La loi Falloux, le recteur Fortoul et l’instituteur Noé Pascal

 

 publié dans le bulletin numéro 18, octobre/novembre 2001

 

La loi Falloux – le recteur Fortoul et l’instituteur Noé Pascal.

 

 par Paul Varcin

 

En février 48, la Révolution fut “rouge” à Paris. Mais la République qui suivit fut “tricolore” avec Lamartine et le général Cavaignac se chargea d’écraser les ouvriers parisiens au cours des journées de juin (10.000 morts). En 1849, la Seconde République avait pour Président le Prince Bonaparte et pour Assemblée législative une chambre à majorité catholique.

 

La suite ne tarda pas. De Falloux, Ministre de l’Instruction publique et des Cultes allait faire voter le 11 janvier 1850 et le 15 mars, la loi qui porte son nom. Cette loi enlevait le monopole de l’Instruction à l’Université (Loi Guizot de 1833), et créait la “liberté de l’enseignement”, d’où la fameuse “école libre” “catholique” qui n’est qu’une école privée.

 

En 1851, le ministre de l’Instruction publique fut Hippolyte Fortoul, député bas-alpin, l’ennemi des enseignants, et le Recteur Inspecteur d’Académie de Digne, l’abbé Fortoul, ancien directeur de l’École Normale d’Instituteurs, adjointe vers 1830 au collège catholique de Barcelonnette.

 

La loi Guizot avait déjà placé les enseignants primaires sous la surveillance des comités : un comité local près de chaque école, présidé par le maire, où siégeaient le curé et des notables, – un comité supérieur qui, présidé par le sous-préfet, avait pour membres le maire, le curé, le principal du collège, quatre conseillers d’arrondissement, etc. Mais l’Université était plutôt bienveillante.

 

La loi “Falloux” allait donner au Recteur Fortoul des attributions nouvelles. Il pouvait compter sur les curés des villages, tous membres des comités de surveillance. Mais, en plus de l’administration de l’enseignement départemental, il “délivrait les diplômes, nommait les instituteurs publics, pouvait faire opposition à l’ouverture des écoles libres” ; il pouvait réprimander, suspendre ou révoquer les instituteurs publics, etc., (qu’il connaissait tous !).

 

L’œuvre d’épuration commença bien avant le coup d’État. Coulomb, Valigrane, mais surtout Noé Pascal en furent les victimes. Pascal fut déporté avant, et déporté ensuite.

 

Enseignant à Aubignosc, il se heurte à l’abbé Chabert qui le traduit devant la commission communale, puis celle de Sisteron. Il donne sa démission, qui est refusée. Puis arrive la loi Falloux. Protestant, né dans les Hautes-Alpes, il va, dans la logique de la “liberté” d’enseignement, essayer de fonder à Forcalquier, son école. Le docteur Rouit lui trouve un local. Mais sa demande au Recteur Fortoul, du 7 octobre 1851, est refusée. Alors dans une lettre extraordinaire datée du 15 novembre, il va régler ses comptes à son supérieur hiérarchique : il a été sali dans sa vie professionnelle. Puis il expose une véritable profession de foi, œuvre d’un chrétien qui connaît ses textes, mais surtout témoignage d’un humaniste révolté (Liberté, Égalité, Fraternité) avec pas mal d’utopie ; ce qui est bien de son époque.

 

Il prendra la tête de la Résistance de Forcalquier avec son ami Jean-François Ailhaud ; ils seront traduits devant la commission spéciale et déportés.

 

 

Paul VARCIN

 

 

La lettre de Noé Pascal. 15 novembre 1851

 

 

Monsieur le Recteur

 

 

 

Depuis longtemps j’avais fait le sacrifice du droit que j’ai d’exercer mes fonctions d’instituteur et de diriger une école libre, car j’avais compris lors du vote de la loi Parieu [successeur de De Falloux] et à plus forte raison lors de la promulgation qui vous a valu le rectorat d’une Académie (15 mars 1850) que l’instituteur devait subir un moment d’épreuve et d’épreuve terrible, puisqu’il était placé aux prises avec la misère, s’il ne transigeait avec ses principes, s’il n’étouffait le cri de sa conscience, et pour tout dire s’il ne devenait un instrument docile entre les mains du pouvoir, car d’ordinaire sa révocation émane des Sous-Préfets, des Procureurs de la République ou des Recteurs d’Académie. Or, pour cesser toute espèce de relations avec les personnages que je viens de désigner et que la loi me donnait pour supérieurs, je donnai ma démission. C’était le 15 décembre 1849. Depuis quelque temps déjà, ici je vais le dire, les rapports que j’avais avec les Comités d’arrondissement étaient peu amicaux ; celui de Sisteron avait même jugé à propos de retrancher un mois de salaire à mon traitement. Il vous a plu de dire que cette suspension était le résultat d’une faute grave et que c’était sous le poids de pareilles fautes que j’avais quitté l’enseignement. Ici, Monsieur le Recteur, permettez-moi de vous dire le mot : “Vous en avez menti” ou l’on vous a trompé ! Vous en avez menti, si vous êtes bien renseigné sur mon compte, car les renseignements doivent vous dire que c’est mon opposition aux candidatures modérées à toutes les élections qui m’avaient valu l’honneur d’être suspendu, puis d’être mis en demeure de quitter l’enseignement ; l’on vous a trompé si les renseignements contiennent autre chose. Je ne veux point supposer que vous avez voulu faire allusion à nos démêlés avec l’abbé Chabert. La malédiction dont Dieu l’a frappé en le rendant semblable à Caïn, c’est-à-dire errant sans feu ni lieu et la réserve avec laquelle l’Évêque de Digne accueille aujourd’hui les protestations de son innocence et de son repentir, pourraient vous faire comprendre que la raison, c’est-à-dire le droit et la justice étaient de mon côté ; d’ailleurs, je vous suppose un noble cœur pour [?] insulteriez-vous à son infortune ?

 

Ainsi, Monsieur le Recteur, au cas où votre religion aurait été surprise, j’en ai assez dit pour vous démontrer à l’évidence que les fautes que vous avez pu envisager comme graves et appeler de ce nom, sont tout au plus des péchés véniels que le pape eut indulgenciés si j’avais combattu dans les phalanges de l’Ordre pour le triomphe de la Religion ; et vous l’eussiez fait vous-même, Monsieur le Recteur, car vous avez aussi bien que lui les qualités requises.

 

Jusqu’ici, vous m’avez parlé en Recteur d’Académie et j’ai répondu à vos assertions par des faits que vous ne détruirez pas. Vous me parlez maintenant en homme de parti ; vous lancez l’anathème contre les doctrines que je professe et que je propage dans toute la mesure de mes forces, eh bien ! je vais répondre à l’homme de parti.

 

Je vous avouerai tout d’abord que je me sens peu porté à la contrition et moins encore à la satisfaction qui elle aussi fait partie du sacrement de pénitence : vous pourriez donc, si tel était votre bon plaisir, m’excommunier une ou deux fois de plus, le nombre m’importe peu, car je veux mourir dans l’impénitence finale. Je me sens, avez-vous dit “voué à la propagande de doctrines perverses”. Je vous comprends Monsieur Fortoul, vous parlez un langage qui nous est connu à tous ; je vous en indiquerai tout à l’heure la source ; examinons nos principes : quoi ! nous prêchons la Liberté, l’Égalité, la Fraternité ; nous revendiquons ce que le Christ a réclamé avant nous ; nous demandons ce qu’ont demandé après lui Luther, Jean Huss, et Gérome de Prague ; nous confessons la foi qui a vu tant de martyrs, et vous appelez perverses de semblables doctrines ?

 

Nous annonçons la bonne nouvelle que l’Église de Rome voulait annoncer seule et à sa façon, nous disons aux captifs que le moment n’est pas éloigné où leurs chaînes tomberont comme d’elles mêmes ; nous disons à ceux qui pleurent d’essuyer leurs larmes parce que le jour de la rédemption a lui, nous disons à ceux qui comme nous sont en butte à toutes les privations que le moment approche où ils seront rassasiés car l’ère de la justice va succéder à l’ère d’iniquité et que les malheureux n’entreront plus chez eux les mains vides, le soir après la moisson ; nous disons aux femmes qui nous demandent leurs époux, aux enfants qui nous demandent leurs pères, encore un peu de patience, les souffrances de ceux que vous réclamez et les vôtres même ont porté leurs fruits. Enfin nous disons à tous que malgré les déceptions et la guerre déloyale que nous ont déclaré les puissances du mal, nous devons demeurer fermes dans notre Sainte Foi. Que ce n’est pas mourir que de tomber à l’ombre de son drapeau. Que l’enfer, c’est-à-dire les tourments qu’engendre la haine sont inconnus à ceux que la fraternité unit entre eux et unit à Dieu ; et selon vous, de telles doctrines sont entachées de perversité ?

 

Eh ! dites nous donc où est la vertu ? …ou mieux encore, ne parlez pas. Ne parlez pas car votre Langage est celui des Scribes, des Pharisiens et des docteurs de la loi qui vous ont précédé dans la voie que vous voudriez nous faire suivre ; vos calomnies, ô honnêtes et modérés, sont celles de vos maîtres, et depuis Caïn, le premier meurtrier qui, du moins, tua son frère d’un coup, jusqu’aux Malthusiens de notre époque qui les tuent par l’emprisonnement et la déportation, lorsque l’échafaud n’est pas à leur service ; tout atteste votre impuissance. À toutes les époques, vous avez tourné dans un cercle vicieux tuant les hommes et brûlant leurs écrits au lieu de convertir les uns et de répondre aux autres ; Aussi, taisez-vous ! Taisez-vous ! car tout ce que vous pourrez dire ou faire ne ferait que déceler la haine qui est le fond de votre âme ou la peur qui est le mobile de votre conduite. Taisez-vous ! Défenseurs de la propriété car le peuple connait vos projets, votre but et vos espérances. Il vous a vus à l’œuvre pendant quarante siècles, il vous a comptés, pesés et jugés : la condamnation de votre système s’en est suivie et vous ne parviendrez plus à lui faire crucifier le lendemain ceux qui l’auront sauvé la veille.

 

Non, vous ne séduirez plus personne, taisez-vous ! taisez-vous !

 

Mane, le 15 novembre 1851

 

Noé Pascal

 

Ex-instituteur à Aubignosc