest et de l’Ouest, où, malgré la présence de sociétés populaires communales, cette réaction défensive de la communauté put se transformer, sous l’influence du clergé réfractaire, en crispation antirévolutionnaire…

Après cette secousse des premières années révolutionnaires, les pouvoirs successifs s’employèrent à juguler toute conscience protestataire communale, en restreignant drastiquement l’accès au vote (alors seulement masculin), en choisissant les maires parmi des notables dociles, en les faisant étroitement contrôler par la préfecture.

Soixante ans après l’épisode de 1789-1792, survenait l’insurrection de 1851. Soixante ans, c’est très long à l’échelle d’une vie, mais il ne s’agit en fait que de la transmission mémorielle entre deux générations. Certes, la conscience contestataire n’est pas une donnée métaphysique et éternelle, surtout après  plus d’un demi siècle de domestication communale. Mais, confusément, le souvenir avait perduré d’un temps où les humbles avaient fait trembler les seigneurs, les « Gros »… et les percepteurs de l’impôt !

Avec l’avènement de la République, fin février 1848, et le suffrage universel (masculin), la Commune redevenait le bien commun de tous ses habitants. Ce qui ne pouvait qu’attirer à la République les sympathies populaires. Mais paysans et artisans déchantèrent vite, quand, après les élections législatives d’avril, le nouveau pouvoir annonça que qui payait 1 franc d’impôt sur les quatre contributions directes (foncière, mobilière, patente, portes et fenêtres) paierait dorénavant 1 franc 45 centimes. On vit alors ressurgir les vieux réflexes de la levée communautaire contre l’impôt. Par exemple, dans le Val de Durance, Oraison s’insurgea du 23 au 26 octobre 1848, et ne s’inclina que devant l’arrivée de l’armée.

La question qui s’impose immédiatement est donc : comment cette paysannerie plus que déçue par la République de 1848 a-t-elle pu se transformer en paysannerie levée pour défendre la République, en décembre 1851 ?

C’est que, comme en 1792, quand la République ne fut plus que celle de l’Ordre bourgeois conservateur, un ferment extérieur était venu irriguer les communautés communales, transcender leur protestation confuse contre les Gros et contre le pouvoir central dans une vraie perspective d’avenir. Frédéric Négrel traite dans ce recueil de la diffusion des « sociétés secrètes » républicaines avancées, qui se mirent en place dans nombre de communes bas-alpines. L’enracinement local de ces « démocrates-socialistes » tenait à leur programme national concret de libération des paysans du poids de l’usure et des « Gros ». Il procédait aussi d’un vif sentiment communaliste : débarrassée du jour préfectoral, la Commune maitresse de ses volontés, nommant son maire, son commissaire, son juge de paix…

On comprend qu’à l’annonce du coup d’état du Président de la République, les municipalités, détentrices de la légitimité républicaine, se transformèrent en beaucoup d’endroits en municipalités insurrectionnelles. Et c’est par communes que, brassard rouge au bras, les insurgés marchèrent sur Digne, derrière le drapeau et le tambour de leur commune…

 

Ainsi, l’insurrection bas-alpine avait été mûrie d’une conscientisation démocrate avancée dans le cadre communal. C’est donc dans les communes, grandes ou petites, que, nous en avons porté le souvenir. Je me souviens en avoir traité dans de nombreuses communes, des plus petites (Beaujeu et ses quelque 150 habitants), aux plus grandes…

Dans toutes ces interventions, j’ai donc insisté sur la dimension communale de l’insurrection, non seulement pour gratifier le public du lieu, mais parce que cette dimension évidente s’imposait avec évidence. Et bien sûr, lorsque j’ai été appelé à intervenir à l’assemblée des maires ruraux de notre Région (Château-Arnoux, 2003), l’évocation de cette dimension ne visait pas à caresser les maires dans le sens du poil, mais à souligner comment, en décembre 1851, la Commune fut l’indispensable échelon de base de la démocratie, dans la proximité citoyenne directe.

 

Mais comment rappeler, sans la mythifier, cette histoire communale sans la confronter aux réalités communales d’aujourd’hui ?

 

Le temps a passé, et les communes aussi, secouées ces dernières années par des réformes menées par les gouvernements « de droite » comme « de gauche », réformes qui ne vont guère dans le sens de la démocratie communale, ni toujours dans le sens de l’efficacité, quoi qu’en disent leurs promoteurs.

Quand nous battions la campagne, dans ce département aux 200 communes, dans leur grande majorité petites ou moyennes communes rurales, s’achevait le mouvement qui, depuis les années 1970-1980, avait conduit une grande partie d’entre elles (quelques-unes se tenant à l’écart) à travailler en commun. Le cadre de ce travail était le bassin de vie, appréhendable directement par tous au quotidien, souvent organisé autour d’un bourg central où se trouvaient déjà des services principaux. Ainsi, des syndicats d’aménagement et de développement devinrent des communautés de communes, désireuses de maintenir les acquis et de développer de nouveaux services. Il s’agissait de faire en commun ce qu’on ne pouvait pas faire seul. Dans ces rapprochements efficaces, l’échelon communal et son engagement citoyen étaient pleinement maintenus. Et ces rapprochements ne nuisaient pas à la démocratie, puisque les petites communes avaient dans la communauté presque autant de voix que les grandes.

Or, particulièrement depuis les années 2010, des mesures initiées par le pouvoir central et mises en œuvre par le préfet ont profondément bouleversé ces équilibres, la cerise sur le gâteau étant la récente loi NOTRE (« Nouvelle organisation territoriale de la République » !).

Dorénavant, non seulement l’adhésion à une communauté de communes devient obligatoire, mais le pouvoir oblige ces communautés à se regrouper en intercommunalités  : on passe de 24 communautés bas-alpines à 6 grandes intercommunalités, (dans des redécoupages géographiques parfois problématiques), auxquelles il faut ajouter 2 communautés d’agglomération phagocytant largement au-delà de leur zone d’attraction immédiate (26 communes pour Manosque, 46 communes pour Digne) : ainsi des communautés de communes qui fonctionnaient bien, avec la mutualisation de leurs services communaux, sont obligées d’intégrer la grande communauté d’agglomération, où elles perdront leur autonomie et seront de peu de poids, quand elles ne deviendront pas des villages dortoirs.

De l’ancien regroupement où les communes faisaient ensemble ce qu’une seule ne pouvait faire, on passe à l’intercommunalité bureaucratique qui décide et fait à la place des communes. Tout ceci sous la pression de Bruxelles et dans la soi-disant idéologie de la modernité, indifférente à l’engagement citoyen : la proximité, jugée obsolète, disparaît au profit de la concentration des pouvoirs et des moyens, présentée comme le seul mode de gestion territoriale qui vaille. Ajoutons à cela le transfert obligatoire de compétences et de ressources vers les EPCI (« établissements publics de coopération intercommunale » !), qui de fait absorberont progressivement les communes dans le cadre de la grande Région. Évidemment, on retrouvera le plus souvent à la présidence de l’EPCI l’élu d’une « commune centre »…

Ajoutons qu’à terme, le nombre de délégués de communes dans l’intercommunalité ne correspondra plus au nombre de communes, comme dans l’ancienne gestion collégiale, mais sera fonction de leur population. Cette prédominance ainsi donnée à la plus grande commune, a fortiori a plus grande commune de l’agglomération, engendrera, engendre déjà, des phénomènes de suprématie, de « féodalisme », de grandes et petites baronnies, et, partant, de clientélisme. Elle sépare le citoyen des centres de décision, et le transforme en usager.

Le rôle des mairies dans la gestion des actes administratifs était jusqu’à présent un lien solide entre les élus et la population. Dorénavant, on s’oriente vers l’exclusion de la plupart des communes dans la délivrance et le retrait de documents fondamentaux comme la carte d’identité.

Ainsi, loin de faciliter la vie du citoyen, cet affaiblissement du rôle de la mairie complique l’accès aux services, oblige à des déplacements nouveaux pour des démarches administratives.

Il n’est pas besoin d’être grand politologue pour comprendre que cette nouvelle donne, qui vise à terme à la disparition du cadre communal que nous connaissons, dessèche la dimension citoyenne de la vie locale. Il poussera à l’indifférence, nourrira le sentiment d’abandon, portera des rancunes qui ne peuvent que profiter à l’extrémisme anti-démocratique.

 

Dans ce contexte d’étouffement des réalités et des libertés communales, quel sens vraiment opérant peut encore avoir une évocation de l’insurrection de la majorité des communes bas-alpines en décembre 1851 ?

Pour mon compte, je retiendrais avant tout la question de la conscientisation citoyenne en proximité, et, pour cela, je reviens à l’histoire et à 1851. Comparons par exemple la situation dans deux secteurs géographiquement bien différents, d’une part le couloir de la Durance et ses deux versants, d’autre part la haute vallée alpine de Barcelonnette. Ces deux zones avaient en commun une tradition de défense communautaire contre la fiscalité. La réaction d’Oraison en 1848 en avait à nouveau témoigné. Et, pour nous tourner vers la Valèia, comment ne pas évoquer l’insurrection armée de 1791, qui vit les habitants de Jausiers et des communes proches marcher sur Barcelonnette et imposer la destruction du papier timbré [3] ?

En 1851, si les communes du Val de Durance transcendèrent la vieille protestation en défense de la République, c’est que le militantisme des démocrates socialistes avaient fait comprendre aux paysans et artisans qu’une autre République que celle de l’Ordre était possible : la « Bòna », la République des Humbles, qu’elle protègerait et éduquerait.

Il n’en fut pas de même dans la Valèia, où les communes rurales retrouvèrent l’élan protestataire de la marche sur Barcelonnette en 1791, mais cette fois pour marcher contre Barcelonnette tenue par les « Messieurs » démocrates socialistes, que les bons curés présentaient aux paysans comme des « rouges partageux »…

C’est dire que, mûrie dans la solidarité de proximité, la conscience protestataire peut  susciter des engagements fort différents, selon le type de militantisme qui répercute et implante dans la commune des idéologies nationales.

Comment ne pas y réfléchir, en un temps où l’individualisme à œillères semble dominer, où le citoyen est plus informé de la politique nationale par la télé ou LE journal que par la discussion avec ses voisins, si tant est qu’il les connaisse, en un temps où l’aspiration à une société juste et démocratique peut paradoxalement nourrir un extrémisme dangereux pour la justice sociale et pour la démocratie ?

 

[1] Basses Alpes si bien étudiées par Philippe Vigier, La seconde République dans la région alpine. Etude politique et sociale, Paris, PUF, 1963. 2 T.

[2] Patrice Alphand, « Les Sociétés populaires», La Révolution dans les Basses-Alpes, Annales de Haute-Provence, bulletin de la société scientifique et littéraire des Alpes-de-Haute-Provence, n 307, 1er trimestre 1989.

[3] M.J. (abbé Joseph Marie) Maurel, Le brigandage dans les Basses Alpes, Marseille, Ruat, 1899.