Le laboratoire de la Seconde République
Le laboratoire de la Seconde République
René Merle
La situation française actuelle, grosse de résignations comme de convulsions, vaut d’être revisitée à la lumière d’une brève expérience fondatrice, la Seconde République. Dans sa fraîcheur native, cette expérience condense et révèle une donne que les décennies à venir vont altérer, complexifier et brouiller, sans l’effacer.
Évoquer cette donne, loin d’être mise en abyme artificielle de deux périodes si différentes à bien des égards, m’apparaît inséparable d’un engagement au présent pour la République démocratique et sociale. Nos responsabilités citoyennes et nos engagements ne peuvent que gagner, me semble-t-il, à réaliser ce que vécurent, en quatre mais si intenses années, les pionniers de la République démocratique et sociale.
Dès son avènement, avec l’instauration du suffrage universel (masculin), cette République posait de façon radicalement nouvelle la question de la citoyenneté. Avec la proclamation du « Droit au travail », elle donnait un contenu social progressiste à l’organisation de la communauté politique nationale.
A priori, l’instauration du suffrage universel (masculin) mettait à bas l’idéologie des « Capacités » à l’œuvre sous les monarchies précédentes (1814-1848). Idéologie selon laquelle il ne saurait être question de confier la gestion de l’intérêt général à la Plèbe ignorante, proie facile des passions démagogiques, destructrices de l’Ordre social. Grâce au vote censitaire, ceux que guide la Raison occuperont les différents niveaux du pouvoir.
On sait, et Guizot ne s’en cachait pas, combien cette théorie justifiait en fait la plus plate et la plus égoïste domination bourgeoise.
Un siècle et demi après Guizot, plus que jamais, la théorie des « Capacités », imprègne la vie politique et médiatique. Depuis les débuts de la Troisième République, un consensus s’était établi sur la mise en place, à partir du suffrage universel, d’une caste professionnalisée de représentants et de gouvernants. Mais ce consensus impliquait une adéquation politique entre « le Peuple » qui délègue et ses représentants. Nous n’en sommes plus là. Les mouvements sociaux de 1995 (réforme des retraites), le récent référendum (constitution européenne) en ont témoigné. En dépit des réticences ou des refus d’un peuple (sans doute ignorant ou abusé), nos « élites » politiques, nos « spécialistes » économiques, nos commentateurs médiatiques, persistent dans la conviction de détenir la Bonne Politique, à laquelle le peuple doit faire allégeance comme le patient doit s’en remettre au praticien.
Paradoxe des paradoxes, en Mars 1848, loin de fracasser cette donne capacitaire, l’irruption du suffrage universel (masculin) la conforta. Marianne triomphait à peine que, le mot « République », qui jusqu’alors les terrifiait, n’effrayait plus les Possédants. Car, loin de les déposséder, ce suffrage se révélait outil du maintien de leur domination. De la délégation de pouvoir subie (vote censitaire), le « Peuple » passait à la délégation de pouvoir acceptée dans l’hégémonie culturelle et politique des notables.
S’il désorientait les Républicains « modérés », (qui depuis des années, pour mieux exorciser 1793, encensaient les rassurants Girondins), ce résultat n’était pas pour surprendre Blanqui et les rudes lutteurs des Sociétés secrètes, trempés par tant d’insurrections manquées. Tant qu’il n’aura pas été éclairé, le peuple ignorant ne saura que servir ses maîtres. L’avant-garde insurrectionnelle, aussi réduite soit-elle, prendra le pouvoir afin de conduire ce Peuple à la dignité et à la lumière. Ainsi, sans s’embarrasser d’un suffrage universel dont ils repoussaient l’instauration immédiate, les idéologues de l’insurrection proclamaient-ils la légitimité d’une autre sorte de Capacités, celle des élites révolutionnaires.
On sait combien perdurera dans les milieux radicaux cette méfiance initiale à l’égard du suffrage universel : dans le meilleur des cas simple thermomètre de l’état de l’opinion, dans le pire « élections piège à cons ».
Au printemps 1848, déjà isolés par une première vague de répression, sans prise directe avec ce qui grondait, ces cadres révolutionnaires ne seront pas à l’origine d’un mouvement, qu’ils serviront pourtant de toute leur âme. Précédée par les insurrections ouvrières de Rouen et de Limoges, la formidable insurrection ouvrière parisienne de Juin 1848, et son écho marseillais, va témoigner de l’immense déception des prolétaires devant la trahison par le pouvoir des promesses sociales de Février-Mars. L’effroyable brutalité de la répression donnera la mesure de la haine de classe qui animait autant les républicains « modérés » que les conservateurs monarchistes. Cependant que, dans la masse rurale comme dans les couches moyennes, dominait l’hostilité aux « partageux ».
Mais ruraux et petits-bourgeois n’en étaient pas moins grandement déçus par le régime nouveau, vite reçu en oppresseur fiscal.
On sait comment ce faisceau de déceptions fera le jeu du césarisme. Les députés de 1848, mus depuis Juin par la peur sociale, avaient concocté une constitution, qui est la matrice de la nôtre : le pouvoir exécutif était confié, mais pour quatre ans seulement, à un véritable monarque tout puissant, élu au suffrage universel. L’élu devait être le candidat républicain officiel, le général Cavaignac, bourreau des insurgés de Juin. Ce fut, on ne le sait que trop, l’aventurier politique Louis-Napoléon Bonaparte, plébiscité par la masse rurale, et par les ouvriers désabusés. Un Bonaparte qui, tout soutenu qu’il était par la droite réactionnaire, se payait le luxe de reprendre à son compte les valeurs républicaines de respect du travail et de justice sociale, que la jeune République avait quelque peu abandonnées.
On ne peut que penser à une récente élection présidentielle…
Assommées dans un premier temps par ce résultat, puis résolues à ne pas baisser les bras, la gauche et l’extrême gauche vont se rassembler dans la mouvance auto-baptisée « démocrate-socialiste ». Cohabitation difficile, on s’en doute, mais jugée indispensable devant le double danger, celui du président tenté par le pouvoir définitivement personnel, celui de l’assemblée réactionnaire élue en mai 1849 : le « Parti de l’Ordre », éventail de tous les conservateurs avait obtenu 64 % des voix. Alors que les républicains modérés, pères de la constitution, étaient en déroute avec 11 %, les « démosocs » obtenaient 25 %, et étaient majoritaires dans nombre de départements, notamment dans le Sud. Ils ne cesseront ensuite de progresser. La perspective était de remporter les élections (législatives et présidentielle) de 1852, en défendant un programme démocrate et socialiste : la question sociale doit d’abord se régler par le politique, c’est-à-dire par le pouvoir d’état, et non par l’organisation autonome des producteurs, comme le proclamaient Proudhoniens et Communistes cabetistes. C’est dire que la mouvance révolutionnaire acceptait de passer d’une culture de l’insurrection à celle de la légalité électorale, et concevait une conquête pacifique de son hégémonie sur l’opinion.
Ce qui ne l’empêchait pas, et la suite des événements montrera combien elle avait raison, de préconiser une organisation, clandestine s’il le fallait, à même de résister à un coup d’État de l’assemblée ou du président, coup d’État qu’annonçait une kyrielle de mesures répressives en 1850-51.
Ainsi, dans leur grande variété, les démocrates socialistes partageaient dorénavant la conviction que les masses qui avaient suivi les conservateurs et plébiscité Bonaparte pouvaient être gagnées aux idéaux de la République démocratique et sociale. À condition d’unir au messianisme républicain et au souvenir encore chaud de l’abolition de la féodalité un programme de réformes concrètes et réalisables, garantissant la petite propriété contre l’usure, le droit au travail pour le prolétaire, l’instruction laïque pour tous, l’égalité réelle enfin devant la loi.
Le vieil idéal « sans culotte » d’une république fraternelle et égalitaire de petits propriétaires était irrigué par la nouvelle donne ouvrière. Comment en finir, non seulement avec la domination politique des « Gros », mais avec l’exploitation sociale ? Comment pousser jusqu’au bout la vertu de la République ?
Les succès démocrates socialistes, particulièrement en milieu rural, sont alors inséparables d’un militantisme prosélyte extraordinaire, au plus près de la réalité populaire, et particulièrement de la jeunesse.
La leçon semble plus que valide aujourd’hui.
Le président avait confié le gouvernement au « Parti de l’Ordre ». Mais, multipliant les déplacements et les visites en province, s’occupant de tout et tranchant de tout, n’hésitant pas à jouer contre l’assemblée réactionnaire élue en 1849 le rôle du grand démocrate (particulièrement quand l’assemblée ampute le suffrage universel), le président se veut, au dessus des partis, le Guide d’un peuple qui lui a délégué ses pouvoirs. Et c’est au nom de ce mandat direct que le Peuple lui a confié, que, pour conjurer le « péril rouge » des démocrates socialistes et briser les réticences de l’Assemblée, qu’il commet son coup d’État du 2 décembre 1851. Son premier acte est alors de rétablir le suffrage universel amputé par l’assemblée !
L’insurrection qui éclata alors, sans coordination centrale, dans une trentaine de départements, là où les « démosocs » avaient su se doter d’une structure clandestine de résistance, n’était pas que refus du viol de la constitution par le président. Elle n’était pas, on s’en doute, défense de la République conservatrice du « Parti de l’Ordre ». C’est la République démocratique et sociale, « la Belle », « la Bonne », que souhaitaient les insurgés. On doit mesurer quelles passions ont pu alors animer ces ruraux sur lesquels Marx était si dubitatif…
Mais ce faisant, l’insurrection posait d’une façon nouvelle la question du pouvoir politique. Partout les insurgés reprennent la fière formule des révolutionnaires de 1792 : « Le Peuple reprend ses droits ». Et c’est d’abord dans la commune qu’il les reprend. L’insurrection est spontanément communaliste de fait. Elle ressuscite les « assemblées populaires agissantes » de 1792-1793. Ainsi, en filigrane, peut-on y lire ce qui adviendra en 1870-1871, le rapport entre « la Base », lieu de la démocratie agissante, et le pouvoir central, dont il est impératif de prendre le contrôle.
Du côté des « réalistes », il est de bon ton aujourd’hui d’absoudre Louis-Napoléon du pêché véniel de décembre 1851. L’Empereur n’a-t-il pas précipité la France dans la modernité économique, n’a-t-il pas initié les Français à la pratique régulière du suffrage universel, n’a-t-il pas autorisé les débuts du mutuellisme et du syndicalisme ?
L’épisode de la Seconde République, dans le meilleur des cas, est ainsi présenté en balbutiement sympathique, mais combien inefficace, de la démocratie « légale », et, dans le pire des cas, en annonciatrice menaçante de la révolution sociale.
Ce bref article n’avait pas d’autre but, en ces temps d’incertitude et d’urgence militantes, que d’en monter, tout au contraire, la clarté et la vertu fondatrices.
René Merle