La prison de Blaye
document mis en ligne le 1er juillet 2024
Ce document nous a été aimablement communiqué par Monique Lambert. Nous l’avons publié dans notre Bulletin 98 (juin 2024).
Il s’agit d’un article de La Gironde (publié le 17 janvier 1869), découpé et collé sur feuilles volantes conservées aux Archives départementales de la Gironde sous la côte 86 J 58, regroupant des documents provenant des archives de François Daleau (1845-1927), érudit local connu pour ses travaux archéologiques et ethnographiques.
Son collecteur y avait accolé le titre « La Gironde après le Coup d’État. 6 Février 1852. »
Cet article intervient après qu’une polémique a mis aux prises quelques mois auparavant divers journaux parisiens, dont le Figaro, et Théodore Pastoureau (1815-1874), préfet ayant mené la lutte contre la résistance républicaine dans le Var en décembre 1851. Or, Pastoureau est originaire de Blaye. C’est peut-être ce qui a pu pousser alors le jeune François Daleau à se pencher sur cette période.
La prison de Blaye
Nous empruntons à la Cloche[1] (n° 23) la lettre adressée en 1852 au lieutenant-général Le Pays de Bourjolly[2], commandant la division de Bordeaux, par les détenus politiques[3] qui s’étouffaient dans les casemates de Blaye, à la suite du coup d’Etat. Cette lettre doit être dans les cartons. Ferragus[4] la met dans le dossier du 2 décembre. Il la copie textuellement, sans en changer un mot. Elle est datée du 6 février 1852. Les détenus étaient entrés dans les casemates le 22 janvier ; ils n’en sont sortis que le 12 février.
« Monsieur le lieutenant général,
» Du fond des casemates de Blaye, deux cents détenus politiques, poussés à bout par des souffrances inouïes, ignorées sans doute par l’autorité supérieure, viennent faire un appel à votre justice et à votre humanité.
» Lorsqu’ils furent jetés, il y a quinze jours, dans ces catacombes qui n’avaient abrité encore aucun être vivant, on répondit à leur stupeur par l’assurance que leur séjour y serait de courte durée. C’est pourquoi ils ont souffert jusqu’à ce jour sans se plaindre.
» Aujourd’hui que la maladie les a décimés, une cinquantaine d’entre eux ont dû être transférés à l’hôpital, que plus de cinquante, en attendant cette faveur, sont courbés par la fièvre sur le fumier qui leur sert de couche, ils ignorent encore quel jour doivent cesser leurs tortures, et ils n’ont d’autre ressource que d’élever leur voix vers vous.
» Le souterrain où ils croupissent, profond de plus de 16 mètres, n’est pas seulement humide ; le sol y est recouvert sur plusieurs points de six à huit centimètres d’eau, et partout ailleurs d’une boue épaisse.
» Les soupiraux étroits, destinés à donner de l’air, n’en fournissent qu’une quantité insuffisante pour deux cents personnes. Ils ne laissent passer aucune lueur, et l’obscurité qui règne à midi, comme en pleine nuit, impose aux détenus l’obligation d’allumer constamment des bougies, soit pour manger, soit pour écrire, soit pour se mouvoir. L’administration eût pu leur fournir une lampe ; elle n’y a pas même songé.
» Mais c’est là, monsieur le lieutenant général, la moindre des souffrances ; car ils peuvent y remédier par des frais de luminaire. Il en est autrement de l’eau qui tombe constamment de chaque pierre des voûtes et qui vient mouiller leurs aliments pendant leur repas, leurs vêtements pendant leur sommeil.
» Étendus sur une mince couche de paille pourrie, qui les sépare à peine de la boue, ils sont pénétrés à la fois par l’eau qui s’exhale du sol et par l’eau qui tombe de toutes parts.
» Tel est, en un mot, l’état des ces couches, qu’on a vainement tenté dès les premiers jours, d’en enflammer la paille, et l’aide de camp de M. le lieutenant général a été témoin de cette expérience renouvelée sous ses yeux, lors de sa visite du 29 janvier.
» Aujourd’hui, après quinze jours de fermentation, cette paille est littéralement pourrie, et c’est sur un fumier infect que nous reposons nuit et jour.
» Quant à l’air qu’on y respire, aucune expression ne peut rendre l’insupportable odeur qui résulte des miasmes produits par la paille corrompue, s’alliant aux exhalaisons pestilentielles dégagées par six énormes baquets toujours occupés.
» Cette affreuse situation, monsieur le lieutenant général, à peine entrevue par quelques personnes étrangère à cette prison, et dont nul au dehors ne peut avoir une juste idée, a cependant produit dans la ville de Blaye une vive émotion et des sentiments de pitié, et un empressement dont les détenus conserveront un long souvenir.
» On a tenté de généreuses et vaines démarches pour nous obtenir un moins horrible casernement ; on a ouvert des souscriptions pour venir au secours des plus nécessiteux d’entre nous ; le bureau de bienfaisance a envoyé des couvertures, quelques matelas, des vêtements et autre secours en nature.
» Tous ces nobles et charitables efforts, monsieur le lieutenant général, luttent en vain contre l’incroyable insalubrité de nos cachots ; et ceux d’entre nous qui résistent encore au mal, atteints depuis quelques jours par une hideuse vermine, se sentent à la veille de succomber, comme plus de la moitié l’a déjà fait.
» S’il est vrai qu’on ne puisse disposer pour nous d’un autre local dans cette vaste citadelle, il est, du moins, un soulagement important qu’il est facile de nous procurer ; c’est de nous laisser, une partie de la journée, respirer l’air pur dans un préau. Il n’est pas une maison d’arrêt, pas même de bagne, où les condamnés n’aient la faculté de se promener au grand air plusieurs heures par jour. Là où tout est entièrement disposé à loger des hommes, comment se peut-il qu’entassés au nombre de deux cents dans ce réduit empesté, sans jour et sans air, nous soyons privés même de cet avantage, et que notre promenade se borne à une demi-heure par jour ? Comment se peut-il surtout, s’il faut en croire ce qu’on nous rapporte, que les feuilles publiques osent parler avec complaisance (Journal de Lot et-Garonne) du bien-être dont nous jouissons et de la parfaite salubrité de la prison où nous sommes ? N’avons-nous pas assez de nos tortures, sans qu’on y ajoute l’amertume d’une telle dérision ?
» En vous adressant à ce sujet notre protestation, monsieur le lieutenant général, nous sommes assurés que vous avez ignoré jusqu’ici le véritable état où nous sommes réduits. Ce que nous avons l’honneur de vous exposer est, d’ailleurs, au-dessous de la vérité, dont rien ne peut donner une juste idée.
» Convaincus qu’un tel état de souffrance n’est jamais entré dans les vues de l’autorité supérieure, nous en appelons à votre haute équité d’une pareille prison préventive, cent fois pire que la plus rigoureuse condamnation. (Suivent 160 signatures.)
La Cloche ajoute :
« Cette lettre, un peu longue, mais dont j’ai respecté les développements, me paraît navrante dans sa douceur. Voilà pourtant les tigres vaincus au 2 décembre ! Quelle victoire ! Ceux qui sont morts comme Baudin sur les barricades ont leur apothéose ; mais ces martyrs étouffés dans les casemates, qui songe à leur histoire et à leur rédemption de la nuit. »
[1] Hebdomadaire pamphlétaire républicain de 1868-69. Il devient quotidien en décembre 1869.
[2] Jean Alexandre Le Pays de Bourjolly. Il fit partie de la Commission mixte de la Gironde qui procéda à la répression de la résistance au coup d’État. Il deviendra sénateur le 31 décembre 1852.
[3] Ce sont en particulier des résistants du Gers et du Lot-et-Garonne qui doivent attendre dans la citadelle de Blaye leur embarquement pour la déportation en Algérie.
[4] Pseudonyme de Louis Ulbach, fondateur et rédacteur en chef de La Cloche.