La Marianne de Cuers
publié dans le bulletin numéro 18, octobre/novembre 2001 La Marianne de Cuers
par Paul Cresp
Il en est souvent, des recherches en archives comme des fouilles archéologiques, il faut parfois brasser des tonnes de papiers pour enfin, tout à coup, au moment où on s’y attend le moins, tomber sur “l’objet”. C’est un peu ce qui m’est arrivé l’année où, sous la direction de Maurice Agulhon, je faisais des recherches sur les Mariannes du Var, monuments civiques érigés, pour la plupart, sur des fontaines publiques.
Je tombais par hasard, en fouillant dans les rapports de la série I2 (police générale – ordre public), sur cette lettre du sous-préfet au préfet du 12 septembre 1850 concernant l’érection d’une statue sur une fontaine à Cuers. Ce document, accompagné d’un dessin du monument, attira d’autant plus mon attention qu’il était antérieur à la période qui m’occupait. Alors que ces Mariannes ont fleuri au début de la IIIe République jusque dans la première décennie du XXe siècle, celle-ci est apparue en 1850, sous l’éphémère seconde République. C’était bel et bien à mes yeux, leur “ancêtre” : ma “Lucy”. Celle-là même qui vit se former autour d’elle la farandole de la liberté le 5 décembre 1851. Nul doute que son existence fut de courte durée. Après le coup d’État, des aigles impériaux sont apparus pour orner de façon plus appropriée au nouveau régime les espaces publics. Des vestiges de ce volatile de bronze subsistent, d’ailleurs, dans les réserves de certaines mairies.
Les circonstances du projet d’inauguration décrites par le sous-préfet, dans sa lettre, ne sont pas sans intérêt. Le bonnet phrygien prêt à être placé, le moment venu, sur la tête de cette statue, était considéré comme emblème séditieux, deux ans à peine après la révolution de 48. Cette phobie de la part de l’administration le concernant s’est d’ailleurs prolongée puisqu’on retrouve dans les archives communales une circulaire du préfet du 5 août 1873 donnant ordre aux maires de le faire retirer partout où il subsisterait : statue, gravure, menaçant de fermer tout établissement, cercle, chambrée et débit de boissons qui n’obtempèreraient pas. De même, le nom de “statue de la liberté” ne pouvait semble t-il, même pas être avancé puisque des précautions de vocabulaire étaient prises par le conseil municipal : “cette statue représentant seulement la France n’avait qu’un but, l’embellissement de la fontaine”. Le maire d’alors, le docteur Victor Roubaud élu en 1848, républicain convaincu, fut harcelé par la préfecture. Elle obtint la démission des 6 conseillers les plus modérés avant de le révoquer en septembre 50 pour, raison officielle : “désordre dans sa gestion municipale”. Il était très populaire ainsi que les réalisations de sa municipalité, notamment l’implantation de fontaines et de pompes à eau dans les quartiers les plus déshérités. On imagine aisément l’état d’esprit des Cuersois et leurs dispositions envers Barralier désigné à sa place par le préfet. De février 1849 à mai 1850 le Baron Haussmann, préfet du Var durant cette période, procéda à une véritable épuration des municipalités. Au moment du coup d’État, ce n’est pas moins de 72 maires qui furent ainsi révoqués. Les 3 et 4 décembre 1851, Roubaud, informé de la tournure des événements essaya de dissuader les insurgés de prendre les armes. Jugeant, avec d’autres notables républicains, la partie perdue[1] et pour éviter la répression à sa commune. N’ayant pas pris part aux événements tragiques, il fut cependant dénoncé par les blancs comme complice. Arrêté et condamné en février 1852, tout d’abord à l’expulsion du territoire, la mesure fut commuée en internement à Brignoles, puis en simple surveillance. Il ne put rentrer à Cuers que bien des années plus tard. On ne sait s’il dut payer les frais de “l’embellissement de la fontaine” comme le suggérait, dans sa lettre, le zélé sous-préfet.
Deux ans après l’abdication de Napoléon III, la préfecture interdisait par une autre circulaire du 26 août 1872, toute réjouissance publique tendant à célébrer l’anniversaire du 4 septembre 70, L’ordre moral des débuts de la IIIe République déjà s’annonçait. Mais la ténacité de l’administration à réprimer l’expression libertaire du peuple n’a d’égale que la constance de ce peuple à contourner et transgresser ces interdits. La Marianne de Cuers en est un brillant exemple et les Cuersois seraient bien inspirés s’ils la réhabilitaient dans sa version d’origine pour célébrer le cent cinquantenaire de leur résistance à ce coup d’État. À défaut, une plaque commémorative serait la bienvenue.
À noter que la place Saint Pierre où se situait la fontaine s’appelle aujourd’hui la place François Bernard et que cette fontaine reconstruite en 1854 comporte, en haut d’une colonne, un buste de Marianne en pierre sans (bonnet phrygien) inauguré le 14 juillet 1878. Pour l’anecdote, elle aurait eu le nez cassé sous l’occupation allemande, par un coup de canne haineux d’un conseiller municipal vichyssois. Décidément, d’un coup d’État à l’autre, les haines envers la République se perpétuent.
Paul CRESP
Bibliographie : Archives communales et départementales ; M.Agulhon, La République au village, 1970 ; C.Galfré, “Le rêve brisé de Mourre le Pacifique”, in Var terre des Républiques, 1988.
12 septembre 1850
Monsieur le Préfet,
Dans la séance du 9 mai 1850, le conseil municipal de Cuers a voté et inscrit aux chapitres additionnels du budget une somme de 300 fr. sous le titre : Embellissement de la place et de la fontaine St-Pierre.
Aucun plan, aucun devis n’appuyant cette proposition et ne justifiant dès lors la dépense, vous avez refusé en réglant le budget d’allouer le crédit demandé…
Vous savez la composition du conseil municipal de Cuers où dominent les éléments révolutionnaires. Il était certain qu’en votant, sous le titre insignifiant énoncé plus haut, la somme dont il s’agit, le conseil avait une arrière-pensée. Son projet était arrêté, mais il savait qu’en le consignant dans la délibération, l’autorité supérieure s’opposerait à son exécution.
En effet, ce projet consistait dans l’installation sur la fontaine d’une statue de la liberté. Pour être tout à fait dans les idées de l’autorité qui l’a fait établir, il ne manque absolument à cette statue que le bonnet phrygien qu’on m’assure être préparé et qu’on aurait posé, si comme on le désirait, l’autorité supérieure eût approuvé le vote et autorisé la dépense.
Quoi qu’il en soit, la statue seulement qu’on dit représenter la France a été placée dès le 30 mai dernier, et avant que vous ayez statué. Aucune cérémonie n’a eu lieu. On savait que l’administration supérieure l’aurait empêché, mais on a secrètement invité tous les individus appartenant au parti dont cet emblème représentait les idées à assister à l’installation.
Or, aux termes de la loi, aucune dépense n’est régulièrement faite et ne peut être payée avant que la délibération qui la vote n’ait été approuvée par le Préfet. À ce magistrat seul appartient le droit de relever le maire de la responsabilité qu’il a encourue, lorsqu’il a enfreint cette prescription…
Dans l’espèce, Monsieur le Préfet, le sr. Roubaud, ancien maire révoqué ne saurait avoir droit à une faveur quelconque. Ce n’est pas seulement une irrégularité, une faute grave, qu’il a commise. Il a donné la mesure des sentiments politiques dont il est animé, sentiments qui à tous égards, exigent qu’on lui applique régulièrement la loi. Je vous propose, Monsieur le Préfet, de laisser à la charge du sr. Roubaud, la dépense qu’il a faite pour l’achat de la statue et la réparation de la fontaine.
Veuillez agréer, Monsieur le Préfet l’assurance de ma haute considération.
Le sous-préfet
[1] Et pourtant « Ce serait une lâcheté que de ne rien faire », comme l’a si bien dit Mourre le Pacifique. Allez donc concilier les deux positions !… |