La répression policière en Creuse au lendemain du coup d’Etat

article publié dans Mémoires de la Société de la Creuse, tome XXXI, fascicule 3, 1953, pp. 429-35.

La répression policière en Creuse au lendemain du Coup d’État de 1851

Les conséquences politiques du Coup d’état du 2 décembre 1851 dans notre département et les mesures policières prises par le nouveau régime ont été aussi peu étudiées que l’histoire de la Creuse sous le Second Empire. Il est cependant intéressant de connaître l’ampleur de l’action anti-républicaine que des hommes dévoués au Prince-Président allaient entreprendre dans notre région, doublement suspecte à leurs yeux, pour avoir élu Martin Nadaud et Pierre Leroux et pour avoir, au lendemain du Coup d’Etat opposé un semblant de résistance dans quelques localités.

 

Or les notes de police, et les divers documents administratifs qui concernent les condamnés politiques, fournissent des renseignements suffisants pour se faire une idée de cette réaction et en même temps se rendre compté des mesures prises à l’encontre des militants socialistes ou simplement républicains, réputés capables d’entretenir des foyers d’opposition au régime. La série M des Archives départementales renferme « des états indicatifs des individus ayant fait l’objet des décisions de la commission mixte du département de la Creuse. » Ce sont ces documents et quelques autres que nous utiliserons ici.

 

Les condamnés sont répartis en trois catégories : les déportés proprement dits, destinés à Cayenne ou à l’Algérie, une trentaine en tout. Puis sur une deuxième liste, figuraient les internés hors du département, une vingtaine. La troisième comprenait les suspects d’hostilité au régime ou réputés dangereux pour la « tranquillité publique » : ils étaient placés sous la surveillance de la « Police générale » et internés dans leur département et, le plus souvent dans le lieu de leur résidence : en tout une trentaine d’individus.

 

Un seul était destiné à Cayenne, un certain Constant, ébéniste, que l’état mentionne comme parti. Pour l’Algérie étaient désignés le notaire Léonard Rouchon dont la peine fut commuée par décision du Prince-Président en expulsion définitive du territoire français, Jean Eyragne, ferblantier à Bourganeuf, Léonard Mournaud, Antoine Moreau, tailleur d’habits, Sylvain Coulaud et Pierre Léger courrier, ainsi que le maçon Léonard Lebrun.

 

Plusieurs parmi les condamnés à la déportation virent leur peine commuée en internement, tels J.B. Bordes, marchand de bois qui fut interné à Montpellier et Jean Dumont, menuisier, interné à Périgueux par décision du Prince-Président. Nous relevons également les noms de Joseph Bordes, porcelainier à Bourganeuf parti le 18 avril pour Nancy ainsi que son compatriote Martial Soulié menuisier, interné à Chartres. François Mathieu fut envoyé à Poitiers, Jean Roby à Besançon ; deux huissiers, J.B Junien et Pierre Mayaud, allèrent à Riom.

Quelques uns avaient réussi à s’enfuir, tels J.B. Peyroux tailleur de pierre et Gustave Jourdain, avocat. Plusieurs, nous l’avons vu, étaient condamnés à l’internement dans d’autres départements : deux à Clermont, Pangoux Antoine, cafetier et Charles Leroux imprimeur, deux à Poitiers, André Ploquin aubergiste et François Georgin, boulanger. Le docteur Jean Moreau ex-représentant à la Législative fut interné au Pin, dans l’Indre, et le docteur Louis Aubergier à Tulle. Figuraient sur la même liste Bonnemais, instituteur révoqué, Charles Victor Legris et Gilbert Venturoux, pharmaciens respectivement exilés à Saint-Dizier (Haute-Marne), et à Périgueux. En fin de liste, un notaire, Léonard Pourthier. un tapissier Claude Barlet et un porcelainier de Bourganeuf nommé Salmet.

 

Puis venait « l’état » des gens placés en résidence surveillée, comme cela s’était pratiqué lors de la Deuxième Restauration. Plusieurs de ceux qui y figuraient appartenaient au groupe socialiste de Bourganeuf dont certains membres, des ouvriers porcelainiers en particulier, avaient tenté de se mettre en relations avec leurs camarades de Limoges, dans les jours qui suivirent le Coup d’Etat. Aussi le nombre de ces suspects est-il assez considérable à Bourganeuf et dans les environs : Guillaume Moreau, cordonnier, Jean Leguet, menuisier, François Laurent, François Ninard marchand de fer, Pierre Simon, Félix Borderémy employé à la Recette de l’Enregistrement, Léonard Planchat. Tous durent rester à leur domicile sous la surveillance de la police.

 

A Sardent, nous relevons les noms de Victor Manouvrier, aubergiste, de Christophe Guyot, maréchal-ferrant et aubergiste à Saint-Dizier-Leyrenne, d’Antoine Pradaud cultivateur au même lieu, de Pierre Pizet, boucher à Pontarion, que nous retrouvons plus tard aux côtés de Martin Nadaud lors de ses retours au pays entre 1860 et 1870. On y voit également les noms de deux instituteurs révoqués, Jean Andrieux de Gouzon et Jean Auguste Bonichon, de deux Boussaquins, Gaspard Laqueyrot et Hippolyte Morin, huissier ; à Chambon Marceau Guillemin et Gilbert Aupannetier, à La Courtine le facteur rural Chauvel et un nommé Jaucourt.

 

En contre-partie notre département reçut un nombre important d’internés envoyés de divers endroits. Certains font l’objet de rapports spéciaux quand ils sont réputés dangereux et c’est une de ces notes qui signale à l’attention toute particulière du Préfet le sieur Allaigre, avocat à Limoges, interné à La Courtine. Or Allaigre en est justement originaire ; « il y possède ses propriétés de famille et peut-être y aurait-il sous ce rapport des inconvénients à le placer dans un canton où depuis plusieurs années, il n’a cessé d’exercer la plus regrettable influence et de créer des embarras aux autorités locales. » Et pour finir, le ministre de la Police générale demande au Préfet de faire connaître son sentiment sur les dangers que la présence du Sieur Allaigre à La Courtine peut faire courir à la Sécurité publique.

 

La réponse du Préfet nous permet de connaître la personnalité d’Allaigre. Il était en effet originaire de La Courtine, fils d’huissier, lui-même avocat. Après la Révolution de Février 1848, il avait été nommé avocat général près la Cour d’appel de Limoges et ensuite représentant du peuple à l’Assemblée Nationale. Il semble avoir été depuis plusieurs années la bête noire des autorités du département. On l’accuse, poursuit la note préfectorale, d’avoir établi dans le canton de La Courtine une société secrète qui prit une part active dans les événements de Décembre 1851. Certains maires du Canton de La Courtine subissent son influence et l’administration a été obligée de prendre des mesures sévères à leur endroit. La consigne sera donc d’éloigner le plus longtemps possible le sieur Allaigre du Canton de La Courtine où son internement serait de nature à compromettre la sûreté publique. « Du reste, ajoute le Préfet, je puis vous donner la certitude que le nommé Allaigre n’a pas paru à La Courtine depuis les événements de Décembre », et il précise, « il aurait cherché refuge en Belgique… »

 

Une autre note de police, datée d’Août 1852, visait Lazare Hippolyte Carnot, ancien représentant, qui muni d’un passeport de la Préfecture de Police se rendait à Evaux. Il est recommandé au Préfet de la Creuse d’exercer une surveillance convenable à son égard pendant le séjour qu’il fera dans le département.

 

Beaucoup moins confortable, sans aucun doute, fut l’internement en Creuse de nombreux malheureux expulsés de leur département d’origine. De la Nièvre un employé « des chemins de fer » Antoine Robert, Vincent et Michel Labas, tailleurs de pierre, furent envoyés, le premier à Aubusson, le second à Evaux, le troisième à Guéret avec tous les autres, à savoir quinze de l’Allier et trois de l’Yonne. En mars, ce nombre est de seize, comme il ressort d’une lettre du commissaire de Police qui informe le Préfet que tous sont dans le besoin, sauf le notaire Ribault, que sept d’entre eux seulement ont trouvé du travail, et qu’ils vivent en commun pour économiser. Le Commissaire note également qu’ils ne fréquentent personne et que chaque soir ils rentrent se coucher de très bonne heure. « Je suis persuadé, écrivait-il en terminant, que ceux qui travaillent aident les autres… »

 

Tous ces internés, sauf le notaire Ribault, étaient des ouvriers : un cloutier et un cafetier de Montluçon, un ébéniste de Moulins, des bûcherons, un couvreur « à paillé », un charpentier, tous les deux de Thionne, un cultivateur du Theil qui bénéficia très rapidement d’un sursis. Trois d’entre eux venaient de l’Yonne : un charpentier, un « apprêteur de drap et un tisserand.

 

L’hébergement de ces condamnés politiques devait causer de graves soucis au Maire de Guéret. Nous en sommes informés par une lettre du 10 juin 1853, dans laquelle se font jour les inquiétudes du conseil municipal au sujet du remboursement des avances consenties par le bureau de bienfaisance de la ville aux « internés condamnés par les commissions mixtes ». Ces avances, à cette date, n’avaient pas encore été remboursées et les membres du Conseil municipal pensent avec raison que les charges de la charité publique provenant des mesures de sûreté générale incombent à l’Etat et non au Bureau de Bienfaisance ou à quelques membres d’une cité. Les ressources de cette institution charitable étaient en effet très modestes et assez limitées. Les fournisseurs pour la plupart élèvent des réclamations et ne se gênent guère pour protester car ils sont obligés de faite crédit aux internés. Or ces créanciers sont de petites gens, sans grandes ressources eux-mêmes ; aussi le Conseil invitait-il le Maire à continuer ses démarches auprès de l’Administration supérieure en vue d’obtenir le règlement de ces avances. Et dans le procès-verbal de la séance, on citait le cas d’une certaine dame Simond, aubergiste, « qui a compromis sa situation déjà précaire en n’osant pas mettre hors de chez elle des malheureux sans ressources. » « La situation déplorable de cette femme, écrit le Maire, m’a obligé à lui faire avancer 27 francs en acompte sur ce qui lui est dû. » La somme fournie par le Bureau de bienfaisance, à titre d’avance, s’élevait à 569 francs 90 centimes et nous connaissons par le même document le montant de l’allocation attribuée aux internés : 50 centimes par jour ! Or, ainsi que nous l’avons vu, la plupart, de condition très modeste, se trouvaient sans autres ressources ; le pourcentage des ouvriers apparaît très fort en regard de celui donné par les autres classes. Quelques intellectuels, des notaires, des avocats, connus comme socialistes ou républicains, et qui n’avaient pas voulu s’exiler. Le petit groupe des internés de Guéret se réduisit peu à peu. Dès le printemps de 1852 et dans un but d’apaisement trois commissaires extraordinaires furent envoyés dans les départements par le Prince-Président : Quantin-Bauchard parcourut le Midi, le Colonel Espinasse les régions de l’Ouest, le Général Canrobert le reste de la France. Les documents, notes de police, « états » administratifs, signalent encore la présence des condamnés en juin 1853 ; mais il est probable qu’ils firent retour chez eux grâce à des mesures individuelles de clémence et selon leur degré de « culpabilité » aux yeux du Prince qui les avait réduits à cette triste condition d’internés politiques. Etait-ce bien le même qui, quatre ans auparavant, faisait l’objet d’une note, émanant de la même Direction de la Police du Ministère de l’Intérieur et ordonnant au Préfet de la Creuse de s’emparer d’un certain Charles Louis Napoléon Bonaparte dont le signalement était soigneusement transmis : « né à Paris, âgé de quarante ans, taille 1 mètre 66, cheveux et sourcils châtains, front moyen, yeux gris et petits, nez grand, bouche ordinaire, barbe brune, menton pointu, visage ovale, teint pâle, et, comme marques particulières, tête enfoncée dans les épaules, dos voûté, lèvres épaisses et quelques cheveux gris. » Ce mandat d’amener, daté du 13 juin 1848, était suivi d’un contre-ordre du 14, signé du Ministre de l’Intérieur qui enjoignait au Citoyen Préfet de notre département de ne donner aucune suite aux instructions précédentes, « attendu que le personnage qui en était l’objet, vient d’être admis par l’Assemblée Nationale à siéger dans son sein comme représentant du Peuple… » Le prétendant venait d’accéder à la vie politique comme représentant du Peuple ; c’était là le début de la mystification qui eut son dénouement en Décembre 1851…

 

Et pour terminer cette courte étude, nous voudrions donner le contenu d’une dépêche télégraphique, reçue en avril 1852 à la Préfecture de la Creuse et provenant du Ministère de la Guerre. Il y était enjoint au Préfet de « surveiller un inconnu qui parait avoir le projet d’assassiner le Président avec un fusil à vent déguisé sous la forme d’une béquille à deux branches. » « Il est, précise la note, de taille moyenne et de tournure assez distinguée, brun, un peu gros, portant la barbe et se disant voyageur de commerce, il est nanti d’une boîte communément appelée marmotte, dans laquelle se trouvent des dentelles… » Pendant les premières années du règne, de fréquentes notes de police, tout aussi fantaisistes, devaient égayer les autorités préfectorales qui, sans aucun doute, ne devaient pas y attacher une grande importance, même quand le préfet était un fonctionnaire aussi dévoué que M. de La Rousselière qui en 1860, eut l’insigne honneur d’héberger chez lui, un des familiers de l’Empereur, un Sieur Fialin, qui se faisait appeler de Persigny…

 

 René BOUDARD