L’insurrection de Cuers

15 juin 2000 Conférence de René Merle.

 

“Cuers et la résistance républicaine varoise au coup d’Etat de 1851. Un épisode majeur de notre histoire”

 

  

L'Arbre de la Liberté palnté en 1848 au hameau de Valcros (photo Jean-Marie Guillon)

 

 

 

Je commencerai par un grand merci à la municipalité de Cuers, merci pour son invitation et merci pour son adhésion à notre association 1851-2001, association pour le 150e anniversaire de la résistance républicaine au coup d’État du 2 décembre 1851.

 

Mon exposé ne sera pas des plus longs. Je souhaite laisser toute sa place aux questions, et à la discussion, qui nous permettrons de préciser le déroulement des événements et de réfléchir sur leurs significations multiples et complexes.

 

1851, cela peut sembler bien loin. Les historiens savent que pour un événement important, la transmission directe de mémoire, la transmission orale, ne va pas guère au-delà de trois générations. Les derniers témoins des événements de 1851 sont morts dans les premières années du XXème siècle.

 

Après eux, c’est de façon tout à fait symbolique que la tragédie de 1851 a été rappelée, quand, et c’est le cas le plus fréquent, elle n’a pas été oubliée. Il n’est que de voir la façon dont l’enseignement de l’histoire a traité de l’épisode. Il n’est que de voir la position de défenseurs du Second Empire, tel Philippe Seguin, qui fait passer le coup d’État aux pertes et profits de la modernisation de la France : il fallait un homme à poigne pour jeter les bases de la France industrielle moderne, ce fut Louis Napoléon Bonaparte, et ceux qui s’opposèrent à son coup d’État n’étaient pas dans le sens de l’histoire.

 

Mais en ce qui concerne ceux qui n’ont  pas voulu oublier qu’en ce froid décembre 1851, la neige avait couvert nos campagnes varoises et le froid était terrible, de simples gens, des paysans, des artisans, des petits-bourgeois de village, se sont levés pour défendre la République, au risque d’y laisser leur liberté et leur vie, en ce qui concerne donc ceux qui ont voulu perpétuer la mémoire des insurgés de 1851, il est clair que leur devoir de mémoire a fécondé chacun des grands épisodes que notre Var républicain a porté, l’immense mouvement des viticulteurs en 1907, les grands mouvements sociaux de 1919-1920, la vague déferlante du Front Populaire de 1936, et surtout la Résistance patriotique des années sombres.  Dans chacun de ces épisodes majeurs, aussi mal connu, aussi déformé qu’il ait pu être, le souvenir des insurgés de 1851 a inspiré les Varoises et les Varois qui combattaient pour la justice sociale et la liberté.

 

S’il ne fallait donner qu’un exemple, je citerai celui de nos compatriotes de Barjols manifestant à la barbe de l’occupant nazi et de ses collaborateurs français, devant le monument aux insurgés de 1851, et à Martin Bidouré, fusillé deux fois.

 

Le souvenir ensuite a pu s’occulter. Il a semblé ne plus appartenir qu’aux historiens. Sans doute a-t-il fallu, au début des années 70, le travail considérable de Maurice Agulhon pour lui redonner une mise en circulation publique. Et, parallèlement, comment ne pas évoquer le rôle majeur de la pièce superbe de Gaston Beltrame, montée par André Neyton et son centre dramatique occitan, Lo còp d’estat de 1851. Cette magnifique création mêlait dans sa vérité historique et dans son lyrisme populaire le provençal et le français. Elle nous faisait revivre l’insurrection cuersoise, les belles figures du boulanger Bertrand, dit Testo de Pèi ou du jeune cultivateur Marius Mourre, dit le Pacifique, elle nous montrait dans la journée du 4 décembre la foule cuersoise remplaçant la municipalité Barralier, mise en place par le préfet de la répression, et complice du coup d’Etat, par une municipalité insurrectionnelle, désarmant les gendarmes, saluant le feu de joie des papiers administratifs, papiers cremats, impòsts pagats, puis le drame de la place de la mairie, le coup de fusil tiré au sol et qui tue un gendarme. Elle nous montrait aussi la terrible répression s’abattant sur la cité dans la nuit qui suivit, le pauvre Panisson, fusillé dans la rue et qu’on laisse agoniser des heures, les humiliations, les arrestations en masse, plus de 400 hommes dans une cité qui comptait dans les 4 à 5000 habitants, 191 jugés par les commissions mixtes, 29 déportés en Algérie, 39 internés ou éloignés, 100 placés en surveillance, et 11 jugés aux assises dans le fameux procès de Cuers. Et les morts, les 12 Cuersois morts au bagne ou dans les cachots de l’Empire.

 

Mais que s’était-il donc passé pour que l’on en arrive là ? Quelle était la situation dans le Var et en France…

 

Vous le savez, en février 1848 la Seconde République venait de naître. Elle avait aussitôt satisfait à la principale revendication populaire, le suffrage universel. Suffrage universel masculin seulement, car qui pensait à l’époque que les femmes puissent avoir le droit de vote ? le proverbe provençal ne disait-il pas : “fremos noun soun gents”…

 

Quel bouleversement que cette introduction du suffrage universel. Songez que la France n’avait que 240.000 électeurs en 1847 et que l’on passe à plus de 9 millions en 1848.

 

Mais la principale conquête de la République, ce suffrage universel masculin, allait bien vite se retourner contre la République.

 

Dans la plupart des régions de France, l’électorat populaire n’était pas éduqué, il était peu à même de saisir les vraies données de la vie politique, il était enclin à suivre les conseils des notables et des prêtres. Et donc, dès les premières élections législatives, il fit confiance aux notables conservateurs. Puis, à l’élection présidentielle de décembre 1848, la première où un président était élu au suffrage universel, le peuple français vota massivement pour un aventurier politique, Louis Napoléon Bonaparte, qui avait le soutien du parti de l’Ordre.

 

La République était donc de plus en plus dans les mains de la droite la plus opposée aux intérêts populaires. Son gouvernement avait dès juin 48, et encore en 49, noyé dans le sang le mouvement ouvrier des grandes villes, Paris, Marseille, Lyon…

 

C’est alors que le jeune parti de la Démocratie socialiste, la Montagne rouge, entreprit de gagner la conscience populaire, autour des grands idéaux de 1789, Liberté, Egalité, Fraternité, et autour d’un programme réaliste qui garantissait aux paysans, aux artisans, aux ouvriers, le droit à la propriété, à la sécurité, à l’instruction et au bien-être.

 

Le Var, et le Var rural en particulier, fut un des bastions de cette reconquête. Il faut dire que dès 1848 le Var s’était distingué en ce domaine. N’était-il pas un des quatre départements n’ayant pas placé Louis-Napoléon en tête lors de l’élection présidentielle, en lui préférant le candidat républicain modéré Cavaignac ? Et Cuers ne s’était-il pas déjà encore plus nettement singularisé, en donnant 251 voix à Cavaignac, contre 61 à Louis Napoléon. Mais surtout en plaçant en tête, avec 292 voix, le candidat de la démocratie socialiste Ledru-Rollin.

 

Cuers offre donc le visage d’une localité à l’éventail politique très ouvert, majoritairement marqué à gauche, avec une un équilibre provisoire entre la gauche modérée et l’extrême-gauche. Les élections municipales en témoigneront, qui portent à la mairie le docteur Roubaud, démocrate socialiste, et un conseil panaché de républicains modérés et de républicains avancés. 

 

L’originalité de ce mouvement était dans sa composition sociale large et ouverte. Cuers en est un exemple absolument éclairant. Qui est gagné à la démocratie socialiste ? Les hommes du peuple au premier chef, les journaliers, ceux qui louaient leurs bras au jour le jour, et qui étaient si nombreux ici, les paysans propriétaires, les tout petits mais aussi ceux qui étaient comme on dit à l’aise, ainsi de l’agriculteur Mourre, le père de Mourre le pacifique, dont les revenus avaient permis l’accès au petit nombre de Cuersois votant pour les élections municipales, mais pas au nombre encore plus réduit de ceux pouvant voter aux élections législatives. S’enrôlent aussi massivement dans le camp de la démocratie socialiste les artisans.

 

Certes les nantis ne soutiennent pas la démocratie socialiste. Ainsi à Cuers de ces quarterons de royalistes légitimistes regroupés autour de la très riche famille Aurran, ainsi de ces notables conservateurs dont le Cercle de l’Union se réunit au café Siméon.

 

Le maire Barralier donnera d’ailleurs des événements la version que le pouvoir attendait, celle d’une jacquerie des rouges, des partageux, contre les propriétaires.

 

Il parle des menaces et de la chanson que lui adressaient les membres de la Pomone

 

(Il s’agit de la chanson républicaine en provençal :

 

anem plan, anem plan, s’es pas encuèi serà deman…)

 

et ne craint pas d’affirmer que les démocrates n’étaient que des gens du peuple.

 

Il est évident pourtant que rejoignent la démocratie socialiste nombre de bourgeois, de petits notables sincèrement gagnés aux idéaux républicains. Ainsi du Docteur Roubaud qui fut maire de Cuers jusqu’à sa révocation par le préfet en 1850.

 

La majorité des électeurs rallia le camp de la démocratie socialiste, et ce malgré une très dure répression préfectorale et gouvernementale.

 

Il en alla de même dans une trentaine de départements, méridionaux pour la plupart.

 

Désormais, dans cette dynamique, la victoire de la démocratie socialiste apparaissait possible aux élections législatives de 1852.

 

C’est pour empêcher cette victoire que le gouvernement fit bâillonner la presse, museler les chambrées et autres lieux de réunion, et surtout réduisit considérablement le suffrage universel, dont furent exclus des millions de Français qui ne résidaient pas depuis trois ans dans la commune, ou qui étaient trop pauvres pour être inscrits sur le registre des contributions.

 

Dorénavant, il devenait extrêmement difficile de diffuser légalement les opinions de la démocratie socialiste, et les républicains les plus décidés en tirèrent la conclusion qu’il fallait s’organiser de façon clandestine afin de continuer la propagande, l’action, et de se préparer à riposter à un coup de force. La Montagne rouge tissa ainsi un véritable réseau de sociétés secrètes dans les localités varoises, et vous savez que sur Cuers le jeune cultivateur Marius Mourre en fut une des chevilles ouvrières. Mourre, qui était né en 1823, est bien représentatif de cette génération de jeunes militants, d’extraction populaire, mais instruits, qui pousse les chefs de la démocratie socialiste, plus bourgeois et plus prudents, et qui parfois les remplaceront.

 

C’est pour empêcher cette progression de la démocratie socialiste, pour empêcher la possibilité de sa victoire aux législatives de 52 que le président prépara son coup d’État. Et c’était aussi bien entendu pour garder son pouvoir, puisque l’élection présidentielle aurait lieu en 52 et que le président sortant n’avait pas le droit de s’y présenter. Le coup d’État fut minutieusement préparé, avec la complicité des plus résolus généraux et officiers de l’armée d’Afrique, prêts à traiter toute résistance comme ils avaient traité les malheureux Algériens résistant à la conquête.

 

Les raisons du peu de résistance :

 

déception populaire et surtout ouvrière devant le bilan de la République

 

démagogie de Louis Napoléon qui promettait des réformes en faveur du peuple

 

rétablissement du suffrage universel dans sa totalité.

 

Une vingtaine de départements se soulevèrent alors les armes à la main, et le Var fut un des bastions de cette résistance républicaine.

 

Nous savons tous comment la colonne des insurgés fut dispersée à Aups, combien la répression fut impitoyable.

 

Mais cette défaite était porteuse d’avenir.

 

En saluant ces hommes et ces femmes qui se levèrent pour la République, et furent écrasés, nous saluons le droit à la responsabilité citoyenne.

 

Les historiens ont beaucoup discuté sur le sens de l’engagement des masses populaires. Certains ne voient dans le ralliement massif à l’insurrection que comportement grégaire des hommes de la localité. Ils nient la profondeur, voire la réalité de leur politisation. Nous pensons au contraire que l’engagement des insurgés procédait de la rencontre des idéaux républicains, propagés par la petite bourgeoisie cultivée, et les aspirations populaires au mieux-vivre et à la dignité.

 

Écartons aussi, par le mépris, les explications que la presse du pouvoir donna en 1852 de cette insurrection méridionale : quand elle ne focalisa pas sur les hordes rouges, massacrant, pillant, violant, présentation scandaleuse quand on sait que l’insurrection fut totalement respectueuse des personnes et des biens particuliers, cette presse utilisa deux ethnotypes.

 

Le premier est celle du paysan méridional bédouin de l’intérieur, étranger dans son pays, dont il ne parle même pas la langue nationale, sauvage et primitif. Il n’est que de voir la légende formée autour de la farandole de Cuers.

 

Le second était un ethnotype qui allait bientôt faire florès avec les contes de Daudet : l’ethnotype du méridional fort en gueule, vite exalté et vite découragé, à la limite celle du méridional bouffon.

 

Oui, c’est vrai, la plupart des insurgés, s’ils comprenaient approximativement le français, ne le parlaient pas. Et certains même, les plus humbles, ne parlaient et ne comprenaient que le provençal. Ainsi de Jaquon (cf. la Pomonne).

 

Mais ne devons-nous pas réfléchir, alors que certains opposent un peu vite pratique d’une langue dite régionale et amour de la République, que ce sont justement ces locuteurs du provençal qui se sont seuls, ou presque, levés pour la République. Si les départements où on ne parlait que le français s’étaient aussi massivement levés que le Var, les Basses Alpes ou la Drôme, à n’en pas douter la république aurait été sauvée.

 

Pour notre compte, en dégageant l’événement de ces interprétations réductrices, ou franchement calomniatrices, nous relions l’engagement citoyen de 1851 à celui qui de génération en génération a porté l’aspiration à une République de progrès social, “cette République, disait Jaurès, où il n’y aura plus de flagrante opposition entre la souveraineté politique du peuple et son asservissement économique”.

 

Insistons sur cette responsabilité citoyenne qui montre que la République n’a pas de centre, elle est partout où sont les citoyens. Elle n’est pas fondée seulement sur des textes, elle est fondée sur l’attachement que lui portent les citoyens et le désir qu’ils ont de la perfectionner sans cesse. Que tombe cet attachement, ou qu’il soit jugulé par des circonstances extérieures, et inévitablement la tentation du pouvoir fort se manifeste. A-t-on bien réfléchi au fait que chacune de nos Républiques est tombée sur un coup d’État ?

 

1799, 1851, 1940, 1958…

 

 

 

René Merle