Les Proscrits du 2 décembre à Saint-Hubert

Les proscrits du 2 décembre à Saint-Hubert (Ardenne belge)

 

L’historien Jean-Pol Weber nous a adressé le résultat de ses recherches dans les registres de la population de Saint-Hubert (Ardenne belge), concernant le transit (avril à octobre 1852) ou l’établissement de proscrits de décembre 1851 dans cette localité : Pierre Joigneaux, publiciste, militant et député démocrate-socialiste, dont la propagande nationale (1848-1851) en direction de la paysannerie est bien connue, Charles Moreau (Saulieu), Henri Besson (Paris), Pierre-Jules Morisot (Thil-Châtel), Etienne Bollotte (Chaigny), Charles Guigon (via Bruxelles – Belgique), Burgard-Cadé (Paris), Lamiral-Larcher (via Boussu – Belgique).

(Cf. extraits ci-joints des registres de la population de Saint-Hubert et tableau des entrées à St Hubert

Jean-Pol Weber poursuit une étude sur l’établissement à Saint-Hubert (de 1852 à 1860) de Pierre Joigneaux, et peut satisfaire d’éventuelles demandes sur ce sujet. Contact : jeanpolweber@skynet.be

Nous devons également à l’obligeance de Jean-Pol Weber l’envoi de deux numéros de la revue De la Meuse à l’Ardenne, éditée par Entre Ardenne et Meuse, A.S.B.L., rue du Chenet, 17 à 6870 SAINT-HUBERT,  Belgique.

On y lira avec grand intérêt deux articles consacrés au carnet de souvenirs (manuscrit rédigé après 1880) de Jacques MARINUS (1810-1899) qui fut le directeur du pénitencier pour jeunes délinquants de Saint-Hubert de janvier 1853 à décembre 1877. Ce pénitencier avait été installé en 1844 dans les bâtiments d’une ancienne abbaye bénédictine laissée à l’abandon.

Nous extrayons de ces articles ce qui a trait au séjour à Saint-Hubert de proscrits de 1851, dont Pierre Joigneaux.

La petite cité ardennaise (2250 h. en 1870) qui reçoit ces proscrits ne respire pas la richesse (cf. Annexe – 2) pas plus que son terroir  (cf. Annexe – 3). L’action de Joigneaux, et son insertion dans un milieu de notables peu politisés (cf. Annexe – 1) n’en sont que plus intéressants.

[notes] : les notes reproduites ci-dessous sont celles de la revue.

 

I

Maurice Evrard, Luc Hiernaux et Jean-Pol Weber, “1853-1877 : Saint-Hubert dans les Souvenirs de Jacques Marinus, directeur de prison”, De la Meuse à l’Ardenne, 25 (1997), pp. 33-101.

 

p.52.

Les “Proscrits” du 2 décembre et le Bork [1]

Une vague révolutionnaire sans précédent s’abattit sur l’Europe en 1848, réveillant aussitôt de vieux démons réactionnaires. Revenus en force au pouvoir, les partisans de l’Ordre provoquèrent ainsi l’exil de nombreux opposants. Des centaines de ces réfugiés politiques, parmi lesquels Victor Hugo n’était pas le moins célèbre, trouvèrent asile en Belgique. Ils étaient allemands, espagnols, hongrois, italiens, polonais et surtout français. Le public les accueillit généralement avec indifférence, sinon hostilité. La police du royaume les tint fermement à l’œil et celle de “Badinguet”, l’empereur qui s’imposa à la France par un coup d’état, le 2 décembre 1851, n’eut aucun scrupule à infiltrer directement leur milieu.

La présence de ces “Proscrits” embarrassa surtout la classe politique. Les catholiques leur étaient plutôt défavorables et certains membres du cabinet libéral auraient préféré qu’ils ne fussent point là. Parmi ceux que le gouvernement toléra cependant sur le territoire national, certains furent contraints à séjourner en province. Une vingtaine de localités leur furent assignées : Alost, Anvers, Arlon, Bastogne, Braine-l’Alleud, Bruges, Charleroi, Deinze, Halle, Hasselt, Liège, Louvain, Neufchâteau, Nivelles, Ostende, Termonde, Tubize et … Saint-Hubert.

Cinq Français se retrouvèrent ainsi au Bork : les républicains Burgard et Joigneaux, représentant respectivement le Haut-Rhin et la Côte-d’Or au sein de l’ancienne Assemblée nationale, Belin et Moreau, tous deux docteurs en médecine, l’un dans la Nièvre, l’autre en Côte-d’Or, ainsi que Guigon, un négociant originaire de ce même département. Nous empruntons à Amédée SAINT-FERRÉOL, leur camarade d’exil, les lignes qu’il consacra à Saint-Hubert.

 

“C’était d’une autre manière que Joigneaux, relégué au milieu de la forêt des Ardennes, acquerrait, dans le Luxembourg, la réputation et la considération qui là, comme partout, restent encore aujourd’hui attachées à sa personne aussi bien qu’à ses travaux.

Dans le Luxembourg, les bois sont hauts, épais, les ruisseaux limpides, les prairies tapissées d’un gazon fin et aromatique, les coteaux semés de taillis, de bruyères ; par suite, le gibier y abonde et est de premier choix ; les jambons, les gigots de mouton qui en viennent, sont excellents ; mais, quoique si peu éloigné des Flandres, pendant longtemps l’agriculture y a été en retard. Les champs étaient cultivés d’une manière peu intelligente, les arbres fruitiers taillés à la diable. La routine, en un mot, y était dame et maîtresse comme dans tant de nos campagnes de France. Eh bien ! Joigneaux a transformé le pays, en créant et dirigeant lui-même une ferme modèle, faisant, dans toute la province, aux cultivateurs des conférences aussi instructives qu’intéressantes, et écrivant avec son style vif, coloré, familier, véritablement bourguignon, de petits traités sur l’agriculture, qui circulaient partout, étaient compris de tous.

Il a fait à Saint-Hubert, comme le saint qu’on y honore, mais dans un autre genre toutefois, des miracles. Le grand saint Hubert, après avoir détrôné saint Eustache, jadis patron des chasseurs, préserve, on le sait, et guérit de la rage les chiens que, de toutes les parties de la Belgique, on vient faire bénir dans sa chapelle, ou qui mangent du pain non moins bénit ; et il assure, à ceux qui viennent faire dire des messes en son honneur, une ample tuerie de lièvres, de grives, de perdrix. Le républicain proscrit, en faisant adopter aux cultivateurs les méthodes nouvelles d’assolement, de taille, de culture, a augmenté la production de céréales, et a rendu plus savoureux les fruits des poiriers et des pommiers de ces contrées.

Interné avec lui, son compatriote et son collaborateur à la Feuille du Cultivateur, le Dr Moreau, allait dans les villages de ces montagnes, où il n’y avait pas de médecins, porter gratuitement les secours de son art aux malheureux et à tous ceux qui l’appelaient”.

 

 

Références : Amédée SAINT-FERRÉOL, Les proscrits français en Belgique ou la Belgique contemporaine vue à travers l’exil, 2 vol., Bruxelles, Librairie européenne C. Muquardt, 1870, 334 et 256 pp., spéc. vol. 1, pp. 58, 61-66, 70, 88-89 et 141-142. – Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830, 2, Bruxelles, Duchesne & Cie, Paris, Edouard Cornély & Cie, 1907, pp. 20-54, spéc. 23 – John BARTIER, “La police politique de Napoléon III et la Belgique”, Les relations franco-belges de 1830 à 1934, Actes du colloque de Metz – 15-16 novembre 1974, Metz, Centre de recherche <en> Relations internationales de l’Université de Metz (Publications, 7), 1975, pp. 7385.

 

 

pp.53-54, Extraits du journal de J.Marinus

 

<Page 12> À l’époque de notre arrivée à St-Hubert, plusieurs républicains français expulsés de leur pays par le Gouvernement de Napoléon III, étaient internés à St-Hubert par la police belge. Parmi ces expatriés, on comptait deux hommes sérieux et intelligents, savoir M. Pierre Joigneaux, agronome des plus distingués, et M. Moreau, médecin. M. Joigneaux avait acquis, longeant la route de Champlon, à environ deux cents mètres de la gendarmerie, un hectare de terrain sur lequel il fit construire une maison qui existe encore aujourd’hui. On en concluait que M. Joigneaux avait l’intention de se fixer définitivement en Belgique et, déjà, on en était heureux par rapport à son caractère, bon et conciliant, ainsi qu’à cause de ses connaissances agronomiques.

Comme déjà leur internement datait d’une dizaine de mois, M. Joigneaux, actif, avait commencé sa propagande agricole dans le canton et au-delà ; il s’était fait de nombreux amis parmi les meilleurs cultivateurs qui l’accueillaient avec cordialité.

<Page 13> Publiciste distingué, il avait un style correct et attrayant. Il a, comme les peintres de talent, un cachet, une originalité auxquels on reconnaît son auteur, même sans savoir qu’on lit un article sorti de sa plume. Cela m’est arrivé maintes fois [2].

J’ai eu l’heureuse chance de me mettre dans les bonnes grâces de cet homme de bien, ce qui m’a valu, indépendamment de sa sympathie, des connaissances agronomiques, que probablement j’aurais ignorées toute ma vie [3].

M. Moreau, fort bon médecin, était en même temps un botaniste distingué. Il avait un herbier des plus complets. Le docteur était d’une aménité qui le rendait fort sympathique aux habitants de la localité et des environs.

Il était d’une humeur toujours égale et jamais, pendant un séjour de plusieurs années à St-Hubert, on ne l’a vu, quelque temps qu’il fasse, faire un pas plus accéléré que son pas ordinaire, mesuré et lourd [4].

Comme trait caractéristique, M. Beaujean [5] me racontait un jour qu’en cours d’herborisation avec M. Moreau, celui-ci ayant reconnu dans un étang une plante qu’il cherchait depuis longtemps, <page 14> y entra pour la cueillir, sans arrière-pensée ni réflexion, et y aurait probablement péri, si on ne l’avait pas fait sortir immédiatement de là, tant il s’enfonçait dans la vase, vu les cavités qui se trouvaient au fond de la pièce d’eau.

Quand il s’était tiré de ce mauvais pas, son compagnon lui faisant remarquer son imprudence, il répondit sans sourciller et en son langage local : “Comment, je n’ai pas cette plante dans mon herbier, depuis longtemps je suis à sa recherche, je la trouve à quelques pas de moi, et je n’irais pas la prendre ? Elle est forte celle-là ! C’est une culotte et une chemise mouillées, ça c’est vrai, mais elles auront le temps de sécher avant notre rentrée”.

 

[1] Bourg ou Bork est le terme par lequel les habitants des campagnes voisines désignaient traditionnellement la ville de Saint-Hubert ; les habitants du bourg – les bourgeois – sont donc des Borkins, comme ceux d’Houffalize sont des Bordjeûs.

[2] Pierre Joigneaux (1815-1892), figure politique d’extrême-gauche et franc-maçon convaincu, connut la prison pour délit d’opinion. En 1848, il exerça un mandat de député à l’Assemblée constituante et siégea par la suite à l’Assemblée législative. Son nom fut même mis en avant pour une candidature à la présidence de la République à l’approche de 1852. Après le coup d’état de Louis-Napoléon, il fut expulsé du territoire national et gagna la Belgique. Relégué à résidence à Saint-Hubert, il fut inscrit dans les registres de population, le 29 juin 1852 et rejoignit la France à la faveur d’une amnistie prononcée en 1859. Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation agronomiques. – A.C.S.H., Reg. Pop., Saint-Hubert. 1847-1856, vol. 1, f° 18 ; 1857-1866 vol. 9, f° 2 – M. PRÉVOST, ROMAN D’AMAT et H. TRIBOUT DE MOREMBERT (dir.), Dictionnaire de biographie française, 18, Paris. Librairie Letouzey et Ané, 1991, col. 707-708 (art. signé C. MEYER).

[3] Comme on le verra plus loin (pp. 62-72), ces connaissances viendront à point à Marinus pour mener à bien sa réforme du système de rééducation pratiqué au pénitencier.

[4] Originaire de Saulieu, Charles Moreau arriva à Saint-Hubert en avril 1852. Il y partagea le même toit que la famille Joigneaux et regagna avec elle la France en novembre 1860. – A.C.S.H., Reg. Pop., Saint-Hubert. 1847-1856, vol. 2, f° 249 ; 1857-1866, vol 9, f° 2.

[5]  Renseigné comme instituteur en 1847, Jean-Romain Beaujean (Saint-Hubert, 26.09.1822 – 21.03.1906) devint directeur de l’École moyenne à une date indéterminée (avant 1857). Resté célibataire, il changea plusieurs fois de domicile dans Saint-Hubert et s’installa même un moment à Neufchâteau. – A.C.S.H., Reg. Pop., Saint-Hubert. 1847-1856, vol. 1, f° 83 ; 1857-1866, vol. 4, f° 29 ; 1867-1880, vol. 5, f° 19 ; 1881-1900, vol. 4, f° 14 et 1901-1910, vol. 4, f° 17.

 

 

II

 

Maurice Evrard, Luc Hiernaux et Jean-Pol Weber, “De tout et de rien à propos des Souvenirs de Jacques Marinus”, De la Meuse à l’Ardenne, 30 (2000), pp. 89-106 (= complément).

 

p.96

La biographie de François Crépin (1830-1903), un illustre botaniste qui vit le jour à Rochefort, nous fournit l’occasion de compléter le portrait de trois autres figures présentes dans les Souvenirs de Jacques Marinus : l’agronome Pierre Joigneaux  et le docteur Charles Moreau, tous deux fixés à Saint-Hubert après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, ainsi que Romain Beaujean, directeur de l’École moyenne dans la même ville. C’est à ces trois hommes que Crépin doit sa vocation et ses premiers succès dans la carrière scientifique.

(Le jeune Crépin, rétif aux études, a été placé par sa famille chez un jeune instituteur ami, R.Beaujan, dont le préceptorat fut remarquablement efficace).

 

p.100

Dans la même “Liste”, on trouve aussi une note consacrée à Charles Moreau, un autre mentor de Crépin [1] : “C’est avec bonheur, écrit ce dernier, que je saisis l’occasion de témoigner ma vive gratitude à ce botaniste, à cet ami, dont les conseils, la conversation savante ont été pour moi, depuis bientôt dix ans, un véritable enseignement, Presque toutes mes courses, soit sur les bords de la Vesdre, de l’Amblève, de l’Ourthe et de la Meuse, soit dans les localités si curieuses de Vance et d’Arlon, ont été exécutées avec lui. Parmi les espèces rares qu’il a découvertes dans ses herborisations, je citerai le précieux Lycopodium complanaturn, qui était une acquisition tout à fait nouvelle pour le pays. Dans le voisinage de Saint-Hubert, qu’il a exploré à fond avec M. Romain Beaujean, il a retrouvé, en grande abondance le Trientalis europœa à la localité citée par De Candolle dans sa Flore française sur le témoignage de Redouté”.

 

Léo ERRERA confirme ces propos en introduisant un troisième personnage dans l’entourage de Crépin : “ Les courses étaient rarement solitaires. [François Crépin] est parfois accompagné de son frère Henri ou de son frère Joseph, qui devait devenir médecin, parfois de son maître et ami Romain Beaujean ou d’un républicain français, agronome de mérite, proscrit du 2 décembre, Pierre Joigneaux ; souvent il herborise avec un autre réfugié français, le Dr Charles Moreau, médecin fort distingué, qui résidait, comme Joigneaux, non loin de Rochefort, à Saint-Hubert. La Belgique, à qui les ambitions du Second Empire ont fait traverser des heures si périlleuses, n’en doit pas moins à l’homme de Décembre une vive gratitude pour avoir contraint à l’exil une si grande partie de l’élite française : les réfugiés payèrent largement, par leur apport d’intelligence, de science et de culture, l’hospitalité cordiale qu’ils reçurent chez nous. Ces réflexions se présentent d’elles-mêmes quand on voit quelle influence heureuse le Dr Moreau -fervent amateur de botanique et esprit très cultivé – a exercée sur Crépin. ” [2]

 

p.101

Plus loin, Léo ERRERA signale encore le rôle prépondérant que les deux Français ont joué dans la publication de la première édition de sa Flore : “Il lui sembla bientôt qu’il y avait à faire autre chose qu’une simple énumération et, en 1859, il s’ouvre à son conseiller et ami, le Dr Moreau, de son intention de publier une flore belge. Le docteur ne se contentera pas de l’approuver chaudement : il lui promit que, grâce à M. Joigneaux, il lui procurerait un éditeur.

p.102

Au mois d’août de cette année, le projet relatif à un Manuel de la flore de Belgique se précise. M. Joigneaux en a parlé à l’éditeur Tarlier qui hésite à entreprendre l’impression d’un ouvrage purement scientifique : il risquerait cependant l’entreprise si on pouvait lui assurer d’avance deux cents ou deux cent cinquante souscripteurs.

Aussitôt les amis de l’auteur mettent des listes en circulation et, après quelques mois, une centaine d’adhésions ont été réunies. C’était moins que n’exigeait l’éditeur ; mais Crépin, confiant dans le succès de son œuvre, ne renonce pas seulement à demander aucun paiement (sauf cinquante exemplaires gratuits), il assume hardiment lui-même tous les risques de l’entreprise et, quoique le manuscrit ne fût pas tout à fait achevé, l’impression commence. […] C’est au mois de juin [1860] que le Manuel parut. L’auteur reçut la bonne nouvelle que le Gouvernement s’inscrivait pour cent exemplaires. Le Dr Moreau rédigea un beau prospectus réclame. La vente marcha bien. L’éditeur se montrait enchanté. De toutes parts affluaient les félicitations, et la Société d’horticulture de Namur lui décerna une médaille de vermeil.

Ce fut un succès. ” [3]

 

[1]  François CRÉPIN, Manuel de la flore de Belgique ou description des familles et des genres accompagnée de tableaux analytiques destinés à faire parvenir aisément aux noms des espèces suivis du catalogue raisonné des plantes qui croissent spontanément en Belgique, et de celles qui y sont généralement cultivées, Bruxelles, Librairie agricole d’Émile Tarlier, 1860, Lxxix et 237 pp., P. LXVIL

[2] Léo ERRERA et Théophile DURAND (collab.), “ Notice sur François Crépin, membre de l’Académie ”, Annuaire de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, 1906, Bruxelles, Hayez, 1906, p.96 (d’après des souvenirs recueillis auprès de Romain Beaujean en personne).

[3] Ibidem, pp. 102-104. Moreau et Crépin restèrent en correspondance après la désignation de ce dernier, en octobre 1861, à la chaire de botanique de l’École d’Horticulture de l’État à Gentbrugge. – Ibidem, pp. 105-106 qui cite une lettre de Charles Moreau, datée de Saint-Hubert, 11 novembre 1861 (date à comparer avec celle de 1860, signalée par le registre de population comme étant celle du retour du personnage en France: Souvenirs, p. 54, n. 39), et Pierre STANER, “François Crépin, le savant et l’homme ”, dans Notes sur François Crépin, botaniste rochefortois, Rochefort, Centre culturel et historique de Rochefort (Monographie n° 14), 1967, pp. 3- 10, spéc. pp. 6-7.

 

Annexe

 

1 – La politique 

Maurice Evrard, Luc Hiernaux et Jean-Pol Weber, “1853-1877 : Saint-Hubert dans les Souvenirs de Jacques Marinus, directeur de prison”, De la Meuse à l’Ardenne, 25 (1997), pp. 33-101.

p.59

Souvenirs de J.Marinus :

“ En ces temps-là, l’impitoyable et ennuyeuse politique n’avait pas encore troublé les esprits, surtout dans le Luxembourg. On n’était libéral ou clérical qu’au moment des élections, et encore était-on si peu acharné, que catholiques et libéraux partaient ensemble dans la même voiture pour aller voter au chef-lieu d’arrondissement [1].

C’était le temps de la bonne et honnête liberté. Insensiblement, les deux partis sont devenus tellement intolérants qu’ils sont aujourd’hui tyranniques, hargneux, méchants & d’une mauvaise foi déplorable. Or, dans nos bals improvisés, catholiques et libéraux se trouvaient au même quadrille, à la même valse, ne songeant qu’à s’amuser & s’amusant bien honnêtement, sans luxe ni ostentation et sans arrière-pensée.

 

[1] Jusqu’à la création du Parti ouvrier belge, en 1885, le Parti catholique et le Parti libéral – les noirs et les bleus – étaient les seules formations politiques à se disputer le pouvoir au royaume de Belgique. Sur base du suffrage censitaire, seuls les hommes, adultes (25 ans) et fortunés, étaient amenés à se rendre au chef-lieu d’arrondissement pour choisir leurs représentants.

 

2 – la localité

Maurice Evrard, Luc Hiernaux et Jean-Pol Weber, “1853-1877 : Saint-Hubert dans les Souvenirs de Jacques Marinus, directeur de prison”, De la Meuse à l’Ardenne, 25 (1997), pp. 33-101.

 

p. 62

La contestation du choix de Saint-Hubert [pour l’implantation du pénitencier] vint plutôt de Ducpétiaux, inspecteur général

des prisons, dont les arguments sont rapportés par Marie-Sylvie DUPONT-BOUCHAT : “[…] les bâtiments de l’ancienne abbaye ne peuvent convenir car ils sont impropres à l’organisation du système cellulaire, ils ne sont pas assez isolés du reste de la ville et l’on devrait démolir plusieurs maisons pour établir le mur et le chemin de ronde qui doivent entourer le pénitencier pour l’isoler. En outre, Saint-Hubert, l’Ardenne, c’est le bout du monde : la Sibérie et le désert tout à la fois. Il sera impossible de trouver sur place des débouchés pour la production des ateliers, à moins que de concurrencer les petites entreprises locales qui verront cela d’un mauvais œil. Impossible également de mettre sur pied dans une si petite ville qui compte alors un millier d’habitants, un comité de patronage, un comité de surveillance, faute de gens compétents. D’autre part, il sera bien difficile de recruter le personnel nécessaire pour l’établissement : peu de fonctionnaires accepteront de venir s’enterrer à Saint-Hubert où il n’y a pas de distraction et où l’éducation de leurs enfants risque d’être négligée…”

 

p.49

Souvenirs de J.Marinus :

En 1853, la bourgade était encore couverte d’un manteau de pauvreté et de misère d’un aspect pénible pour les voyageurs habitués au luxe des grandes villes ou au bien-être des villages des Pays-Bas [1].

Les masures disparaissent insensiblement, soit par incendie, soit par vétusté, et, en général, l’aspect de l’endroit a gagné beaucoup depuis une vingtaine d’années. Aux fenêtres des maisons, on voit des plantes fleuries qu’on n’y voyait pas autrefois.

La ville est bien pavée ; depuis une trentaine d’années, quatre belles routes y donnent accès et, depuis l’ouverture du chemin de fer luxembourgeois [1858], une route nouvelle a relié la ville à la station de Poix.

Tel n’était pas l’état des choses en 1831, alors qu’étant à la recherche d’un chef-lieu de la province, la commission spéciale déclarait St-Hubert inabordable ”.

 

 

 [1] Jacques Marinus emploie à plusieurs reprises cette curieuse dénomination – Pays Bas -, ou celle de Brabant, sans doute pour distinguer la basse et la moyenne Belgique du Pays ardennais.

 

 

 

Maurice Evrard, Luc Hiernaux et Jean-Pol Weber, “De tout et de rien à propos des Souvenirs de Jacques Marinus”, De la Meuse à l’Ardenne, 30 (2000), pp. 89-106 (= complément).

 

p. 104 Sous la plume d’Edmond Picard [1]

“ Quand, quittant Libin, on descend à Poix, sur le chemin de fer du Grand-Luxembourg, et que, franchissant la Lomme, qui arrive de Bras et coule rapidement sur Mirwart, on s’engage dans une vallée latérale qui remonte vers Saint-Hubert, on peut, durant les premiers kilomètres, si le temps est beau, avoir l’illusion qu’on chemine dans une région clémente. Les feuillages et les prés ponctués de colchiques d’un lilas tendre, sont pleins de fraîcheur ; l’Eau-Noire peuplée de truites, longe la route et serpente entre des rives basses. Mais bientôt les arbres s’espacent, la prairie devient marécageuse, au haut des versants apparaissent les premières franges de bruyère, et quand, au bout de la vallée, tout à coup, au-dessus des toits d’une ancienne abbaye, surgissent imposantes les deux tours et la large façade de la basilique placée sous l’invocation du patron des chasseurs, la nature ardennaise a repris son vêtement monacal.

On arrive par une route sur les côtés de laquelle s’alignent de hauts peupliers du Canada, et qui s’achève par une montée étroite, sinueuse, fortement parfumée par les relents d’une tannerie voisine, débouchant droit sur le parvis de l’église.

Saint-Hubert est une petite ville à rues entre-croisantes, formées de vieilles maisons au milieu desquelles détonnent d’absurdes anachronismes d’architecture.

p. 105

Le soir, quand le froid descend de la couronne boisée qui, à une lieue, environne la ville et se prolonge au loin, si l’on est sur la place devant l’église, on entend, derrière les hautes murailles de la maison de réforme, retentir les cris de quatre cents enfants, lâchés et débandés pour la récréation du soir, et le clairon qui, pour eux, marque les heures. Ceux qui travaillent aux champs rentrent, vêtus d’un costume blanchâtre de prisonnier,

P. 106 sous la surveillance d’un gardien. Dans l’ombre qui descend, les bestiaux reviennent à l’étable, faisant résonner sur le pavé le piétinement sec de leurs pieds fourchus. Les derniers pèlerins sortent silencieusement du porche, murmurant leurs prières pour être délivrés de la rage, non pas seulement de la rage canine, mais, le croirait-on ? de la rage d’amour. Des habitants circulent en s’éclairant d’une lanterne. Derrière les petites fenêtres s’allume la clarté rougeâtre des lampes. Une brume grise, venant des plateaux, s’abat sur la ville, glissant partout sa fluidité glaciale. Bientôt tout s’éteint et tout dort. ”

 

[1] Edmond PICARD, Les Hauts plateaux de l’Ardenne. Bastogne et Saint-Hubert, Bruxelles, Bruylant-Christophe, 1883, 40 pp. Cité d’après la deuxième édition : Bruxelles, Touring Club de Belgique (Petite Bibliothèque du Touring Club de Belgique), 1906, 48 pp., spéc. pp. 29-34.

 

 

3 – le terroir

Maurice Evrard, Luc Hiernaux et Jean-Pol Weber, “De tout et de rien à propos des Souvenirs de Jacques Marinus”, De la Meuse à l’Ardenne, 30 (2000), pp. 89-106 (= complément).

 

p.102

Paysages d Ardenne

Poursuivons cette longue digression par une non moins longue citation empruntée à la note que François CRÉPIN a consacrée en 1859 à L’Ardenne sous le rapport de sa végétation [1]. Il y est question de paysages et de pratiques culturales traditionnelles telles que Jacques Marinus les a découvertes au moment de son établissement à Saint-Hubert. L’auteur y ajoute de pertinentes considérations agronomiques.

 

“ En traitant de la végétation d’un pays, il n’est pas superflu de parler des grandes cultures qui impriment à une contrée un cachet particulier et modifient sensiblement l’aspect de la nature sauvage. On peut dire que les deux tiers au moins de l’Ardenne sont encore couverts de forêts, de bruyères et de jachères ; j’entends par jachères les champs abandonnés à eux-mêmes après l’essartage. Ce n’est guère qu’aux alentours immédiats des villages et des hameaux que le sol est cultivé régulièrement ; sur les hauts plateaux et dans les lieux écartés, on voit bien quelques cultures, mais elles disparaissent bientôt pour faire de nouveau place à la bruyère et aux autres plantes aborigènes, qui reprennent possession du sol sans peine et avec une étonnante rapidité. Ces cultures momentanées sont d’une nature particulière et ne se pratiquent que dans les pays pauvres. Chaque année, une certaine portion des champs communaux, consistant en maigres pâturages ou en bruyères, est divisée et répartie entre les habitants des communes. Chacun tire parti de son lot en l’écobuant et en l’ensemençant de seigle. L’opération de l’écobuage ou de 1’essartage consiste à enlever au moyen d’une bêche ou d’une houe, le gazon par plaques que l’on relève ensuite pour qu’elles se dessèchent convenablement. Vers le mois d’août, toutes ces plaques de gazon, ordinairement arrivées à un degré suffisant de dessiccation, sont réunies en fortes mottes, nommées fourneaux, au fond de chacune desquelles on place des broutilles, de la bruyères, des ronces, etc. Le feu est mis à cette bourrée qui se consume lentement en réduisant en cendres le gazon et en cuisant la terre. À la fin de l’été, il s’élève de ces vastes landes essartées des nuages de fumée qui enveloppent de grandes parties de l’Ardenne et sont aperçus de loin ; mais c’est surtout à l’entrée de la nuit qu’il est curieux de voir ces brasiers lançant des langues de flammes entre les gazons qui s’affaissent et se pulvérisent. Au milieu de ces champs de feu et de fumée, s’agitent comme des espèces de spectres les essarteurs armés de leur fourche, attisant et rechargeant sans cesse les fourneaux qui se consument. Quand la nuit est venue, ce spectacle est des plus étranges. Lorsque le gazon est enfin réduit en cendres et la terre cuite, on éparpille chaque motte sur le terrain, qui est ensuite ensemencé. Une fois la récolte faite l’année suivante, le sol ayant perdu tout son humus par cette calcination est de nouveau livré à lui-même ou cultivé en genêt (Sarothamnus scoparius). Une lande qui a été essartée se reconnaît toujours aux profonds sillons qui gravent son terrain. Cette pratique de l’écobuage est détestable au point de vue agricole en ce qu’elle appauvrit le sol d’une façon extrême ; de plus, elle est déplorable sous le rapport botanique parce qu’elle fait disparaître petit à petit les espèces qui ne peuvent résister au feu. Heureusement qu’il existe çà et là dans les hautes-fagnes des lieux bas et humides qui ne sont point momentanément cultivés et qui servent de refuge aux plantes délicates et rares. Une autre pratique également funeste pour la flore est la fauche périodique des bruyères, qui se fait aux environs de Stavelot, de Francorchamps, etc., et qui a détruit localement un grand nombre d’espèces indigènes. Tout en appréciant la nécessité de ces diverses pratiques pour les pauvres habitants de ces landes, il est bien permis au botaniste de se lamenter sur leurs résultats, c’est-à-dire sur l’appauvrissement de plus en plus sensible de la flore d’une des portions les plus intéressantes du pays. Mais je reviens au sujet principal de ce paragraphe. Les céréales cultivées en grand dans les Ardennes sont surtout le seigle, l’avoine et l’orge (Secale cereale, Avena orentalis et sativa, Hordeum vulgare). Le seigle y devient magnifique, même à 600 mètres d’altitude; l’avoine s’y élève à la même hauteur, mais le grain de semaille doit être souvent renouvelé et tiré de la Famenne, parce que sous le climat de ces montagnes le chaume se développe souvent au détriment du grain. Depuis quelques années, on cultive l’épeautre et le  froment. Ces deux espèces paraissent fort bien réussir dans plusieurs localités, mais il me paraît assez douteux qu’elles puissent y prospérer comme le seigle. Les cultivateurs doivent se garder d’étendre trop la culture des céréales dans la région ardennaise ; car au dire d’excellents agronomes praticiens, avec lesquels je me suis entretenu, on trouvera plus d’avantage et de profit à la culture des fourrages, des plantes racines et en se livrant à l’élève du bétail. La rudesse du climat n’est point aussi contraire à ces dernières plantes qu’aux premières. Après les céréales citées plus haut, vient la pomme de terre dont on fait une grande consommation dans ces montagnes, et d’où l’on en exporte des quantités considérables. Les plantes fourragères consistent en Trèfle des prés (Trifoliurn pratense),

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en Trèfle rampant (T. repens), en Vesce (Vicia sativa), en Lupuline ou Coucou (Medicago lupulina), rarement en Trèfle dit hybride (T. elegans et T. hybridum), en Luzerne (Medicago sativa). Aux alentours des habitations, on cultive le Chanvre, le Lin, le Colza, la Navette.

Il va presque sans dire que sous nos latitudes, à une hauteur de 5 à 7 cents mètres, la culture des arbres fruitiers n’est pas des plus prospères. Généralement dans cette partie du pays, on ne trouve dans les jardins et les vergers que des fruits de très médiocre qualité. Il serait peut-être possible qu’en prenant certaines précautions, on pût encore obtenir presque partout des fruits savoureux. ”

 

[1] Bulletin de la Fédération des Sociétés d’Horticulture de Belgique. Congrès international de Pomologie. 1862, Gand, Imprimerie et Lithographie de C. Annoot-Braeckman, 1863, pp. 313-366, spéc. 327-329. Cette étude a fait l’objet d’un tirage à part de 60 pp. publié à Bruxelles, Librairie de Gustave Mayolez, en 1863.

 

Maurice Evrard, Luc Hiernaux et Jean-Pol Weber, “1853-1877 : Saint-Hubert dans les Souvenirs de Jacques Marinus, directeur de prison”, De la Meuse à l’Ardenne, 25 (1997), pp. 33-101.

 

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Au début du XIXe siècle, le territoire de la province de Luxembourg est encore en grande partie inculte. “Avant de nous éloigner de la ville de St-Hubert, écrit Adrien DE PRÉMOREL en 1851 [1], jetons sur la campagne qui l’avoisine un regard d’adieu. Nous découvrons d’abord les circuits de la rivière Lhomme qui s’écoule vers le nord, au fond d’une large vallée où viennent mourir les coteaux en pentes douces, couverts pour la plupart de bruyères et de forêts. Quelques champs cultivés se remarquent par exception, entourant de rares villages. Malgré sa pauvreté, cette vallée a un caractère particulier de grandeur. Au midi, les forêts cèdent bientôt le terrain à une plaine dont l’étendue est illimitée : c’est l’espace dans toute sa majesté. L’air, malgré sa transparence, laisse incertain le profil de l’horizon. C’est là que la jeunesse, l’activité et la force peuvent se donner carrière ; rien n’irait mieux à cet espace qu’une chasse à courre avec tous ses équipages, un tournoi avec ses brillants accessoires, une bataille avec ses chocs terribles et les flots de la blanche fumée de la poudre. Toutes ces scènes animeraient merveilleusement cette nature veuve de ce qui se meut et respire. Quelques villages se découvrent, à la vérité, çà et là ; mais les habitations et les terrains cultivés sont en si petite proportion comparativement à l’étendue des landes et des bruyères que l’on est tenté de croire ces hameaux égarés dans un désert. Le voyageur se demande alors, pourquoi si peu de cultures, si peu d’habitations ? Et, tout en s’adressant ces questions, il ramène sur lui le pan de son manteau. Et voyant des eaux abondantes circuler de toutes parts sur des terrains en pente douce et régulière, il se demande encore : pourquoi ces espaces ne sont-ils pas convertis en prairies ? Mais un sentiment de gêne, dont il ne se rend pas compte, l’oblige à remonter son collet jusque sur ses oreilles. Il s’étonne enfin qu’un tel espace manque entièrement de population, quand ailleurs il y a encombrement d’hommes, et que la terre manque aux bras. Absorbé dans ses réflexions, il se sent tout à coup pénétré par un vent glacial et il trouve alors la réponse à toutes ses questions. Ce qui s’oppose en ces lieux à la culture, à l’établissement des prairies et à la constitution des villages, c’est le froid ”.

 

[1]  Adrien DE PRÉMOREL, Un peu de tout à propos de la Semois, Arlon, J. Laurent, 1851, pp. 33-34 .