La vallée de Barcelonnette et décembre 1851

Bulletin de l’Association 1851-2001, n°8, février – mars 2000

 

La vallée de Barcelonnette (Basses Alpes) et Décembre 1851

 

Étonnant : la Vallée de Barcelonnette, non seulement a participé au soulèvement de décembre 1851, mais au surplus, c’est elle qui est restée le plus longtemps aux mains des insurgés : le Comité de Salut Public qui prend le pouvoir le 6 décembre, en emprisonnant au passage les autorités en place, ne se disperse que le 14, la veille de l’arrivée des troupes. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on n’en attendait pas tant d’un pays traditionnellement plutôt conservateur, et qui de toute évidence entend bien le rester.

Qu’a-t-il donc bien pu se passer ?

À la veille de la Révolution de 1848, la Vallée fait encore figure de bout du monde, malgré la toute récente route qui la relie à la Durance. C’est le pays que des voyageurs inspirés décrivent comme le conservatoire des anciens usages, tout en s’effrayant de l’âpreté de ses paysages.

C’est encore un pays peuplé : plus de 18000 habitants au début des années 40, encore plus de 17000 dix ans plus tard, malgré un exode rural qui se développe.

Cette population est majoritairement paysanne, dans des proportions sans commune mesure avec ce que connaît le reste de la France à la même époque : entre 80 et 90% de la population vit de la terre, y compris dans le canton e Barcelonnette, autour de « la Ville ». Quitte à demander à l’émigration temporaire hivernale le supplément de revenu que la terre des montagnes ne peut guère fournir.

Ces paysans sont essentiellement des propriétaires, à plus de 80%, sauf autour de la Ville justement où ce chiffre tombe à 58%, indice e l’existence d’une petite « bourgeoisie ». Très petite au demeurant : il y a bien quelques industries, à Jausiers notamment, mais c’est une industrie parachutée de Lyon après 1830. Les propriétaires, issus d’ailleurs de la diaspora barcelonnette en pays lyonnais, ne sont revenus dans la Vallée que pour y trouver une main d’œuvre docile, et peu exigeante, essentiellement féminine. Pas de quoi favoriser ni la naissance d’un grand capitalisme « valeian » – celui-ci naîtra au Mexique – ni celle d’une classe ouvrière revendicative.

Pour le reste, le notable barcelonais est un rentier de la terre, au mieux un négociant. Quelques grandes familles – les Manuel, les Maurin, les Fortoul, les Donneaud… – souvent apparentées, constituent, avec le clergé, le groupe dominant de la société locale ; il y a belle lurette que l’aristocratie a disparu… Mais c’est un bien piètre groupe, face au monde des grands notables français du temps : avant Février, au temps du suffrage censitaire, la Vallée, avec Allos, compte 22 électeurs, dont 18 dans le canton de Barcelonnette. Manuel a réussi (un moment du moins) une carrière politique sous la Restauration, mais il y avait alors longtemps qu’il avait quitté la Vallée. De même que la famille de ses cousins Fortoul, de très grands notables, eux, mais à Digne.

Du point de vue idéologique, le pays demeure très pratiquant, et ignore encore la Franc-Maçonnerie. Autant dire que la Révolution suscite peu d’enthousiasme, malgré l’érection rituelle d’un arbre de la Liberté. Il faut dire que la précédente, la Grande, malgré ou à cause du Conventionnel Dherbez-Latour, d’Uvernet, n’avait pas laissé que de bons souvenirs, si elle n’avait pas été perçue comme une régression par rapport aux privilèges (fiscaux notamment) dont la Vallée jouissait auparavant. Ce qui ne veut pas dire un attachement particulier au roi Louis-Philippe, dont l’administration forestière avait commencé à heurter de front les droits traditionnels d’usage communautaire des bois. La Seconde République commence donc petitement : pas ou peu de remaniements des municipalités en place. Les habitants, conviés à s’exprimer au suffrage universel en avril 48, le font en éliminant sèchement les candidats soutenus par le Gouvernement Provisoire (ils obtiennent 7% des voix !), et en se fiant à de bons notables : Donneaud, et Fortuné Fortoul, le Dignois.

Pas de véritable opposition au nouveau régime pourtant : alors que l’impôt des 45 centimes est refusé, plus ou moins violemment, dans l’ensemble des Basses Alpes, la Vallée semble l’avoir payé à peu près, sinon avec enthousiasme. Aucun enthousiasme non plus aux élections présidentielles de 1848 : près de 50% d’abstentions. Il est vrai qu’en plein hiver une partie des électeurs est loin. Si Louis Napoléon triomphe au Lauzet (83% des voix), il trébuche plus haut : Saint Paul et Barcelonnette ne lui accordent que 55%. Mais ce n’est pas pour autant que l’on y vote Ledru-Rollin ! Il semble que l’influence de l’administration ait joué plutôt en faveur de Cavaignac.

Il faut attendre le printemps 49 pour voir les premiers signes d’une certaine radicalisation de la population, à la faveur de la grande tournée de propagande de Langomazzino, le leader démocrate-socialiste. Les autorités, jusque-là habituées à compter sur la modération, voire la passivité des indigènes, commencent à s’inquiéter. Aux législatives de juin 49, Hippolyte Fortoul, qui va bientôt devenir un soutien fidèle de Louis Napoléon, réussit certes un beau score au Lauzet, mais passe de justesse à Barcelonnette et à Saint Paul. Le mirage bonapartiste ne semble pas avoir de succès là-haut, pas plus que le presque enfant du pays Fortoul. Peu de temps après, on voit même naître une société montagnarde, dirigée par un certain Gastinel, tandis que les autorités enregistrent avec effroi la progression des idées subversives tout au cours de l’année 1850.

Le résultat : lorsque la nouvelle du coup d’État parvient dans la Vallée, les républicains locaux réagissent avec vigueur. Dans la nuit du 6 au 7 décembre 1851, ils arrêtent les représentants de l’autorité, et instaurent, on l’a dit, le pouvoir d’un comité de salut public. Et c’est seulement le 15 décembre que les forces de l’ordre, retardées il est vrai en cette saison par la neige, reconquièrent la sous-préfecture. Quant aux insurgés, en fuite vers le Piémont via le vallon de Fours, ils sont finalement arrêtés.

Bien sur, il ne faut pas surestimer ce mouvement d révolte valeiane : une soixantaine de personnes seront poursuivies, presque toutes de Barcelonnette même. Car il semble bien qu’ailleurs, les masses paysannes aient été au mieux indifférentes, au pire hostiles : une marche punitive sur la Ville est même organisée. Le plébiscite de décembre 1851 montre un pays en tout point rallié au régime. Même chose aux élections du 29 février 1852. L’épisode de décembre glisse bientôt dans l’oubli, au contraire de ce qui se passe plus au sud. Certes, l’historien de la Vallée, le docteur Coste, raconte (mais faut-il l’en croire,) l’épopée de ce paysan « modeste mais rude montagnard » (dans tous les sens du terme apparemment) qui à la nouvelle de la proclamation de l’Empire entraîne dans une marche de protestation une foule de ses compatriotes, qui se disperse d’ailleurs à la vue du premier gendarme. Mais globalement, par la suite, la Vallée se montre bien peu révolutionnaire. Tout au plus peut-on noter que sous la IIIe République, elle vote régulièrement républicain (modéré certes) quoique toujours aussi fermement catholique. La cause de la monarchie lui semble étrangère.

Rien de commun donc avec la ferveur dont font preuve les paysans du sud du département. Mais ce n’est pas non plus l’apathie ou la soumission aux notables dont font preuve , globalement, les vallées alpines situées plus au nord. Pas grand chose d’héroïque certes. Mais il s’est pourtant bel et bien passé quelque chose, et il convenait, un siècle et demi plus tard, de le rappeler.

Pour ce bref travail, nous nous sommes essentiellement appuyé sur la thèse monumentale de Philippe Vigier, La Seconde République dans la Région Alpine, et secondairement sur les vagues indications contenues dans l’histoire de la Vallée du docteur Coste, Vallis Montium. Autant dire que beaucoup reste à faire pour en savoir plus sur cette histoire.

 

Philippe MARTEL