L’insurrection républicaine de 1851 vue de Collobrières
Conférence organisée par l’Association culturelle de Collobrières (Var), le 27 avril 2012, et donnée salle dei Mouffus devant un nombreux public. La vidéo de cette conférence est disponible sur la chaine Youtube de Louis Vaisse.
L’insurrection républicaine de 1851 vue de Collobrières par René Merle
Merci pour votre invitation, à laquelle des ennuis de santé m’ont empêché de répondre plus tôt. Ou plutôt un double merci. Un merci très personnel, de me retrouver dans une localité chère à ma mémoire familiale, puisque mon père y eu son premier poste d’instituteur, et que ma grand-mère venait se mettre aux fourneaux d’un hôtel restaurant de la localité.
Deux, et surtout, un grand merci citoyen, pour votre initiative de rappeler un événement qui concerne toujours, et peut être plus que jamais, la responsabilité républicaine.
Puisqu’il s’agit du refus du système présidentiel poussé à son extrême logique, le pouvoir personnel d’un seul et de son clan.
Un refus dont nos anciens ont semé la graine en se levant en masse, par ce glacial décembre de 1851, quand, dans la nuit du 2 décembre, Louis-Napoléon étrangla la République dont il était le Président.
Ils n’étaient pas les seuls, trente-trois départements se sont insurgés, et beaucoup d’entre eux étaient des départements méridionaux. En ce qui concerne le Var, alors que l’insurrection était jugulée par l’armée à Toulon dès le lendemain du coup d’État, des contingents d’insurgés, plusieurs milliers d’hommes, se rassemblaient au Luc et à Vidauban le 5 et le 6 décembre, marchaient en colonne vers la préfecture de Draguignan, hésitaient devant l’assaut, bifurquaient vers Aups d’où ils comptaient rejoindre les insurgés victorieux des Basses-Alpes, qui avaient occupé Digne, la préfecture. Partie de Toulon, l’armée les rattrapait par surprise à Aups le 10 décembre, et les écrasait. Combat inégal des fusils de guerre contre les fusils de chasse, quand ce n’était pas seulement la hache ou le bâton. Une terrible répression commençait aussitôt, qui devait envoyer dans les camps d’Algérie et les prisons françaises 3500 Varois.
Mais on ne peut traiter de l’événement en soi sans se demander comment et pourquoi on en était arrivé là, sans traiter des quatre brèves années d’existence de la Seconde République, née d’une insurrection parisienne en février 1848. J’insiste sur insurrection parisienne : c’est dans la grande ville, c’est dans la capitale qu’est née la République, et la province l’a reçue dans un premier temps sans l’avoir demandée.
Mais rassurez-vous, je ne vais pas vous infliger un cours d’histoire. Simplement, je rappelle en quoi, dès sa naissance, la République modifiait la donne politique, avec deux réformes fondamentales.
D’une part, le suffrage censitaire masculin en vigueur sous la monarchie était supprimé. Sous la monarchie ne votaient que les plus riches. Songez qu’à la dernière élection législative avant la Révolution, en 1846, dans l’arrondissement de Toulon extra muros, vaste arrondissement qui allait du Beausset à Collobrières, le candidat du pouvoir recueillait 191 voix contre 165 voix et 14 voix à ses deux concurrents… Moins de 400 électeurs. Et voici qu’en ce début 1848 ce suffrage censitaire est remplacé par le suffrage universel (masculin seulement !). C’est dire que la conception de la vie politique était bouleversée. La décision n’était plus seulement donnée aux notables, la décision était donnée au peuple.
Et ce peuple fut immédiatement appelé à voter pour élire une assemblée chargée d’élaborer une constitution. Ce peuple n’avait aucune expérience de la démocratie, et il lui fallait faire l’apprentissage de la politique : les partis politiques, au sens moderne du terme, n’existaient pas. L’assemblée élue le fut sous l’influence des notables traditionnels et du clergé, elle était formée de républicains très modérés et surtout de conservateurs.
La nouvelle République avait pris pour devise le diptyque de 1789, « Liberté – Égalité », auquel elle avait ajouté « Fraternité ». ! Fraternité, certes, mais une fraternité qui se fracassa bien vite sur les réalités. Les caisses sont vides, et la République augmente les contributions directes, foncière, mobilière, patente… Pour 1 Fr versé en 1847, on passe à 1 Fr 45. Cet impôt dit des 45 centimes va détourner de la République la masse des paysans et des artisans.
Dans le même temps, les revendications ouvrières dans les grandes villes s’exaspèrent. Le chômage est très fort. La République a proclamé le droit au travail, elle crée des ateliers nationaux pour occuper les chômeurs, puis, sous la pression des conservateurs qui critiquent cet assistanat, elle les supprime. Exaspération ouvrière, insurrection à Paris. Terrible répression, dirigée par le général Cavaignac, des milliers de victimes. Le divorce est consommé entre la classe ouvrière et la République.
Je disais précédemment que la première réforme fondamentale de la République avait été l’instauration du suffrage universel masculin. La seconde réforme fondamentale fut l’élaboration d’une Constitution, à l’automne 1848. Cette constitution avait été mijotée pour porter au pouvoir le chef de l’armée, Cavaignac, dont l’autorité brutale apparaissait nécessaire pour juguler l’agitation paysanne contre la fiscalité, et les soubresauts de l’agitation ouvrière.
Que mettait-elle en place ? Une assemblée dotée du pouvoir de faire les lois. Et, grande première en France, un Président élu au suffrage universel et tout puissant maître de l’exécutif, chef de l’armée et de la diplomatie. Vous le voyez, cette constitution de 1848, que le général de Gaulle admirait, est la matrice de la Constitution de la Vème République, votée en 1958-1962.
Seule limite à ce pouvoir exorbitant du président, élu pour 4 ans, il ne pouvait pas se représenter.
Pas la peine d’être grand clerc pour comprendre ce qui allait se passer au bout de quatre ans… Le président élu avait trouvé la place bonne, et il entendait bien la garder.
D’autant que ce président élu n’était pas la candidat officiel, le général Cavaignac, désavoué par le peuple rural et ouvrier. On vit apparaître au début de la campagne un aventurier politique, un parfait inconnu, mais dont le nom lui n’était pas inconnu : Louis Napoléon Bonaparte [1808], un neveu de Napoléon, qui avait passé, par force, sa vie à l’étranger. Candidat attrape tout, promettant tout à tout le monde. Aux paysans et artisans, la baisse de la fiscalité, aux ouvriers l’extinction du paupérisme et le droit au travail, aux bourgeois conservateurs l’ordre et la sécurité. Raz de marée électoral. 75 % des suffrages.
Il restait maintenant au pays de faire l’apprentissage de la vie politique, un apprentissage qui sera rapide et tourmenté. Une Assemblée législative est élue au début de 1849. Elle est dominée par les conservateurs, ceux que l’opinion appelle les Blancs, et les républicains modérés, ceux que l’opinion appelle les Bleus, mais la gauche y fait son apparition : la gauche, dans ses différentes composantes, ce sont ceux qui s’appellent démocrates socialistes, et que l’opinion appelle les Rouges.
Les Blancs veulent que rien ne change. ils se couvrent de l’autorité de la Religion. Ils agitent la peur des partageux et le souvenir de la Terreur de la première Révolution : 1793, c’est à peu près la même distance dans le temps que celle qui aujourd’hui nous sépare de la guerre d’Algérie…
Les Bleus veulent une république démocratique, mais se refusent à envisager que cette république soit sociale.
Les Rouges veulent la république démocratique et sociale. Leur programme, très concret, veut sortir la petite propriété paysanne et artisanale des griffes de l’usurier, par l’instauration d’un crédit agricole ; elle envisage des mesures assurant le droit à la santé et à une vieillesse protégée pour tous, ce qui est capital à une époque où n’existent ni la sécurité sociale ni les retraites ; elle demande une éducation nationale laïque, gratuite et obligatoire.
Voilà donc où l’on en était en 1849 dans tout le pays. Nous allons maintenant considérer la tranche d’histoire qui mène au coup d’État telle qu’elle a été vécue au ras du sol, dans le microcosme d’une petite localité varoise.
Je n’ai pas la prétention de présenter Collobrières à un public associatif averti de son histoire, de ses réalités humaines, passées et présentes.
Simplement deux mots pour situer.
Une petite localité ? Non, Collobrières est tout à fait dans la moyenne du semis varois des localités à l’habitat groupé, dont la moyenne est autour de 2000, 2500 habitants.
Pour vous repérer par rapport à l’arrondissement et aux localités voisines (je donne les chiffres de 1847) :
Le chef-lieu de l’arrondissement, Toulon a 62941 habitants – L’autre « grande » ville, Hyères en a 12894.
Collobrières : 2008 – l’autre localité du canton, Bormes : 1986
Les voisins : à l’Ouest, deux localités avec lesquelles les communications sont les plus faciles : Pierrefeu : 1531 – Cuers : 4562 .
Au Nord, mais là il faut franchir les reliefs, ce qui n’effraie pas les hommes de l’époque, qui marchent beaucoup, Pignans, 2296, Gonfaron, 1773, Le Luc : 3597. Les Mayons, avec lesquels les républicains de Collobrières sont en contact, font partie alors du Luc.
Enfin, à l’Est, et là aussi il faut franchir des reliefs importants, des localités avec lesquelles Collobrières est en contact à la fois professionnel et concurrentiel, à cause de leurs spécialisation bouchonnière : Grimaud 1416, Cogolin, 1534, La Garde Freinet, la capitale du bouchon : 2432 …
Donc, vous le voyez, une localité qui, par l’importance de sa population, est à l’image de tant d’autres localités varoises.
Mais, me direz-vous, n’est-ce pas une localité perdue dans cet isolat mystérieux que sont alors les Maures ? Telle est en effet la légende répandue plus tard à la belle époque, et à laquelle Jean Aicard ne sera évidemment pas étranger. Le nom même, dont le sens est évident aux locuteurs du provençal (« endroit à couleuvres »), devient porteur de cette étrangeté. Ainsi le grand Glossaire & dictionnaire étymologique de la langue française, publié en 1847, indique que ce nom est formé par « la contraction et altération de deux mots : Colons – Bruyères ». Collobrières serait donc « les bruyères des colons »…
Mais surtout, dans les publications des folkloristes du temps, post-romantiques friands de pittoresque, Collobrières est la localité du châtaignier phallique sous les racines duquel allaient se glisser les femmes qui voulaient enfanter. En effet, comme l’écrira Bérenger Féraud (Superstitions et survivances), ce châtaignier porte au dessous d’une maîtresse branche rompue deux bosses globuleuses qui lui donnent une apparence phallique…
Certes, Collobrières est situé au bout d’un cul-de-sac routier, et, au moment des troubles locaux de l’été 1851, le sous-préfet de Toulon parlait de « l’abandon où est ce pays un peu perdu dans un site agreste et sauvage. »
Mais en fait, en ce milieu du XIXe siècle, Collobrières n’a rien d’une localité isolée et arriérée. Les Maures sont devenues une zone de modernité : et sur cette question je vous renvoie à la belle, à la novatrice analyse qu’en a fait Maurice Agulhon dans sa République au village. Avec le développement de la bouchonnerie du liège, elles connaissent le passage au salariat d’une partie de la population agricole, souvent les plus jeunes, les plus modestes, les plus pauvres, qui acquièrent ainsi un statut social envié. Elles voient le passage de l’artisanat à la petite entreprise, et donc un commencement d’industrialisation, une commercialisation qui implique la dépendance directe avec le marché régional et national ; la main d’œuvre locale souvent ne suffit pas et il faut recruter à l’extérieur, ce qui implique l’arrivée de nouveaux venus qui élargissent la vision du monde et apportent des idées nouvelles ; enfin, ce travail fait grandement appel à la main d’œuvre féminine, et les femmes, à l’exemple de celles de La Garde Freinet, ne seront pas les dernières à se réclamer des idées nouvelles et de la démocratie.
Mais qui défend, qui propage ces idées nouvelles parmi les 2000 habitants de Collobrières ?
Les idées nouvelles sont défendues par un noyau d’hommes, jeunes pour la plupart, que les archives policières et les archives de la répression appellent le noyau rouge. Un noyau soudé, certes, mais au sein duquel apparaissent des différences notables. Voyons cela de plus près.
A priori, aux yeux de l’administration préfectorale de la Seconde République, la population de Collobrières est une population frondeuse, facilement agitée, au point que le préfet a tenu à y installer une forte brigade de gendarmerie.
Mais en fait, initialement, ces troubles qui éclatent au commencement de la République s’inscrivent dans l’opposition traditionnelle entre quelques riches propriétaires forestiers locaux, et une population attachée aux droits d’usage dans ces forêts privées. On se doute que le développement de l’industrie du liège a encore accru ces tensions. C’est ainsi qu’éclate en mars 1848, au lendemain de la naissance de la République, une violente émeute contre ces possédants, et en avril 1848 encore, c’est un charivari monstre qui stigmatise leur égoïsme.
Mais si la majorité de la population, y compris les femmes, participe à ces troubles, cela n’implique pas, initialement, un engagement politique en faveur des nouvelles idées démocratiques.
D’ailleurs le receveur des contributions directes, Vidal, connu pour ses opinions avancées, s’emploiera à calmer la population en ces deux mois agités. Les démocrates éclairés ne se reconnaissent guère dans ces « émotions » (comme on disait) d’ancien régime.
Donc, distorsion initiale entre l’agitation populaire et l’influence « rouge ». On peut en juger par les résultats électoraux. Lors des premières élections législatives, en mai 1849, les candidats « rouges », ceux qui s’appellent « démocrates-socialistes », obtiennent une moyenne de 130 voix sur quelque 430 votants.
Or, aux élections législatives partielles de mars 1850, les dernières avant le coup d’Etat, les deux candidats rouges obtiennent 271 et 273 voix, alors que les deux candidats conservateurs obtiennent chacun 161 voix.
Que s’est-il donc passé en une année qui ait à ce point modifié les consciences ?
Tout simplement, mais c’est énorme, le rayonnement au fur et à mesure des événements de ce noyau rouge. Les noms que je vais citer sont tous ceux de citoyens condamnés au lendemain du coup d’État, et pour la plupart très lourdement : déportation en Algérie, internement en France… Je donne leur âge en 1851.
Il s’est constitué autour de trois piliers majeurs de la sociabilité locale.
Il y a d’abord le rôle de deux notables démocrates, instruits et propagateurs du tout nouveau journal Le Démocrate du Var. Le médecin Joseph Laurent GRAND, 47 ans, et le jeune pharmacien Cyrus HUGUES, 28 ans. Avec eux, l’instituteur Jean Henri COULOMB.
Ils font connaître le journal démocratique, Le Démocrate du Var, à une population grandement à même de le lire : l’enquête officielle de 1848 montre qu’à Collobrières, et ceci est directement lié à l’activité bouchonnière, 50 % des hommes et 25 % des femmes savent lire, ce qui n’est pas le cas de bien des localités agricoles varoises. Mais ces gens du peuple ont pour seule langue quotidienne le provençal, et ils apprécient que le journal leur soit lu, traduit, et commenté à haute voix.
Ici interviennent deux autres « Rouges » notoires : d’abord le cafetier Dominique REYNIER, 49 ans, dont la salle est dénoncée par l’administration comme lieu de rencontre des « rouges ». Et encore le cordonnier Jean Bernard IMBERT, 41 ans, dont l’échoppe, comme celle de bien des cordonniers de toute la France, est un lieu de rencontre et de discussion. Les cordonniers passaient, à juste titre, pour participer de l’aile la plus rouge des rouges.
Autour de ces piliers, deux groupes de militants sociologiquement distincts, les ouvriers bouchonniers et les agriculteurs.
Du fort groupe des ouvriers bouchonniers, je me borne à citer Aristide BÉRENGUIER, Joseph BLANC, 23 ans, Camille BOYER, Eugène COULOMB, 24 ans, Guillaume IMBERT, 22 ans, Antoine JARTOUX, 25 ans, Firmin MELCHIOR, 37 ans, Paulin François VIORT, 21 ans. Vous le voyez, ce sont des jeunes hommes, que le sous-préfet qualifie de « jeunesse turbulente ». Plus que de théorie, ils sont avides d’action.
Du plus petit groupe des cultivateurs propriétaires, voici trois militants connus, Pierre Joseph DOL, 38 ans, Léopold GAY, 49 ans, Augustin ROUVIER, 38 ans. Vous le voyez, ce sont des hommes d’âge mûr, qui ont été gagnés à des idées démocratiques avant 1848. Maurice Agulhon donne en exemple cette société de bienfaisance composée essentiellement d’agriculteurs, la Sainte Eustache, créée en 1847, dont les défunts devaient être enterrés sous une croix portant l’inscription (d’inspiration maçonnique ?) : « Il était ami de l’Humanité ».
Ajoutons à ce groupe d’agriculteurs des jeunes plus proches du groupe des bouchonniers, comme l’ouvrier agricole Ferdinand MARCOU, 19 ans, ou François BLANC, dit Babaou ( ! Les provençaux comprendront ce point d’exclamation), 25 ans, venu travailler ici depuis Saint-Tropez, ou le scieur de long FARNET…
Et n’oublions pas que le jeune GAYOL, 17 ans, qui sera fusillé au Luc par les soldats de la répression, avait été formé par ce milieu démocrate de Collobrières avant de s’installer à Vidauban.
Nous avons vu que les élections de mars 1850 avaient donné un très large victoire aux démocrates de Collobrières. Et devant cette influence rouge, présente sur tout le territoire national, le gouvernement s’attaque au suffrage universel masculin : trois millions d’électeurs en sont privés, les plus pauvres, les itinérants. On imagine la réaction chez les bouchonniers qui étaient nombreux à être venus travailler dans les communes des Maures…
Les mois qui suivent seront à Collobrières des mois de grande tension politique et sociale.
D’une part, les contacts avec les bouchonniers de la Garde-Freinet se multiplient. En effet, en août 1850, à l’initiative du pharmacien Pons, un ami de Cyrus Hugues, les ouvriers bouchonniers de la Garde-Freinet créent une société industrielle, l’association des ouvriers bouchonniers. Nous appellerions cela une coopérative ouvrière. On imagine la réaction des maîtres bouchonniers devant cette émancipation des salariés et cette concurrence. L’exemple est en cours d’imitation à Collobrières. Le sous-préfet de Toulon écrit alors : « les ouvriers bouchonniers de Collobrières sont en relation démagogique avec ceux de la Garde-Freinet ».
Dans le même temps, le conflit s’exaspère entre grands propriétaires de forêts privées et usagers de cette forêt : coupe de bois, collecte de liège, pâture, ramassage, etc. Dans ce même été 1850, des notables propriétaires sont accusés par les petits paysans et bouchonniers indépendants non seulement de refuser l’accès de leurs forêts, mais de s’approprier indûment des terres communales. On peut lire à ce sujet de nombreux échos dans la presse départementale.
Le 10 août 1850, Le Démocrate du Var polémique avec la presse réactionnaire de Toulon. Il relate comment à Collobrières le sous-préfet, accompagné de deux gendarmes, a dispersé » 30 clubistes » réunis » en plein vent « . Ce sont évidemment les hommes du « noyau rouge ». La presse conservatrice de Toulon avait fait, avec horreur, état de chansons anarchistes et communistes chantées par les protestataires de Collobrières. Voici ce que répond le journal démocratique : « Que le Toulonnais, que la Sentinelle surtout [ il s’agit des deux journaux réactionnaires ] considèrent comme le comble de l’anarchie des chants en faveur des propriétés communales et dirigés seulement contre ceux qui auraient cru pouvoir s’enrichir en prenant le bien des autres, nous le comprenons sans peine. Mais ce qui est moins concevable, c’est que M. de Chambrun [le sous-préfet] ait estimé la chose au même point de vue que les feuilles de tolérance. Il est vrai que M. de Chambrun est nouveau dans le département, il ne comprend pas le provençal. Il aurait pris pour un appel aux armes et un cri de propagande anarchiste et communiste ces deux vers adressés aux honnêtes modérés qui ont la main trop large, non pour donner, mais pour prendre : « Nous appeloun comunistos / Elleis qu’an tout partegear ». (graphie de l’époque)
Ainsi se rejoignent les deux types de protestation, la traditionnelle protestation populaire au sujet de l’usage des forêts, et la nouvelle conscientisation ouvrière, qui voit dans la République sociale le moyen d’échapper à la domination patronale.
Lorsque au début 1851 des ouvriers de la Garde Freinet viendront à Collobrières acheter du liège pour leur coopérative, le sous-préfet dénonce leur intention « d’organiser une coalition avec leurs camarades de cette résidence », tout « connus pour l’exaltation de leurs opinions anarchistes et socialistes ».
Ainsi commence cette année terrible : interdiction des réunions publiques, interdiction du colportage du matériel de propagande, intimidations, la violence accrue de la répression pendant l’année 1851 exaspère. Et la menace d’un coup d’État du gouvernement conservateur ou du président entraîne l’organisation des sociétés secrètes, prêtes à répondre par la violence à la violence. En cas de coup de force, remplacer les municipalités complices par un comité de résistance, désarmer les gendarmes, se tenir prêts à marcher sur sous-préfectures et préfecture.
Collobrières n’échappe pas à ce climat d’extrême tension. Qui plus est, à La Garde-Freinet les dirigeants de l’association ouvrière ont été arrêtés, et lors du procès à Draguignan, peu de temps avant le coup d’État, ce sont des centaines de Gardois qui sont descendus sur la préfecture pour manifester. Les démocrates de Collobrières ont vécu avec passion cet épisode.
C’est une population dont les nerfs sont à fleur de peau qui apprend la nouvelle du coup d’État, dans la journée du 3. Le petit homme au pouvoir a préparé son coup depuis longtemps, en tenant l’administration, en faisant venir d’Algérie des troupes sûres et aguerries… Il s’y est résolu, après avoir essuyé un refus de l’Assemblée d’obtenir le droit de se représenter. Et d’ailleurs, aurait-il été réélu ? Les belles promesses de 1848 n’avaient pas été tenues. Coup d’État donc.
C’est le soulagement du côté du parti de l’Ordre, du Maire nommé par le pouvoir, des propriétaires aisés entourés de leurs obligés prêts à en découdre, notamment quelques journaliers italiens, piémontais et gênois.
C’est l’hésitation du côté républicain. La démagogie de Louis-Napoléon peut être payante : il a dissout l’assemblée réactionnaire – il a rétabli dans son intégralité le suffrage universel.
Le 4 arrivent des émissaires de la Garde Freinet. Il faut appliquer les consignes des sociétés secrètes. Ce qui est fait le 5. Les gendarmes sont neutralisés, la municipalité est remplacée par un comité républicain. On lira dans les archives de la répression, à propos du jeune pharmacien Cyrus Hugues qu’il « a été l’initiateur le plus actif de la société secrète et l’un de ses excitateurs les plus ardents au désordre, que c’est lui qui a proclamé la déchéance du maire. »
Mais ensuite, que faire ? Une colonne d’insurgés devait partir de Toulon, marcher sur Cuers puis sur Le Luc, et elle devait être rejointe par la colonne d’Hyères arrivant par Pierrefeu. Mais les émissaires envoyés à Pierrefeu y trouvent les soldats. L’insurrection a été jugulée dans l’œuf à Toulon, elle a été brisée par un détachement de fusiliers marins à Hyères, et Cuers, occupé par la troupe, vient de connaître une répression sanglante… Que faire ? Le comité continue à tenir la localité, cependant que les plus décidés, par les Mayons, rejoignent le rassemblement républicain dont les émissaires de la Garde Freinet les ont informés…
On connaît la suite, au plan départemental, comme au plan national…
Le coup d’État triomphait, l’insurrection était un échec sanglant, par centaines, plus de 3000, les insurgés captifs retrouveront dans les caves glaciales du Fort les insurgés vaincus des départements voisins, Basses Alpes, Vaucluse, Bouches-du-Rhône, et bientôt de toute la France, en attendant le départ pour les camps d’Algérie. Sur les murs de pierre, des inscriptions en arabe : ce sont celles des compagnons d’Abd-el-Kader, qui avaient combattu la colonisation française, et que l’on avait entassé là précédemment… Un échec certes, mais en saluant cette résistance brisée, nous saluons la responsabilité citoyenne de ces humbles qui, (alors que l’armée, la justice, l’administration basculaient sans états d’âme du côté du coup de force), se sont levés en ce glacial décembre, pour défendre la constitution violentée, et pour instaurer la république démocratique et sociale. La « Santo », la « Bouano »… Qui peut penser que leurs espérances ne sont pas toujours d’actualité ? Qui peut penser que cet esprit de résistance n’est plus d’actualité ?
Dans la discussion qui a suivi la conférence, entre autres questions, il m’a été demandé de préciser ce qu’il est advenu des insurgés condamnés. Voici la réponse que j’ai donnée :
Tous les membres du groupe démocrate-socialiste dont j’ai cité les noms ont été condamnés, et pour la plupart lourdement condamnés. Dix notamment ont été condamnés à la déportation en Algérie.
Le régime impérial a voulu se donner un visage « humain » après la terrible répression. Entre 1853 et 1856, la plupart des condamnés ont été libérés. Parmi eux, un seul choisit de demeurer en Algérie et de s’y établir comme scieur de long.
Mais il faut imaginer quel lourd climat pesa sur ceux qui eurent l’autorisation de rentrer à Collobrières : surveillance administrative impériale stricte, avanies venant des « Blancs » locaux…
Cependant, la localité connaissait une prospérité relative due à la santé de l’industrie bouchonnière. La population montait à 2400 habitants à la fin de l’Empire. Mais les idées nouvelles de l’Internationale ouvrière, née en 1864, se diffusaient parmi les ouvriers bouchonniers des Maures, et renforçaient l’idéal de la République démocratique et sociale, dont les braises n’étaient pas éteintes.
Evidemment, avec la chute de l’Empire lors de la défaite contre la Prusse, et la proclamation de la République en le 4 septembre 1870, l’idéal républicain reparut au grand jour.
Le nouveau conseiller général est un propriétaire aisé et républicain convaincu, Auguste Maurel (qui fera une grande carrière politique ultérieure) et qui, jusqu’en 1876-1877, combat la république conservatrice et autoritaire de Thiers et Mac Mahon.
Quand la « vraie » République triomphe en 1877-1880, l’influence du républicanisme radical est forte, mais également celle des républicains « bleus » plus modérés.
bouchonniers.
En 1882, la République se décide enfin à honorer les victimes de la répression de 1851. De fortes pensions sont attribuées aux condamnés collobriérois qui sont toujours vivants (quinquagénaires ou sexagénaires), ou, s’ils sont décédés, à leurs veuves, ou, par défaut, à leurs enfants.
Les survivants sont regroupé en association active. Des quatre figures emblématiques du « cercle rouge », le cordonnier est décédé, le cafetier également, mais sa veuve tient toujours le café. Le médecin et le pharmacien n’avaient pas eu le droit de revenir s’établir à Collobrières : le premier vit à Toulon, le second s’est établi à La Seyne, dont il est l’élu radical à partir de 1871.
(cf. Quelques précisions biographiques sur Cyrus HUGUES (1823-1896) )
Au moment de l’attribution de ces pensions, il ne faut pas imaginer un unanimisme dans la reconnaissance aux victimes. La réaction « blanche » et cléricale, férocement anti républicaine, est toujours bien présente.
En témoigne cet article du journal radical Le Petit Var (25 octobre 1882) :
» Collobrières – Les bonapartistes ne sont pas les seuls à écumer contre l’indemnité allouée par la Chambre aux victimes du 2 décembre.
Il y a quelques jours, l’abbé X…, en compagnie de son chef, passait devant la porte d’une de ces victimes, et, d’une voix de stentor disait à un ivrogne qui se plaignait de ne pouvoir promener comme eux : « Demandez donc, vous aussi, une pension, et le gouvernement de la République ne peut manquer de vous l’accorder. »
On connaît à vos coups de dents, humble, doux et charitable abbé, la mesure des bontés dont votre cœur est susceptible et le profond amour que vous professez, vous et les vôtres, pour la République qui vous nourrit. Aussi, nos législateurs finiront par comprendre, sans doute, l’extrême nécessité de la séparation de l’Église et de l’État.
Un autre fait sur le même sujet, qui s’est produit, avant-hier dimanche, mérite d’être mentionné :
Un ancien maréchal ferrant, célèbre pour avoir fabriqué et fourni les chaînes dont on avait chargé les défenseurs de la Constitution et pour les outrages qu’il ne cessa constamment de prodiguer aux pauvres femmes dont les maris étaient au fort Lamalgue, se trouvait devant la gendarmerie quand un passant, l’accostant, lui dit : Est ce que vous aurez rien eu pour les pensions, je n’ai point vu votre nom sur le Petit Var ? Pourquoi me dis-tu cela ? réponde le trop célèbre maréchal-ferrand. – C’est que, réplique le passant, vous avez tant fabriqué de chaînes pour les républicains, que le gouvernement de la République aurait tort de vous oublier.
Le passant avait à peine terminé, qu’un furieux coup de poing lui a été asséné, et cela en présence de deux gendarmes qui ont été pris à témoin.
Nous ferons connaître la suite, etc. »
D’autre part, la division dans le camp républicain que j’ai signalée plus haut fait que les « Bleus » modérés ne s’associent pas volontiers aux initiatives commémoratives des « Rouges ». Ainsi, le 11 mars 1883, Le Petit Var commente la démission du conseil municipal, par suite du refus de sa majorité de prêter son concours à la plantation de l’arbre de la Liberté, que les victimes de 1851 avaient décidé de mettre en terre le 24 février (date anniversaire de la Seconde République). Le maire précise qu’il y serait allé seulement à titre individuel…
La discussion a également porté, entre autres, sur Zola et ses personnages de La Fortune des Rougon, sur les insurgés qui ont pu échapper à la répression en « prenant le maquis », sur l’accès aux archives départementales pour consulter les documents d’époque, sur l’attitude des républicains au moment de la Commune de 1871. Sur ce dernier point, nous avons notamment évoqué la belle figure du Cuersois Flotte. Je renvoie aussi, en complément à ce qui a pu se dire, à cet article de mon blog : Le Var et la Commune
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