Levée de boucliers à Anzin

série d’articles publiée dans La Voix du Nord (édition de Valenciennes) du 4 au 10 janvier 2002

Levée de boucliers à Anzin

 par Francis Rémy

En décembre 1848, Louis Napoléon Bonaparte est élu pour quatre ans président de la République. Selon la constitution, il ne peut se représenter. Afin de se maintenir au pouvoir, le neveu de l’Empereur fait un coup d’Etat le 2 décembre 1851. En province, comme à Paris, une répression policière étouffe toute velléité de résistance.

 

Intrigues anarchiques

 

Le Valenciennois n’échappe pas aux mesures discrétionnaires. On arrête les opposants ou supposés tels. Le préfet du Nord Besson considère l’arrondissement « où les mauvaises passions fermentaient » comme « le plus travaillé par les socialistes ».

Les têtes pensantes et remuantes se retrouvent rapidement sous les verrous : dès le 4 décembre, Emile Dupont, rédacteur en chef du Démocrate du Nord, est appréhendé à son domicile. « Cet homme, confie le sous-préfet, tient tous les fils des intrigues anarchiques qui se trament dans mon arrondissement ». Benoît Desquesnes, un autre leader démoc-soc, fondateur d’une coopérative de consommation, subit le même sort et son estaminet est fermé. Le Courrier du Nord nous apprend que « par suite d’un ordre de la sous-préfecture, plusieurs personnes signalées comme appartenant au parti républicain avancé n’ont pas pu sortir de la ville. Un agent de police, de planton à chaque porte, est chargé d’exécuter cet ordre de l’autorité ». Celle-ci craint visiblement que les meneurs valenciennois n’aillent « semer le désordre parmi les braves ouvriers » des environs.

Elle envoie de « forts détachements » à Denain, Saint-Amand, deux endroits sensibles, où « l’on pouvait soupçonner un peu d’agitation. Tout l’arrondissement qui compte trois places fortes est théoriquement surveillé ». Voilà le Valenciennois placé en état de siège.

 

Censure

 

Le gendarmerie garde le débarcadère. A la frontière, on a pris quelques précautions, notamment à la gare de Quiévrain. Comme dans la capitale, tous les points stratégiques sont sous surveillance. Le sous-préfet Mousard-Sencier, maître d’oeuvre de ces opérations, bâillonne totalement la presse. Il interdit la distribution de la feuille « rouge », le Démocrate du Nord et suspend celle du plus modéré Courrier du Nord, car il « contenait des nouvelles de nature à jeter l’indécision dans les esprits ». Son directeur, Urbain Feytaud, s’incline tout en maugréant : « Nous n’obéissons pas, nous cédons à la force ». Désormais aucun journal ou périodique « ne pourra paraître sans qu’au préalable les épreuves ne soient soumises au visa de M. le sous-préfet qui est chargé du présent arrêté ».

Malgré ce lourd dispositif répressif (censure, assignation, arrestation), quelques-uns tentent de s’opposer au coup d’Etat. Quarante à cent individus (selon les sources) ont pillé, le vendredi 5 décembre vers midi, la mairie d’Anzin. Ils se sont emparés de fusils et ont essayé d’ameuter les ouvriers d’Anzin, Raismes, Beuvrages et Vicoigne.

Tardive (à Paris, le mouvement de révolte est à cette date réprimé ; dans le Centre et le Midi, l’insurrection a déjà commencé[1]), l’échauffourée d’Anzin est la seule tentative de résistance armée au coup d’Etat, dans le département du Nord.

L’Echo de la frontière n’a que mépris pour cette « petite levée de boucliers ». Le Courrier se contente, lui, d’un compte rendu assez anodin du mouvement insurrectionnel.

 

Coup de feu

 

Leur témoignage est forcément sujet à caution. Le sous-préfet Mousard-Sencier veille : « La presse voulait raconter cette affaire telle qu’elle s’était passée… J’ai donc tenu, Monsieur le préfet, à ce que les journaux n’en fissent pas trop grand bruit ». Aussi, le récit journalistique des événements manque-t-il singulièrement d’exhaustivité et d’impartialité.

Voici la version des faits, presque heure par heure, par le sous-préfet lui-même. Les dépêches télégraphiques qu’il envoie au préfet sont riches d’enseignements. Le 5 décembre, 3 h 15 de l’après-midi, « des troubles viennent d’éclater à Anzin. On s’est emparé des fusils à la mairie. J’y envoie un escadron de cavalerie et une compagnie d’infanterie… Cette tentative de soulèvement a été comprimée avec promptitude grâce à l’intelligence et la vigueur du lieutenant de gendarmerie qui s’est jeté au milieu des émeutiers ».

A 4 h, les insurgés ont quitté Anzin. Lorsque la troupe, partie à leur poursuite, traverse la cité minière, un coup de feu est tiré d’une maison. Le sous-préfet interdit aux journalistes d’en parler : « J’ai craint qu’en rendant compte de cette mauvaise action, on ne lui créât des imitateurs ».

6 h, « le rassemblement des émeutiers a été atteint un peu avant Vicoigne sur la route de Saint-Amand… Les hommes qui la composaient ont pris la fuite ». Cinq à six émeutiers seulement sont arrêtés, « l’obscurité a empêché d’en opérer davantage ».

 

Déclencheur

 

7 h : « J’apprends que des, émeutiers s’étaient présentés dans quelques fabriques, ils ont été repoussés avec indignation par les ouvriers. On a saisi 27 fusils ».

10 h : « L’ordre est décidément rétabli à Anzin ».

A en croire le sous-préfet, le mouvement n’a rien de politique, il s’expliquerait par des raisons d’ordre personnel : l’émeute aurait pour origine l’arrestation du secrétaire-greffier de la mairie, Auguste Fayaux, 39 ans… « l’un des chefs socialistes de l’arrondissement ». En prenant cette initiative, Mousard-Sencier avoue avoir provoqué indirectement l’émeute mais, selon lui, elle se serait de toute façon produite. L’arrestation n’a été que le déclencheur. Le sous-préfet se félicite, après coup, d’avoir mis préventivement sous les verrous l’un des meneurs, désorganisant ainsi la révolte : « J’avais, de concert avec le procureur de la République, donné l’ordre qu’on l’arrêtât et c’est à l’occasion de son arrestation que le mouvement insurrectionnel a éclaté. Cette circonstance a, sans doute, hâté les mauvaises dispositions des perturbateurs qui, dans mon opinion, considéraient le sieur Fayaux comme leur chef » (lettre du 5 janvier 1852). Des soupçons pèsent aussi sur une autre personne, Pierre Duez, 41 ans, un petit patron, maître chaudronnier, « bien connu comme exalté rouge ». Cette appréciation émane « d’espions » parisiens, engagés par la Compagnie d’Anzin pour surveiller son personnel… La méfiance règne…

 

Vive la constitution !

 

L’affaire d’Anzin aurait été ourdie dans les ateliers de ce « Belge, mal dans ses affaires » (en fait il est naturalisé depuis peu). « On avait coupé chez lui des morceaux de cuivre pour charger les fusils. Il avait avec lui des monteurs et ajusteurs révoqués dernièrement des ateliers Cail à Denain et du chantier d’Anzin ». En effet, ils avaient refusé de travailler aux réparations des fosses pendant la Sainte-Barbe, la majorité des employés ayant accepté de le faire, puisqu’on leur avait permis de fêter saint Eloi.

L’échauffourée d’Anzin se réduit-elle pour autant à l’expression de ressentiments individuels ou corporatistes, est-elle dépourvue de toute signification politique ? Le sous-préfet, dans sa relation des événements, livre incidemment une information importante : « Les émeutiers criaient : vive la constitution ! » (lettre au préfet, le 5 décembre). La rébellion s’appuie bien, comme dans d’autres régions, sur la condamnation explicite de la violation de la constitution perpétrée par Louis-Napoléon. Le plus haut personnage de l’Etat a trahi et parjuré le texte fondamental : c’est lui qui s’est mis hors la loi.

L’insurrection se prétend légitime afin de sauver la République menacée. Sur un point toutefois, le sous-préfet et la presse locale ne se trompent pas : les participants à la « protestation armée », sont « étrangers à la population des mines » et ont trouvé peu d’échos parmi les charbonniers et autres ouvriers. Seul le mineur Deltombe fait partie des meneurs. Les autres sont des employés, des artisans et commerçants comme le boucher JB Laurent dit « Grands Yeux ». Parmi les agitateurs, il y a Emile Pircker, ex-employé de la Compagnie des mines de Vicoigne. « Armé jusqu’aux dents », d’après le témoignage de son ancien directeur, il harangue les mineurs. « ll a beau dire qu’au siège de Rome, il avait été l’un des lieutenants de Mazzini[2] et qu’il ferait avec eux de la bonne besogne. Rien n’a pu détourner nos braves ouvriers ». Les charbonniers, dans leur majorité, semblent imperméables à ce genre de discours et ont déjà montré aux élections de décembre 1848, leur attachement à Louis-Napoléon Bonaparte. « Ils ont célébré hier leur Sainte-Barbe, jusqu’à présent, ils sont tranquilles », se rassure le sous-préfet. Les « mouchards » et la compagnie d’Anzin confirment : « Les mineurs étaient de bien meilleure composition qu’on ne le croyait généralement ». Lors du plébiscite du 20 décembre 1851, visant à ratifier le coup d’Etat, les mineurs de Vicoigne sont allés voter « en masse, portant en triomphe un buste de Louis-Napoléon » (l’Echo, 23 décembre 1851).

 

La protestation armée d’Anzin n’a pas emporté l’adhésion des mineurs. Elle émane du milieu démocrate-socialiste, représentatif des classes moyennes mais encore peu implanté dans les catégories populaires. Le sous-préfet en profite d’ailleurs pour mettre sous les verrous les leaders de la gauche valenciennoise.

 

Un bon effet

 

Alarmiste, il exagère l’ampleur du mouvement pour mieux justifier la sévérité de la répression. L’affaire, prétend-t-il, « n’était pas une simple émeute ». Elle présentait « une grande gravité. Des ouvriers de Denain devaient se joindre à la révolte si elle avait duré… Aujourd’hui (5 décembre), de concert avec le procureur de la République, j’ai fait arrêter les chefs du parti socialiste dont l’influence était de nature à créer des embarras au gouvernement. Ces arrestations ont produit un bon effet en prouvant les tendances conservatrices du chef de l’Etat. »

Parmi la vingtaine de « montagnards » connus pour « l’exaltation de leurs opinions politiques » et arrêtés le 5 décembre et les jours suivants, il y a les anciens maires de Bruay et d’Artres, J.-B. Bource et Leduc. Le mouvement Démoc-soc est décapité. Ces arrestations ne suscitent pas ou peu de réaction chez les ouvriers. Dans le Midi, à Digne par exemple ou dans le Centre, à Clamecy, l’arrestation des meneurs déclenche l’insurrection. Le parti rouge n’a pas encore eu le temps de s’enraciner.

 

Félicitez le sous-préfet

 

Pour plus de sûreté, le sous-préfet ordonne de ramasser tous les fusils qui traînent dans les mairies et les fait déposer à Valenciennes. Il demande au commandant de la place de mettre à sa disposition quelques canons. Pour les servir, il fait appel à vingt-cinq artilleurs de Douai. Le sous-préfet compte sur l’étroite et franche collaboration des deux colonels de Valenciennes, à la tête de l’infanterie et de la cavalerie. Léon Mousard-Sencier, en poste à la sous-préfecture de Valenciennes depuis avril 1851, se démène pour la cause bonapartiste : il va d’ailleurs prendre du galon et devenir préfet du Nord puis directeur général au ministère de l’intérieur. Lorsqu’il reçoit les deux militaires dans son bureau, le sous-préfet emploie, sur un ton dramatique, les grands mots : « Messieurs, leur ai-je dit, si par impossible la République rouge triomphe à Paris, je vous avertis que je ne reconnaîtrai pas un tel gouvernement et que je fais fermer les portes de la ville pour lui résister. Puis-je compter sur vous ? Tous deux m’ont assuré énergiquement qu’ils me suivraient dans cette voie ». Le sous-préfet a bien mérité de la patrie. Une dépêche du 6 décembre à 1 heure et demi du matin, adressée par le ministre de l’intérieur au préfet du Nord, précise : « Félicitez le sous-préfet de Valenciennes. »

Le 20 décembre, Louis-Napoléon Bonaparte demande aux Français s’ils approuvent le coup d’Etat, cet « acte qui a sauvé le pays ». Il recueille près de 95 % de « oui » dans l’arrondissement (92 % en France). On a même frôlé les 100 % dans les localités minières : Anzin, 95,80 %; Bruay, 98,2 %; Denain, 97,9 % ; Lourches, 99,8 %. Ce qui confirme, a posteriori, que l’insurrection du 5 décembre manquait de base prolétarienne.

 

Complot

 

Les révoltés d’Anzin auraient même été manipulés. Le représentant de l’Etat dénie au mouvement protestataire anzinois toute spontanéité et authenticité. Après coup, la presse locale s’en fait l’écho. Le 3 janvier 1852, Arthur Dinaux révèle à ses lecteurs que Valenciennes avait été choisie « pour faire une place d’armes des socialistes qui devaient former le noyau de la révolte dans le Nord » (L’Echo de la Frontière). Réfugié en Belgique, Etienne Arago, le frère du célèbre astronome, serait venu à Anzin le 4 décembre pour rencontrer le secrétaire de mairie A. Fayaux, l’un des chefs du mouvement. Cette thèse du complot émane, bien sûr, des services préfectoraux…

La répression qui suit le coup d’Etat se montre en tout cas très sévère[3]. Nombre de « rouges » ou sympathisants, ayant ou non trempé dans l’affaire d’Anzin, se retrouvent en prison pour « cris séditieux, enlèvement d’armes, excitation au désordre, fausse nouvelle, adhésion à une société secrète… »

 

50 inculpés dans le Valenciennois

 

La commission mixte du département, siégeant à Lille début février 1852, juge le cas de 69 inculpés dont 50 du Valenciennois. La plus forte peine retombe sur Emile Pircker, condamné par contumace « à la transportation en Algérie ». Les cinq expulsions du territoire concernent aussi des Valenciennois, dont les meneurs qui ont pris la fuite : Duez, Laurent et l’ouvrier mineur Deltombe.

Celui-ci l’a échappé belle, au terme d’une course poursuite assez rocambolesque. Le « brave gendarme » Gillis de la brigade d’Anzin l’a reconnu, le 28 janvier 1852, près de Bruay. Il « se lança seul à sa poursuite malgré ses 50 ans ». Gillis avait été retenu à la mairie d’Anzin, le 5 décembre, pendant une vingtaine de minutes par les insurgés. Lorsqu’il reconnaît Deltombe, « son sang ne fait qu’un tour ». Le gendarme fonce sur sa proie : il y a du règlement de compte dans l’air. « Il gagnait du terrain sur lui pendant une course de 3 km à travers le marais et les terres en culture lorsque Deltombe (il est plus jeune, il a 30 ans) traversa un large fossé pour se jeter dans les bois. Le gendarme sauta également mais son sabre passa entre ses jambes, le fit trébucher dans l’eau. Le sabre fut brisé en deux morceaux. Le gendarme s’est fractionné la partie supérieure du péroné de la jambe gauche. Le sieur Deltombe a dû gagner les frontières par les bois. »

Ainsi, les principaux instigateurs de la rebelle d’Anzin ont pu tant bien que mal échapper aux mailles du filet policier mais ils sont contraints de vivre, des années durant, en exil ou sous surveillance.

Trois décennies plus tard, la IIIe République ayant succédé au Second Empire, rend hommage aux victimes du coup d’Etat. Les pestiférés d’hier deviennent des héros. En 1882, une commission leur octroie une pension du gouvernement français. Les grands perdants de décembre 1851 tiennent enfin leur revanche.

 

Francis RÉMY



[1] Les événements prennent une tournure tragique dans la région de Clamecy et en Haute Provence. Des Valenciennois y ont été mêlés, soit comme militaires chargés de rétablir l’ordre, soit comme fonctionnaires. Alphonse Paillart, ancien substitut à Valenciennes en 1848 et sous-préfet de Forcalquier au moment du coup d’ Etat, affronte crânement les émeutiers : il échappe de peu au lynchage.

[2] Patriote italien, il s’oppose en vain aux troupes françaises envoyées pour rétablir l’autorité du pape à Rome. Emile Pircker s’en était allé combattre aux côtés des républicains italiens. Ce jeune quarante-huitard valenciennois, il a 27 ans, avait cru au printemps des peuples.

[3] Sur l’ensemble de la France, on arrête 27000 personnes : 5000 sont assignées à résidence, 3000 internées dans une autre ville, 10000 « transportées » en Algérie.