Laponneraye et Louis Napoléon, printemps 1848

Laponneraye et Louis Napoléon, printemps 1848

 

René Merle

 

Au printemps 1848, l’apparition de candidatures bonapartistes et les appels répétés à la venue en France de Louis-Napoléon, (qui n’y avait jamais vraiment vécu, si ce n’est en prison), suscitent de nombreuses réactions dans les rangs républicains. Voici celle du journaliste démocrate avancé Laponneraye, publiée dans une brochure de six pages. On y retrouve une terrible dénonciation du bilan de Napoléon Bonaparte, qui contrastait avec une nostalgie napoléonienne bien vivante y compris dans les rangs républicains.

 

Laponneraye, Lettre à Monseigneur le Prince Louis Bonaparte, constable de la bonne ville de Londres, Paris, imprimerie de Bureau, 1848

 

«  Monseigneur, [ironie toute républicaine]

Il est donc vrai que vous aspirez à régner sur la France et à lui donner une nouvelle édition de la tyrannie impériale ? Il est donc vrai que, vous aussi, vous voulez renouer la chaîne des temps, et nous faire rétrograder, ni plus ni moins, jusqu’à cette époque de servitude et d’iniquité où la volonté d’un seul homme était la suprême loi ; où le peuple, ravalé au niveau de la brute, n’était considéré que comme de la chair à canon ; où la presse était odieusement baillonnée ; où le gouffre des prisons s’ouvrait incessamment pour les patriotes généreux qui se dressaient fièrement contre une exécrable oppression ; où la France enfin après s’être vue arracher son dernier homme et son dernier écu, eut à subir en gémissant toutes les hontes et toutes les misères de l’invasion ?

Et quel moment choisissez-vous pour faire valoir vos ridicules et sacrilèges prétentions, pour revendiquer ce que vous appelez insolemment l’héritage de votre oncle, comme si la France était le patrimoine d’une famille ? C’est le moment où notre jeune et glorieuse république lutte héroïquement contre les difficultés sans nombre que lui ont léguées tous les régimes déchus, y compris surtout ce régime impérial que vous voulez faire revivre parmi nous.

Il faut convenir, Monseigneur, que vous êtes bien coupable, et que ce peuple que vous poussez journellement par vos meneurs, par vos instigations secrètes, à la révolte et à la guerre civile, a le droit de vous demander un compte sévère des criminels efforts que vous faites pour l’égarer, pour le perdre, pour le replonger dans l’esclavage.

Je sais bien que vous avez l’outrecuidante prétention de vous croire le messie qui doit sauver, qui doit régénérer la France ; mais je désirerais savoir sur quoi vous basez cette prétention qui vous a déjà rendu la risée de l’Europe, et qui, soyez-en sûrs (sic), continuera à égayer à vos dépens le public français, né malin, comme vous savez.

Vous allez me répondre que vous êtes le neveu d’un grand homme ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Ne peut-on pas être le neveu, le fils même d’un homme supérieur et n’être soi-même qu’une profonde nullité ? Alexandre aussi était un grand homme, et il eut pour fils un idiot ; Charlemagne aussi était un grand homme, et il eut pour fils un imbécile ; Cromwell aussi était un grand homme, et il eut pour fils un sot ; voudriez-vous me dire auquel des trois vous ressemblez ?

Et puis, ce grand homme dont vous vous prévalez tant, et que vous vous proposez sans doute pour modèle, quels sont donc ses titres à la reconnaissance et à l’amour de la patrie ? Fils de la révolution, il éventra sa mère ; général d’armée, il déserta lâchement son poste en Egypte pour venir consommer l’infâme usurpation de brumaire ; consul, il confisqua une à une toutes nos libertés ; empereur, il fit peser sur la France le plus intolérable despotisme. Il a remporté de grandes victoires, me direz-vous ; c’est vrai ; mais en retour il a essuyé d’effroyables défaites. Croyez-vous donc que Leipsig et Waterloo n’obscurcissent pas la gloire d’Austerlitz et d’Iéna ? Et ses victoires, à quel prix les a-t-il obtenues ? Au prix du plus pur de notre sang : rappelez-vous le carnage d’Eylau ; rappelez-vous la boucherie de la Moskowa. Le moindre de ses succès a plongé dans le deuil et dans le désespoir des milliers de familles.

Nouvel Attila, il parcourut l’Europe d’un bout jusqu’à l’autre en la couvrant de ruines et de funérailles, en écrasant l’humanité sous les roues ensanglantées de son char. Loin de remplir ici-bas une mission civilisatrice, comme on l’a faussement prétendu, et comme vous avez eu l’effronterie de l’insinuer vous-même, il a fait reculer la civilisation de plus d’un siècle. Est-ce donc pour le compte de la civilisation qu’il a extorqué la couronne d’Espagne au vieux roi Charles IV, et qu’il s’est comporté à l’égard du noble peuple espagnol, qui lui tendait les bras, comme un sbire sicilien ? Est-ce pour le compte de la civilisation qu’il a érigé autour de lui une demi-douzaine de trônes au profit de ses frères et de ses sœurs, et qu’il a gorgé de riches dotations le troupeau de ses courtisans ? Est-ce pour le compte de la civilisation qu’il a, non seulement sanctionné l’abominable partage de la Pologne, mais garanti à chacune des trois cours spoliatrices sa part de butin ? Est-ce pour le compte de la civilisation qu’il a entraîné jusque sur les confins de l’Asie cette vaillante et redoutable armée qui faisait trembler le monde, et qui a trouvé un glorieux mais inutile trépas dans les glaces de la sauvage Moscovie ?

Pour que Napoléon méritât le titre de héros civilisateur, il aurait fallu qu’il commençât par respecter la liberté de sa patrie et celle des autres nations. Il avait un rôle sublime à remplir, c’était de se faire le Washington de la France ; c’était de mettre sa victorieuse épée au service de l’égalité, de la fraternité universelles. A l’ombre de son bras puissant, la France d’abord, et l’Europe ensuite, eussent accompli leur régénération politique et sociale ; l’humanité tout entière eut brisé ses chaînes, et les deux continents n’offriraient plus aujourd’hui qu’une immense fédération de peuples libres et frères.

Cessez donc, monseigneur, d’invoquer le nom de votre oncle, qui ne fut, malgré toute sa gloire, qu’un ambitieux et un tyran. Il est vrai que si l’on vous ôte le nom de votre oncle, que vous restera-t-il ? Voyons, passons en revue vos petits mérites, tant au physique qu’au moral.

Et d’abord, monseigneur, vous n’êtes pas beau, permettez moi de vous le dire. Vous êtes mêmes assez laid, s’il faut en croire les personnes qui ont eu l’insigne honneur de vous approcher. Votre physionomie est commune et vulgaire. C’est en vain que l’on chercherait sur votre front l’empreinte du génie. Votre œil, loin de ressembler à l’œil de feu du géant des batailles, votre œil est terne et glacé. Vous n’avez rien enfin du beau type napoléonien. Auriez-vous par hasard été changé en nourrice ?

Quant au moral, c’est pire encore. Jusqu’à présent vous ne vous êtes signalé que par des puérilités et par des sottises, car on ne peut appeler d’un autre nom vos deux fameuses escapades de Strasbourg et de Boulogne. [Strasbourg, 1836 – Boulogne, 1840, deux tentatives ratées de prise de pouvoir]

Comment, monseigneur, avez-vous pu vous figurer qu’il vous suffirait de vous présenter à nous affublé de la défroque impériale, pour qu’aussitôt nous tombassions à vos genoux ? Les bottes à l’écuyère et le petit chapeau ne constituent pas l’homme nécessaire. D’ailleurs, sachez-le bien, il n’y a plus d’hommes nécessaires aujourd’hui, c’est Napoléon lui-même qui l’a dit. La téméraire pensée que vous avez conçue de reconstituer l’empire ne prouve qu’une chose, c’est l’étroitesse de votre intelligence et l’égoïsme de votre âme. L’homme qui en présence des grands événements accomplis en France depuis le 24 février, ne songe qu’à relever un trône et à se poser en prétendant, cet homme-là n’a ni cœur ni entrailles, c’est le plus implacable ennemi du peuple.

Voulez-vous savoir ce que veut la France ? Elle veut une république sage, modérée, équitable, sévère gardienne des droits de tous, terrible aux méchants, douce et compatissante aux faibles et aux opprimés ; une république basée sur le respect inviolable de la propriété et de la famille, ces deux impérissables colonnes de l’ordre social ; une république sans ilotes, sans réprouvés, sans parias, où l’existence de chacun soit assurée par le travail, où la liberté, l’égalité et la fraternité ne soient pas seulement inscrites sur les monuments, mais dans les lois : une république enfin dans laquelle le peuple, si longtemps déshérité, trouve place au banquet social. Voilà ce que veut la France, monseigneur, c’est assez vous dire qu’elle ne veut pas de vous, car avec vous elle n’aurait que despotisme et misère ; avec vous elle verrait reparaître tous les monstrueux abus, toutes les criantes injustices qui déshonorèrent le règne de votre oncle, de liberticide mémoire.

Restez donc au delà du détroit, où vous exerces, dit-on, avec tant de zèle et de succès, les honorables fonctions de constable ; où, dans votre ardent amour pour le peuple, vous distribuez force coups de bâton aux malheureux chartistes, ces prolétaires affamés de la vieille Angleterre. Restez au milieu de vos bons amis les Anglais, et persuadez-vous bien que le temps des prétendants est passé, que la France vous repousse aussi bien qu’elle repousse tous les autres rejetons monarchiques qui comme vous ont formé le projet impie de l’asservir, et que pour parvenir à ce trône que vous ambitionnez dans un fol orgueil, il vous faudrait franchir des fleuves de sang et escalader des montagnes de cadavres.

LAPONNERAYE »