1851 à Tourves
Ce texte a été publié dans la brochure « Résistances. L’insurrection de décembre 1851. La Résistance pendant la deuxième guerre mondiale à Tourves », publiée en 2001pour commander cette brochure cliquez ici Pour les besoins de la mise en ligne, le texte a été scindé en deux parties (vers la première partie) Les évènements de 1851 à Tourvespar Claude Arnaud
(deuxième partie)VI- L’insurrection à Tourves
L’essentiel des documents qui nous informent sur les événements de décembre 1851 au village provient des Archives Départementales du Var et particulièrement de sa série 4 M qui contient les interrogatoires des personnes arrêtées par la gendarmerie de même que des rapports sur leurs condamnations.
Alors que la nouvelle du coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte arrive dans le Var le 3 décembre et provoque des rassemblements républicains à Toulon et à Draguignan et une prise de pouvoir républicain au Luc, ce n’est que le 4 décembre que les premiers indices d’une agitation sérieuse se manifestent à Tourves. Ce soir là, le maire de Tourves, Eugène Allaman voit arriver Joseph Plauchier, cultivateur, conseiller municipal et Jean-François Requier, cordonnier ; ces derniers viennent l’inviter à livrer les armes de la commune au peuple. Le refus du maire provoquera une heure plus tard un attroupement sur la place de la mairie, attroupement décidé à investir l’hôtel de ville et à s’emparer des armes. Un ouvrier tailleur de pierres, Chrétien surnommé Bourguignon, enfonce la porte alors que Requier et Maloye encouragent le groupe dans ce but.
Le capitaine en retraite Louis Bouchard, commandant de la Garde Nationale, informé par M. Louis Blanc, adjoint au maire, de ces événements, se rend chez le maire ; il gagne ensuite la mairie et la trouve en partie envahie par les gens qui s’étaient regroupés sur la place. Il parvient à calmer momentanément la situation mais n’y parvient réellement qu’en formant un poste de garde de la mairie pour la nuit ; cette solution s’avèrera d’autant plus efficace qu’il compose ce poste de membres du cercle rouge ce qui permet d’en rester à un statut-quo : les armes restent à leur place mais elles sont sous la surveillance des « contestataires ». Bouchard s’en explique ainsi :
« … La commune de Tourves est divisée en trois parties bien distinctes, les blancs, les bleus et les rouges. Il me parut nécessaire de ne pas mettre dans le poste des personnes choisies parmi les blancs ; je craignais que le mélange n’amenât une collision mais je composai le poste en agissant sur les contrôles de la garde nationale des hommes que je croyais incapables de troubler l’ordre et sur qui je pensais au contraire pouvoir compter pour le maintenir. Je restai toute la nuit. Joseph Plauchier était le chef du poste comme capitaine ; je l’avais choisi de l’aveu de M. Allaman, maire et de M. Louis Blanc, adjoint ; il s’est bien conduit pendant toute la nuit. Cependant il était introduit dans le poste un sieur Tochou, dit Carême, qui n’était pas au nombre des hommes que j’avais choisis. Comme il était tranquille, je ne crus pas devoir l’expulser… »
Dans le courant de la nuit, il y a réunion au cercle des rouges d’où l’on voit sortir quelques personnes en armes. Bouchard quitte la mairie tôt le matin en congédiant le poste ; il y reviendra à midi pour constater qu’un poste s’est à nouveau mis en place sans son ordre. Il intervient pour tenter de renvoyer les gardes du poste :
« … Je leur demandai si c’était M. le Préfet de Brignoles qui leur avait donné des ordres, ils me répondirent que c’était leur général, Camille Duteil… Je vis que mon autorité était méconnue et je me retirai… »
Vers deux heures, le poste de la mairie arrête deux gendarmes qui venaient de Brignoles. L’intervention de Bouchard permettra de les laisser aller ce qui n’ira sans provoquer la colère de Tochou dit Carême qui après coup menaça de le fusiller parce qu’il avait laissé passer des gendarmes qui allaient chercher la troupe. L’intervention du maire, le même après-midi auprès du même poste permettra à une personne de Brue-Auriac, arrêtée, de poursuivre sa route. Allaman comprit pourtant à ce moment là que, selon son expression, son autorité « n’était plus que nominale ».
Le même poste gardant la mairie filtre les aller et venues dans la maison commune ; Pierre Sayou, sacristain de la paroisse, se voit ainsi refuser l’accès à la maison commune où il allait pour faire dresser un acte de décès. De même, les accès au village sont gardés et toutes les voitures (même le courrier) sont arrêtées et les voyageurs contrôlés. Ces barrages « empêchaient les travailleurs d’aller travailler dans les champs » dira Allaman dans sa déposition.
Le succès de certaines des interventions de Bouchard et d’Allaman sont preuves du respect qu’inspirent encore les autorités qui ne sont d’ailleurs pas l’objet de violences verbales et encore moins physiques. Une preuve supplémentaire en sera donnée le lendemain matin, samedi, quand le maire va protester auprès du poste de garde sur la place de la mairie contre l’arrestation des voitures et des courriers. Si certains des membres du poste répondent au maire par des sourires ironiques sans broncher (ce qui fait dire au maire s’il n’en était pas encore persuadé que « l’expression de leur physionomie voulait dire que je me mêlai là encore d’une chose qui ne me regardait plus »), son intervention suffit par contre à amener sur le champ quelques « gardiens » à déposer leur arme et partir.
Samedi matin, avec Olivary, Requier est allé à Brignoles qui semble être le point central où les informations s’échangent et les décisions se prennent en conséquence[1] ; il en revient, selon les propos de Joseph Plauchier « … furieux, il voulait s’emparer de la Mairie et déposséder M. Allaman. Je fis tous mes effort pour l’en empêcher mais je ne pus réussir. Probace Verdillon, père, me dit que Riquier était tellement furieux qu’il menaçait de tirer un coup de pistolet sur ceux qui ne voudraient pas venir à la Mairie… »
Le soir même, une réunion tenue au cercle des travailleurs appelé aussi cercle des rouges, dresse la liste des membres composant la municipalité qui devait remplacer M. Allaman. Douze noms sont choisis auxquels on ajoutera le lendemain ceux de Jean André Martin, vétérinaire, et d’Honoré Garrel, propriétaire. Après que cette liste soit dressée, tout le monde prend la direction de la mairie rapidement envahie. Vers neuf heures, une vingtaine de personnes partent chercher Bouchard à son domicile et le ramène à la mairie. Ce dernier, couché, dira qu’on ne lui avait même pas laissé le temps de s’habiller. Arrivé à la mairie, il y découvre une foule qu’il estimera à peut-être deux cents personnes qui lui intimèrent l’ordre de lui livrer les armes. Germain François est alors nommé chef des insurgés et distribue des fusils à ceux qui n’en avaient pas. Vers onze heures, c’est le maire que l’on fait venir à la mairie et qui y pénètre, découvrant dans l’escalier « … une double haie d’hommes armés de fusils, il y en avait peut-être cent… ». Obligé de passer au milieu d’eux, le maire s’avance jusqu’au bureau occupé par Requier et Joseph Tochou pour entendre de la bouche du cordonnier que la constitution ayant été violée, le peuple reprend ses droits et que le maire doit cesser ses fonctions sur le champ. C’est ce que fit Allaman répondant qu’il n’avait pas de résistance à opposer à la force.
Le dimanche matin, c’est sur la place de la mairie que les noms de la commission insurrectionnelle sont proclamés par Augustin Cival. Cette proclamation s’effectue au milieu des insurgés en armes, au son du tambour porté par Joseph Tourtin, marchant en tête et, affirme le propriétaire Paul Louis Blanc, en présence d’une vingtaine d’habitants de Mazaugues. La commission s’installa alors à la mairie. Pendant 48 heures, elle administra la commune, Requier en sa qualité de maire signant et affichant même un acte de publication de mariage. Mais au sein des insurgés, le clivage entre extrémistes et modérés apparaît souvent. Le soir même de la destitution du maire Allaman, Joseph Plauchier ira lui témoigner sa gêne et sa tristesse : « … Je regrette vivement ce qui se fait ici, j’ai cherché à l’empêcher mais je ne l’ai pas pu… », le même Plauchier qui lors de son interrogatoire dira : « … J’étais compris sur la liste (de la commission municipale insurrectionnelle) ; je n’avais pas voulu faire partie de la commission municipale mais je me décidai à accepter pour m’opposer au désordre que l’exaltation de Riquier me faisait redouter ; ce n’était pas par vanité, car j’étais membre du conseil municipal depuis 1848… ». Propos à prendre bien entendu avec beaucoup de circonspection vu les circonstances répressives et le cadre d’un interrogatoire devant le juge de première instance. Malgré tout, cette volonté de modération et de respect des biens, des personnes et de l’ordre établi y compris pendant cette action insurrectionnelle n’est pas feinte. D’autres s’opposeront au sein même de la commission municipale (Garrel et Martin entre autres, les deux personnes ajoutées à la commission le dimanche) au projet qu’avait Requier de se faire remettre de l’argent par le percepteur.
Le lundi sera un jour décisif pour l’insurrection locale. Requier est allé à Brignoles accompagné d’André Castellan dit le Gali. Giraud Marius témoigne de son retour à Tourves et de ses propos dès son arrivée à la mairie : « Citoyens ! La patrie est en danger ! Que ceux qui n’ont pas de la poudre et du plomb s’en procurent et nous reconnaîtrons ceux qui sont dévoués à la véritable République ! Il entra dans le secrétariat, je vis qu’il était tout tremblant et je lui dis : Requier, qu’y a-t-il de nouveau ? Il me répondit : un bataillon se dirige de Marseille sur Brignoles, un autre vient de Toulon sur la même ville. Je vais faire en sorte de diriger des forces suffisantes pour arrêter dans les bois de la Sambuque le bataillon venant de Marseille, je vais envoyer des exprès à Saint-Maximin et à Bras. Riquier se mit à écrire et moi je sortis et me rendis à mon domicile où je me suis barricadé… »
L’idée de s’opposer ainsi à la troupe recevra au moins l’appui immédiat et inconditionnel de Maurice Riquier, dit Paton, qui disait alors n’avoir plus rien à craindre vu son âge et la nécessité de marcher en avant et de ne pas lâcher prise. La détermination de cet homme de 70 ans est lisible à la lecture de son interrogatoire, très court, au cours duquel il se contentera de tout nier.
Ce projet ne reçut-il pas l’approbation d’une quantité suffisante d’insurgés ? Les informations reçues par la suite incitèrent-elles Jean-François Requier à changer d’option ? Toujours est-il que l’on n’entend plus parler d’attaque de la troupe au-dessus de Saint-Zacharie. D’après les dires d’Augustin Cival, c’est de Brignoles que viennent les ordres reçus par Requier de marcher sur Draguignan. L’organisation d’un départ de la commune est à l’ordre du jour. L’idée de quitter « le pays » pour aller rejoindre la colonne d’insurgés qui traverse le Var, celle de s’affronter à la troupe dans un combat dont beaucoup perçoivent le peu de chance de succès vu le contexte national et la conclusion sanglante probable ne provoquent pas l’enthousiasme.
Il semblerait même qu’ils soient nombreux à renoncer promptement au mouvement. Joseph Plauchier affirme dans son interrogatoire que lundi matin, vraisemblablement en réunion de commission municipale insurrectionnelle, il propose de livrer la mairie à Allaman et que le seul à s’opposer à ce projet est Requier. Toujours dans cette logique, le même soir, vers 18 ou 19 h, Plauchier se rend en délégation au domicile d’Allaman avec Philippe Barbarroux, Garrel, Barry, Martin, Pélissier et Joseph Tochou, tous membres de la commission municipale insurrectionnelle, groupe auquel s’étaient joints Benoît Biscarre et l’ancien maire, Etienne Davin. Ils vont informer Allaman de la situation et l’inviter à reprendre possession de la mairie.
Devant les risques de désordre qui pourraient être provoqués par les plus extrémistes des insurgés, Allaman engage le groupe à faire un dernier effort pour inciter le plus grand nombre à déposer les armes afin que le pays soit calme à l’arrivée de la troupe le lendemain. Dans la crainte de débordements nocturnes, le maire se barricade pour la nuit avec sa femme chez la famille Ricard où quatre hommes en armes les protègent. S’il ne dort pas de la nuit, il sait malgré tout depuis 21 h, grâce à Pierre Jaume que « … la débandade se fait, bon nombre de fusils ont déjà été rendus à la mairie, ils rentrent chez eux… ».
Malgré tout, on sait qu’un groupe d’insurgés va partir lundi soir pour Saint-Maximin non sans avoir au préalable pris deux sacs de cartouches à la mairie. Combien étaient-ils ? On ne peut pas le savoir[2]. D’après les interrogatoires, on sait que Requier était bien sûr du groupe et qu’il y avait Blanc Pascal, charbonnier et Jean-Baptiste Garrassin. On ne connaît pas les autres mais plusieurs témoignages indiquent que le groupe est revenu dans la nuit à Tourves. Là encore, on ne sait qui revient et si Requier qui sera en fuite par la suite est de ce groupe.
La grande majorité des interrogés affirment n’être pas allés à Saint-Maximin. C’est même le cas de Cival qui affirme avec force s’être opposé à l’idée de quitter le pays. On comprendra qu’en l’absence de témoins directs de cet aller-retour nocturne, l’éventuelle consigne de nier tout déplacement à Saint-Maximin ait pu être donnée et suivie. Quoiqu’il en soit, un certain nombre de témoignages indiquant le refus de quitter Tourves sonnent justes ; celui d’Auguste Maloye par exemple qui dit : « … Riquier nous annonça que la troupe devait arriver le lendemain, qu’elle nous garrotterait tous et nous mettrait en prison. Je répondis que je n’avais pas fait de mal et que je ne partais pas, que la troupe ferait ce qu’elle voudrait….. le 8 décembre au soir, Riquier voulait m’obliger à partir pour Saint-Maximin et comme je m’y refusai, il me dit que je n’étais qu’un lâche, qu’il allait me brûler, en disant cela il prit à la main un fusil qu’il portait en bretelle. Je me suis mis à fuir. En arrivant à la maison, je dis à mon père ce qui venait de m’arriver. Mon père m’enferma et me dit : qu’il vienne te chercher ici… ».
Même peu d’enthousiasme de Fouque Siméon dit Marat : « … (Riquier) me dit d’aller à la mairie prendre un fusil pour défendre le pays. Je fus prendre un fusil et je vins à la chambrée des rouges. Là, j’appris qu’il s’agissait de partir pour Salernes. Je fus alors quitter mon fusil à la mairie et fut me coucher… » ou de Louis Roux dit vitrier : « … Riquier a dit que ceux qui partiraient tireraient avant de partir ceux qui ne voudraient pas aller. Je lui répondis, moi je vais me coucher, vous viendrez me tuer… ».
Tochou Joseph, lui aussi, à propos du départ pour Saint-Maximin : « …Requier nous disait de marcher sur Draguignan mais nous n’étions pas disposés à aller nous mettre en face de la troupe… ».
Au travers de ces réactions, rien que de très humain dans ce combat dont l’issue est quasiment prévue d’avance. La personnalité de Requier, sa détermination et ses capacités à diriger[3] n’en sont que plus mises en valeur même si on méconnaît son devenir à partir de cette nuit de lundi à mardi. La répression qui s’abattra sur les insurgés varois y compris ceux de Tourves n’en rappelle pas moins qu’il ne s’agissait pas d’un petit engagement anecdotique.
VII- Le temps de la répression
La bataille d’Aups qui arrêta la troupe des insurgés fit plusieurs dizaines de morts dans leurs rangs ; c’est plusieurs dizaines qui disparurent lors de cette journée ou dans les journées qui suivirent. La répression s’amplifia, des milliers d’arrestations, estimées à plus de trois mille dont : – 25 renvois devant les conseils de guerre
– 5 condamnations au bagne de Cayenne
– 790 déportations en Algérie
– 158 expulsions définitives du territoire
– 163 expulsions temporaires
– 506 internés (obligation de résider dans une localité française déterminée)
– 144 renvois en police correctionnelle
– 667 mises en liberté sous surveillance
– 689 mises en liberté
A Tourves, une lettre de la gendarmerie de Saint-Maximin au préfet datée du 20 décembre 1851 nous apprend que la veille, la gendarmerie a procédé à l’arrestation de 28 individus de la commune de Tourves sur les 60 qui avaient été signalés comme faisant partie des insurgés de la commune. Fin décembre, d’autres documents nous apprendront que 52 personnes auront été appréhendées et interrogées par la justice, la cinquante troisième, en fuite, faisant l’objet d’un mandat de dépôt : Jean-François Requier ; à ces 52 interrogatoires s’ajouteront les dépositions de 14 personnes dont celle du maire Allaman.
Vingt-cinq condamnations seront prononcées dont une qui visera des faits commis à la Roquebrussanne par un Tourvain, le travailleur Castel Calixte. La commission mixte qui avait en charge la répression classait les prévenus dans différentes catégories selon le niveau de leur engagement et de leurs actes : les prévenus classés dans la première catégorie étaient traduits devant le conseil de guerre, dans la deuxième catégorie, c’était le transport à Cayenne, dans la troisième, selon qu’on était classé 3+ ou 3-, le condamné était interné dans une enceinte fortifiée en Algérie ou s’y voyait déporté en gardant une certaine liberté de choix dans son lieu de résidence. La quatrième catégorie signifiait l’expulsion de France, la cinquième, l’éloignement momentanée du territoire, la sixième, l’internement dans une localité déterminée, la septième, le renvoi devant le tribunal correctionnel des insurgés coupables de délits de droit commun, la huitième, la mise sous surveillance des insurgés qui avaient été entrainés par des meneurs et enfin, la neuvième, qui était la mise en liberté. Requier fut condamné à la déportation en Algérie, catégorie 3- ; Cival, Garrassin Jean-Baptiste, Bonnefoy Joseph, Germain François et Maloye Auguste furent rangés dans la cinquième catégorie et expulsés pour cinq ans hors du territoire français. Ricard Joseph et Rougiers Joseph furent rangés dans la septième catégorie. Six autres prévenus le furent dans la septième catégorie alors que onze relevèrent de la huitième (voir document page 43, tableau récapitulatif des condamnations politiques).
La lecture de ces condamnations pour dures qu’elles soient au regard de leur motif qui est essentiellement d’origine locale[4], montre qu’un certain nombre de personnes n’ont pas été inquiétées et que la répression a touché brutalement les « meneurs ». Estimés entre cent et deux cents selon les témoignages et les moments, les insurgés de Tourves n’ont pas tous été touchés et le tri a été fait parmi les « rouges » eux-mêmes afin d’atteindre la minorité jusqu’au boutiste. Sur les 25 condamnations, il est notable qu’on décompte 14 cultivateurs, écrasante majorité de petits travailleurs pauvres de la terre et 9 artisans ou ouvriers (2 ouvriers tanneur, 2 tailleurs de pierre, 1 cordonnier, 1 commis, 1 cantonnier, 1 charbonnier et 1 fournier) auxquels il faut ajouter 1 condamné mentionné agriculteur ( ?) et 1 fermier.
Au titre de l’anecdote, figureront parmi les condamnés varois des natifs du village au premier rang desquels celui qui, conseiller général de 1870 à 1892 deviendra maire de la Seyne sur Mer en 1876, Hugues Cyrus Probace Honoré, né à Tourves en 1823, pharmacien à Collobrières, condamné à l’Algérie et déporté le 9 mars 1852 sur le navire Labrador à Bourkika.
Seront aussi condamnés, Blanc Ferdinand dit l’Escargot, né à Tourves en 1819, domicilié au Val, cultivateur, condamné à l’Algérie mais non déporté, en résidence surveillée en mars 1852, grâcié en février 1853 et Recous Marius Joseph, né à Tourves en 1821, boulanger cultivateur à Brue-Auriac, condamné à l’Algérie mais non déporté. En résidence surveillée, grâcié le 7 juillet 1856.
Les condamnés seront grâciés dans les années qui suivirent. Requier, pour ce qui le concerne, le fut en 1856. Des pensions furent versées à un certain nombre d’entre-eux ou à leurs descendants pour les disparus (voir document p 52).
VIII- La société secrète, instrument de l’insurrection
La société secrète qu’évoque le maire Allaman dans sa déposition à propos de son premier contact avec le poste de garde où il reconnaît un certain nombre de ses membres (« Je reconnus qu’il était composé en entier de membres de la société connue à Tourves sous le nom de Société des Rouges ou d’individus qui, sans être membres de la société, la fréquentaient ») a bel et bien existé et se confond bien, comme l’évoque Allaman, avec le cercle des travailleurs ou cercle des rouges. Beaucoup de ceux qui reconnaissent, au cours des interrogatoires, y avoir adhéré, datent cette adhésion de quelques mois au plus. Joseph Ricard, le cantonnier explique que Requier lui avait dit que, s’il ne prêtait pas serment à la société, il ne pourrait plus aller au cercle des rouges ; propos en tous points identiques du charbonnier Garrassin Jean-Baptiste dit Chambron le général qui semblent bien indiquer la collusion de la société avec les membres du cercle.
La prestation de serment dont le grand ordonnateur est bien sûr notre cordonnier se déroule en des lieux divers. Pour Bonnefoy Philippe dit Tillon, c’est dans un petit cabinet qui est à côté de la pièce où est le cercle des travailleurs et en présence de Cival (qui reconnaîtra avoir assisté aux serments de Blain, de Chrétien dit Bourguiguon, d’Olivary et certainement de nombreuses autres personnes puisque des habitants de Bras le désignent comme ayant assisté à leur prestation de serment « dans la société secrète qui couvrait le département du Var ») ; pour Joseph Bonnefoy, c’est dans un bastidon que la prestation de serment s’est déroulée tout comme Louis Roux, pour Chrétien dit Bourguignon, c’est près du château, c’est chez Requier lui-même pour Garrassin Jean-Baptiste, dans le corridor de la chambrée des rouges pour Tourtin Joseph ou encore à l’allée des ormeaux pour Marius Maurin. Cette prestation, même si elle n’est pas identique à la virgule près dans tous les cas de figure, est assez standard ; le serment se prête généralement sur des pistolets et des couteaux ; son texte a été pour Louis Roux qui l’a prêté dans une maison de campagne appelée Peiroua appartenant à Joseph Garrel : « Moi homme libre, je jure au nom des martyrs de la Démocratie, d’armer mon bras contre la tyrannie, de prêter secours à un frère dans tous les cas de nécessité, de donner la mort à un frère s’il venait à trahir le serment et de me soumettre à la mort si je trahissais le serment moi-même ». Quelques variantes pour Tourtin Joseph : « J’ai prêté serment de défendre le pays contre les malfaiteurs, de respecter les femmes des autres et de prêter secours à un frère s’il était dans le besoin ». Il arrive parfois que les circonstances font que l’adhésion à la société suive des chemins moins locaux comme le raconte Auguste Maloye :
« Il y a environ huit à dix mois, je revenais de Néoules, en passant à Roquebrussane, je fus voir le sieur Reymonenq, menuisier, que je connais. Je fus dîner avec lui dans une petite maison de campagne appartenant à un sieur Frédéric ; il y avait au dîner Reymonenq, Frédéric et deux autres individus étrangers à la commune[5]. Pendant le dîner, nous chantâmes des chansons républicaines, après, l’un des étrangers s’avança vers moi et me prit la main. Quand il l’eut prise, il me dit : vous n’êtes pas un bon républicain et il m’expliqua que si j’étais un bon républicain, je lui aurais passé la main ; il me parla alors d’une société qui était constituée pour la défense de la République, il m’invita à en faire partie, j’y consentis ; il me banda les yeux et me conduisit accompagné de son camarade à une distance assez grande du point d’où nous étions partis. Quand nous nous arrêtâmes, il me fit toucher avec la main deux morceaux de bois placés en croix et un couteau qui était placé par terre et après, il me fit prêter serment. Je ne puis vous donner la formule du serment mais je sais qu’il était question de défendre la République. Après, il me donna les mots d’ordre qui étaient : Fermeté, Franchise, Force ou France. Il m’expliqua comment on devait ôter son chapeau d’une main et le placer de l’autre et comment on devait se toucher la main. Ils me reconduisirent au point d’où nous étions partis et me débandèrent les yeux. Après, nous fûmes nous coucher. Le lendemain, je revins à Tourves. Quinze jours après, je fus au cercle dit des rouges ; je vis Requier, cordonnier, que je supposai être le chef de la société et à l’aide des signes, je me fis reconnaître comme frère. J’entrai dans la société de Tourves. Requier était mon chef de section… »
D’après Joseph Bonnefoy dit petit parrain, le mot d’ordre de reconnaissance de la société de Tourves était le mot action. Par ailleurs, comme le confirment plusieurs témoignages, les prestations de serment se terminaient par la réception dans la société secrète qui était effective après les paroles de Requier : « Au nom du Christ de la Montagne, je vous reçois frère dans la société ».
La société était organisée avec des chefs de section, chaque section comprenant dix personnes. A Tourves, on reconnaît au fil des interrogatoires comme chefs de section : Cival Augustin, Castellan dit le Gali, Joseph Bonnefoy dit petit parrain, le cultivateur Bonnefoy Philippe, Brémond dit rossignol, Gautier le rouge, Pellotier, Tochou Joseph Maximin ou Paul Stanislas dit le Selon. En sa qualité de capitaine de la garde nationale, Joseph Plauchier, lors de sa prestation de serment à la société secrète est nommé commandant de tous les membres de la société. Est-ce une tactique d’interrogatoire pour ne pas avoir à donner plus d’information qu’il n’en faut ou une réalité, Cival dit que Requier recevait les sectionnaires et que, lorsqu’il y en avait dix, désignait un chef de section, lui seul connaissant l’ensemble des sections et de ses chefs ; ce pourrait être là l’indice d’une organisation très structurée avec des principes de sécurité dignes d’une avant-garde militante très avancée.
Le but de la société est énoncé au travers de plusieurs interrogatoires comme celui de Tochou Joseph Maximin : « Requier m’avait dit que la société avait pour but de maintenir la République, d’établir des écoles gratuites, de réduire les impôts qui pesaient sur la classe des pauvres ». Cival témoigne ainsi : « Nous n’avions pas là-dessus (comment obtenir le changement de gouvernement) d’idées bien nettes ; nous voulions d’abord que la Mairie à Tourves fut occupée par des gens pris parmi nous ; nous voulions ensuite un bon gouvernement qui supprimât les droits réunis, qui ne fit pas peser l’impôt autant sur le pauvre… » A la question des moyens à mettre en œuvre pour instaurer un tel gouvernement, Cival répondra par le vote.
IX- Après l’insurrectionLe 19 décembre 1851 (D7, AC Tourves), le sous-préfet de Brignoles prononcera la dissolution de l’administration municipale remplacée par une commission municipale provisoire composée de : Millou Antoine Etienne Probace, maire Paul Louis Blanc, adjoint Paul Paul propriétaire Daniel Jean-Baptiste Emmanuel D’Espérel Auguste Isidore Le 22 décembre, nouvelle nomination de Paul Paulin propriétaire à Tourves comme président de la commission et en remplacement de Millou avocat, démissionnaire[6]. Les jours précédents (20 et 21 décembre) se déroule le plébiscite annoncé par la proclamation du 2 décembre de Louis-Napoléon Bonaparte[7] ; ce sera un triomphe pour Napoléon : on comptabilisera plus de sept millions de oui de personnes effrayées par l’écho démesurément amplifié des soulèvements. D’autres causes jouent aussi en faveur d’un tel résultat : l’administration s’engage fortement dans l’élection (voir en document la proclamation du préfet du Var Pastoureau), le vote n’est pas secret et beaucoup s’abstiennent.
Le pouvoir reprend les choses bien en main. Le 19 janvier 1852, par circulaire, le préfet du Var Pastoureau informe les sous-préfets, les juges de paix, les maires, les officiers de gendarmerie et les commissaires de police qu’il persiste dans son refus d’autoriser la réouverture des chambrées fermées par arrêté du 12 décembre du général commandant l’état de siège du département. Il explique sa décision par le fait que les chambrées qui sont composées d’hommes voués à un travail pénible, ouvriers et agriculteurs « ont eu pour première conséquence de porter une déplorable atteinte aux habitudes laborieuses de cette population », que l’ouvrier doit à son travail toutes ses forces et que c’est exclusivement en famille que l’ouvrier doit le soir trouver ses jouissances et ses consolations. Les chambrées sont désignées comme des lieux où se cultive la démagogie et où prennent leur source tous les crimes commis ces derniers temps « … C’est dans ces réunions que les agitateurs et les ambitieux de bas étage ont semé leurs funestes doctrines ; la famille ne leur eût pas livré son foyer ; c’est la chambrée qui leur a donné des auditeurs ; ils en ont facilement fait des sectaires et des victimes. L’autorité ne permettra plus que ces excitations puissent se reproduire ; qu’elles en trouvent la facilité. Les chambrées ne sont plus rouvertes… »
Quelques jours auparavant, le 10 janvier, le préfet Pastoureau n’y était pas allé par quatre chemins quand par circulaire il invitait les maires à faire disparaître les inscriptions républicaines de leurs communes : « Messieurs, Les emblèmes les plus respectables perdent ce caractère quand ils ne rappellent que de mauvais jours. Ainsi, ces trois mots : Liberté, Egalité, Fraternité forment par eux-mêmes une touchante devise ; mais, comme on les a vu paraître qu’à des époques de troubles et de guerre civile, leur inscription grossière sur nos édifices publiques attriste et inquiète les passants .
Je vous prie, en conséquence, de donner des ordres pour faire effacer, sans retard, cet emblème sur tous les édifices publics de votre commune où il pourrait se trouver. »
Les condamnés des évènements de 1851 seront grâciés dans les années qui suivirent. Requier, pour ce qui le concerne, le fut en 1856. Des pensions furent versées à un certain nombre d’entre-eux ou à leurs descendants pour les disparus (voir document). L’avènement de la troisième République entraînera le retour des proscrits et la réhabilitation des insurgés.
A Tourves, la mémoire des réprimés du coup d’état de 1851 est restée longtemps vivace et on peut lire dans les matrices cadastrales l’existence à Tourves d’un » Cercle de l’association fraternelle des victimes de 1851 « , rue des Fainéants, en 1886, cercle supprimé en 1893.
document : les condamnations politiques à Tourves (tableau récapitulatif)
Principales sources d’archives :
Archives communales de Tourves : D 6, D 7, K 4, cadastre napoléonien, archives modernes non cotées.
Archives départementales du Var : série 4 M, 2 M 3/15, 2 M 3/16, Actes de la Préfecture du Var
Bibliographie (voir bibliographie commune avec le texte de René Merle)
[1] Augustin Cival est soupçonné par Allaman d’être allé au Luc le dimanche prendre « le pouvoir du comité central », ce que ce dernier nie farouchement. [2] La personne qui interroge le maire Allaman évoque le départ de Tourves d’un groupe de 25 insurgés ce lundi soir. [3] Requier n’hésite pas à assumer son rôle de leader y compris de façon autoritaire auprès de ceux qui, trop indécis ou timorés, hésitent parfois à agir ; le récit de menaces sont une constante des interrogatoires menés auprès des insurgés même s’il s’avère qu’aucune de ces menaces ne sera jamais mise à exécution et que la tentation est certainement forte pour des accusés de charger celui qui vous « aurait obligé à faire » ; ainsi, à propos de la mise en place de la municipalité insurrectionnelle, Marius Maurin déclare « … Requier nous avait menacé le samedi soir de nous brûler la cervelle si nous ne marchions pas… », propos confirmés par Guisol Magloire. Le projet de départ pour Saint-Maximin est l’occasion des menaces d’exécution dont nous avons déjà parlé et qui sont confirmées par beaucoup dont Blanc Pascal dit Pataras ou Verdillon Probace. D’autres propos sont assez courants tels ceux de Gamerre Auguste qui témoigne « C’est Riquier qui m’a dit que si j’allais travailler dans les champs, il enverrait quatre ou cinq hommes pour me fusiller ». [4] Il est toujours fait référence à la mise en place d’une municipalité insurrectionnelle à Tourves, il n’est jamais fait allusion à une seule participation à la colonne varoise ce qui tend à confirmer que tout le monde est rentré à Tourves dans la fameuse nuit du lundi au mardi 9 décembre. [5] Maloye reconnaîtra plus tard , lors d’un deuxième interrogatoire, qu’il s’agissait de Reymonenq Antonin, autrefois commis marchand, aujourd’hui cultivateur et François, ouvrier charron qui est de Solliès-Pont et qui travaillait chez Philémon. [6] Le 16 juillet 1852, un arrêté préfectoral nommera Paul Paulin maire, Daniel Emmanuel et Ourdan Antoine ses adjoints. Une nouvelle municipalité sera élue le 19 septembre 1852 avec, à sa tête, Paul Paulin maire. Elle comprendra Daniel Emmanuel et Ourdan Antoine, adjoints et comme conseillers : Blain Daniel, Castellan Hyppolite, Mouttet Jacques Joseph, Nicolas Jean Antoine, Sivan Pierre François, Sayou Joseph, Bonnaud Joseph, Bouvier Julien, Brémond Joseph Pascal, Bribot François, Davin Joseph, Charles Philémon, Brémond Jean-Baptiste dit Louis, Villard Désiré, Bouchard Louis, Barry Marius fils de l’aîné et Cougit Hilaire
[7] Dans sa stratégie de préparation du coup d’état, Napoléon avait promis dans sa proclamation du 2 décembre, de consulter le peuple par le vote ; le choix était simple : exprimer son soutien aux projets de la nouvelle constitution promue par Napoléon, outil d’un pouvoir fort avec un chef responsable nommé pour 10 ans, ou rejeter ces projets ; dans ce dernier cas, Napoléon n’obtenant pas de majorité promettait de s’incliner et de quitter le pouvoir. |