Un insurgé oublié : Marius Soustre

Bulletin de l’Association 1851-2001, n°2, juillet 1998

 

Un insurgé oublié : Marius Soustre (Digne, 1828-1897)

 

Nous avons à Digne, « capitale » des Alpes-de-Haute-Provence, quatre héros et héroïnes dont on nous a beaucoup parlé : Monseigneur Miollis, Beau de Rochas, Pierre Gassendi, et Alexandra David-Neel. On nous parle peu, bien trop peu, par contre, d’un de nos anciens maires, conseiller général, député et sénateur, qui fut un farouche républicain dès son plus jeune âge, et laissa à sa ville une œuvre importante en même temps que le souvenir d’un homme bon et aimé. Lazare Marius Soustre, né à Digne en 1828, avocat, participa à vingt-trois ans à l’insurrection bas alpine contre le coup d’État du 2 décembre 1851. Compagnon, entre autres, de Charles Cotte et de Prosper Allemand, il ne dut qu’à « une grave maladie » d’éviter la déportation à Cayenne ou en Algérie : il ne fut qu’exilé et emprisonné à Toulouse jusqu’à l’amnistie de 1859. La commission qui ordonna son internement nous dit : « Il n’est pas douteux qu’il ne soit un chef de la Société Secrète de Digne. Il a été dans ce pays de tous les sapages (sic) et de tous les troubles politiques… Partout où il sera, il pervertira les ouvriers auxquels (sic) il se trouvera en contact » (Archives départementales).

Vingt ans après…

À la proclamation de la IIIe République, en 1870, il a quarante huit ans. Ses opinions n’ont pas changé, et il peut enfin leur donner libre cours. Il est alors attaché au cabinet du préfet des Bases-Alpes et devient l’auxiliaire « utile et dévoué » dus préfets républicains Esménard du Hazet et Casimir Bontour, nommés après le 4 septembre. Il milite activement pour la fémocratie dans l’arrondissement de Digne, est élu conseiller général, et contribue à la création de comités électoraux dans chaque canton. En 1881 (le 9 janvier), il est élu maire de Digne et le restera jusqu’à sa mort, en 1897. Le 21 août 1881, il est élu député de l’arrondissement. Le dictionnaire biographique des Basses-Alpes nous dit à son propos : « Dès lors s’ouvrit une ère de labeur que l’on peut qualifier de grandiose et féconde pour sa ville natale ».

Que fit-il ?

– Les écoles primaires de filles et de garçons (avenue Paul Martin), le Lycée national de garçons (actuellement CES Gassendi), des cours secondaires de jeunes filles.

–        Il entama de grands travaux de voirie : le boulevard Victor Hugo, l’avenue Gambetta, et de reconstruction : l’ancienne mairie, son quartier, la place du marché. Il entreprit l’assainissement général de la ville, la construction de l’Hôpital (dont il ne vit pas l’achèvement), la création de l’École nationale de musique…

Élu sénateur en 1885, puis président du Conseil général (1885-1886), réélu au premier tour en 1894, Marius Soustre était un homme très aimé, « un homme d’une grande bonté », nous dit le Bulletin de la Société scientifique et littéraire des AHP, n°247. Il n’est donc pas étonnant que ce saint laïque ait été l’objet d’une sorte de culte à Digne, après son décès subit le 16 avril 1897. À ses funérailles (18 avril 1897) Joseph Reinach fit un discours rtès remarqué (cf. L’Écho des Alpes du 18 avril 1897, Archives départementales). Ce discours nous donne à penser qu’il existait une solide filiation entre nos insurgés de 1851 et nos dreyfusards dignois de 1894. Grand bourgeois, Joseph Reinach n’en était pas moins un républicain sincère, un démocrate convaincu, un ami de la justice, un des tout premiers partisans de Dreyfus, comme toute cette famille de pensée qui exista à Digne comme dans toute la France, et fut constamment insultée par les réactionnaires de droite ou de gauche tout au long de cette fin du XIXe siècle. Marius Soustre fut l’un de ces républicains, comme Prosper Allemand, qui demanderait lui aussi à être mieux connu. Le Journal des Basses Alpes (Archives départementales, PER 504) ne laisse aucun doute sur cette filiation : le discours de Joseph Reinach fait état de l’activité « subversive » de Soustre en 1851 et rend un hommage appuyé à cet homme dont les Dignois étaient fiers (certains Dignois du moins). Le buste de Marius Soustre qu’on lui érigea dans l’ancien jardin public, au pied du lycée qui aurait pu porter son nom puisqu’il l’avait créé, fut inauguré en 1897, après une souscription dont L’Écho des Basses Alpes ne nous laisse ignorer aucun des souscripteurs. Ces mêmes souscripteurs étaient aussi des républicains passionnés, des « dreyfusards » de la première heure, des membres de la Ligue des Droits de l’Homme qui venait de naître, des membres des sociétés de secours mutuel. Contre les forces droitières, traditionnelles aussi à Digne, les mêmes hommes, ou leurs descendants spirituels, étaient aussi, comme par hasard, des partisans du progrès dans tous les domaines : J.Reinach fit baisser les impôts fonciers dès qu’il fut élu à Digne ; Soustre fut un ami de l’instruction, de la laïcité et de la mixité des écoles ; on lui doit aussi l’asainissement général de la ville, entre autres choses. Plus tard, ce sont ces hommes « de gauche » qui firent campagne pour l’électrification des rues et des foyers… D’un siècle à l’autre, d’un maire à l’autre, de Marius Soustre à Joseph Reinach, on aperçoit une famille de pensée semblable, honnie par les uns, respectée par les autres.

Le monument à Marius Soustre, un peu oublié des Dignois et resté bien seul dans le square Bayetti depuis la disparition du beau jardin public, mériterait peut-être une place plus flatteuse dans notre ville. Il était autrefois superbement illuminé pour lui rendre hommage chaque 14 juillet (l’électricité fut installée en 1904). La stèle, signée par J.Lorieux, grand prix de Rome, a eu diverses aventures (Nice Matin du 18 février 1990). On espère qu’elle ne va pas disparaître lors des travaux de reconstruction de la piscine municipale dignoise, et que noter maire actuel, qui est d’ailleurs de la même famille de pensée que son grand prédécesseur, aura à cœur de lui réserver un emplacement moins modeste dans la ville qui lui tant.

 

Suzanne BLANCHARD-GAILLARD